L’universitaire Olfa Youssef a récemment créé l’événement en appelant, sur sa page Facebook, les candidats à l’examen du baccalauréat à quitter la Tunisie dès qu’ils réussissent cette épreuve.

Motif : elle estime, en substance, que le pays est en déliquescence avancée et ne peut en aucune manière leur offrir, à moyen terme, des perspectives d’une quelconque vie décente ou d’un quelconque épanouissement.

Le mot d’ordre serait donc pour eux de sauver leur peau et de quitter le pays avec la perspective idyllique, d’Olfa Youssef, de retourner, un jour, au bercail pour sauver, cette fois-ci, le pays.

Pessimisme, syndrome des universitaires

Contrairement à ce que pensent certains, cet appel est loin d’être une surprise, il reflète une approche largement partagée par beaucoup d’universitaires du pays.

Il suffit de suivre quelques rencontres de réflexion pour s’en rendre compte. Pour ne citer qu’un exemple récent, le 8 juin 2019, lors de la présentation du dernier essai de Riadh Zghal «Transition politique et développement inclusif », Samir Meddeb, universitaire spécialiste du développement durable, a tenu presque le même discours pessimiste.

Il a parlé de l’avènement d’une rupture sociétale qui va durer une cinquantaine d’années et d’«effondrement de trois fondations majeures de la société tunisienne», en l’occurrence la valeur travail, l’éducation et l’université.

Mais ce pessimisme est, semble-t-il de l’avis de certains observateurs, exagéré. Il pourrait être compris s’il est justifié par la conjoncture actuelle.

Cette dernière étant marquée par une précarité généralisée, avec comme corollaires : cherté de la vie, paupérisation de la classe moyenne, baisse du niveau scolaire, surendettement, persistance de la contrebande, menace terroriste toujours présente aux frontières, déficits multiformes, incompétence des politiques, report des réformes, émergence du populisme…

Pourtant, des avancées il y en a

Mais un regard d’ensemble sur ce qui s’est passé, depuis un certain 14 janvier 2011, montre que la Tunisie a connu des avancées importantes, certes au prix fort (attentats politiques, terrorisme, récession économique…), mais c’était inévitable dans une période de transition.

L’important c’est que, avec l’explosion de cet égout que représentait le legs des dictatures de Bourguiba et de Ben Ali, tout est remonté à la surface. Et c’est en soi une grande avancée.

Ainsi, au plan politique, les principaux acquis ont été manifestement l’adoption d’une nouvelle Constitution avec comme point d’orgue l’institution de la liberté de conscience, la rupture avec le pouvoir centralisé et l’émergence de la polyarchie. Plus simplement, de nos jours, aucun mouvement politique ou social, fût-il religieux, ultralibéral ou indépendant, ne peut gouverner seul le pays. L’heure est désormais au pluralisme et au compromis.

Le deuxième acquis consiste en la découverte de la véritable nature écocide de l’islam politique et en la «dévictimisation» des Nahdhaouis.

Aujourd’hui, Ennahdha, avec la mise à découvert de «son appareil secret», de l’instrumentalisation des écoles coraniques et des mosquées à des fins djihadistes, est considérée comme l’ennemie de toute légalité et de toute démocratie dans le pays.

De là à dire que les jours de ce mouvement moyenâgeux sont comptés, même s’il obtient un bon score lors des prochaines élections, il n’y a qu’un pas. Tout est une question de temps.

Toujours au plan politique, à signaler, également, le classement de ce péché originel, à savoir, l’assassinat du leader Salah Ben Youssef.

Objet d’un procès monté par la controversée Instance Vérité et Dignité (IVD), le débat qu’a suscité ce procès a révélé aux Tunisiens que c’était Salah Ben Youssef qui avait le premier menacé de mort Bourguiba et qu’il avait essayé de comploter, à partir de Ben Guerdane, contre le pouvoir central. Des éléments d’information historiques qui ont leur pesant d’or pour les Tunisiens.

Au rayon économique, le changement du 14 janvier 2011 a prouvé que le pays était carrément vendu aux étrangers et que les gouvernants qui s’étaient relayés à la tête des départements économiques s’étaient plutôt servis que de servir le pays.

Pour preuve, aucune réforme solide économique engagée (sectorielle ou macroéconomique), depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, n’a résisté après le soulèvement du 14 janvier 2011. Le pays est actuellement au bord de la faillite.

Mention spéciale pour le scandale de la Banque franco-tunisienne (BFT) et de l’implication du leadership politique, financier et économique au temps de Bourguiba, de Ben Ali et de la Troïka. Un scandale qui va coûter, par l’effet de l’incompétence, très cher au contribuable tunisien. On parle de 2 milliards de dinars.

Heureusement, après le soulèvement, des sociologues et économistes tunisiens ont mis à profit la liberté d’expression pour souligner, dans des essais de qualité, les esquisses d’un nouveau modèle de développement fondé sur trois options à notre portée, l’économie solidaire, l’économie verte et l’économie numérique. L’enjeu réside dans la bonne gouvernance à imposer -bien à imposer- aux gouvernants.

Au plan social, la résistance des partisans du syndicalisme unique est toujours forte. Les conséquences sont désastreuses avec le retard qu’accuse le monde du travail en Tunisie en raison de la focalisation des partenaires sociaux sur la double augmentation stérile salaires-prix. Là aussi le pluralisme syndical, institutionnalisé dans la Constitution, est en train de s’imposer petitement à la faveur du combat des syndicats que ce soit dans le monde des travailleurs, des patrons ou des agriculteurs.

Il faut garder toujours espoir…

Et pour ne rien oublier, au niveau de l’éducation, il faut reconnaître que des progrès ont été accomplis. Au nombre de ceux-ci, il y a lieu de citer la guerre menée contre les fameux cours de rattrapage (communément appelés “études“) et la suppression du pourcentage de dopage à l’examen du bac. Ce n’est certes pas assez, mais c’est toujours un des acquis à prendre.

Pour revenir à l’appel de l’universitaire Olfa Youssef à laquelle nous sommes, constamment, reconnaissants pour le rôle dynamique qu’elle a joué et joue toujours contre l’obscurantisme, nous pensons, objectivement, que le moment n’est pas de jeter l’éponge, de désespérer du pays et surtout de transférer ce malaise aux jeunes. La Tunisie connaît sans doute des difficultés mais elle est toujours venue à bout des crises qu’elle a connues. Nous sommes dans la même trajectoire. Nous sommes sur la bonne voie. Face aux situations difficiles : «Il faut opposer au pessimisme de la raison l’optimisme de la volonté», disait Antonio Gramsci, philosophe, écrivain et théoricien italien.