Toute réussite, qu’elle soit économique, scientifique, culturelle ou encore politique, ne peut avoir lieu sans la volonté, la possibilité et la capacité de faire, de générer et de développer le savoir et la connaissance. D’où l’importance de doter les citadelles de la connaissance des meilleures compétences et des moyens humains et matériels indispensables à la création de la connaissance et sa propagation.

La Tunisie a été depuis l’indépendance un exemple dans le monde pour ce qui est de la qualité de son enseignement. Un enseignement malheureusement mis à mal depuis nombre d’années et dont la situation s’est aggravée à partir de 2011.

Hatem Ben Salem, nommé ministre de l’Education nationale en 2017, un poste qu’il occupait avant la chute du gouvernement en 2011, est décidé aujourd’hui à révolutionner le secteur de l’enseignement via deux axes majeurs : la formation et la promotion.

Entretien.

WMC : Monsieur le ministre, tout est en crise aujourd’hui dans notre pays. Nous avons l’impression que nous sommes dans un grand chantier qui ne finira jamais mais ce qui atteint le plus nos concitoyens, c’est bien entendu l’éducation de leurs progénitures. Des centaines de milliers de parents souffrent de les voir recevoir une éducation très approximative et de ne pas avoir les moyens de les inscrire dans des établissements privés. Et l’Etat dans tout cela ?

Hatem Ben Salem : L’école publique n’est pas morte, elle est bien là, certes pas comme nous la voulons nous tous, mais nous travaillons à la rendre meilleure. Le plus important aujourd’hui est de jouer la qualité de l’enseignement, une qualité qui ne porte tout son sens que lorsque les enseignants reçoivent eux-mêmes la formation de qualité. Une formation qui n’existe pas aujourd’hui parce qu’aussi bien les recrutements que les promotions ne se font plus avec les conditions d’une formation de haut niveau.

C’est ce qui explique le fait que nous sommes en train de mettre en place une véritable stratégie pour améliorer notre enseignement avec pour fer de lance la maîtrise des langues (arabe, français et anglais). Notre plus grand handicap aujourd’hui est l’absence de cette maîtrise.

Nous sommes en train de mettre en place une véritable stratégie pour améliorer notre enseignement avec pour fer de lance la maîtrise des langues

Une étude récente parue en mars dernier a démontré que les résultats scolaires médiocres des élèves est la conséquence d’une absence d’une maîtrise des langues, et c’est systématique, et contrairement à ce que nombreux pensent, les matières scientifiques sont les plus touchées.

En fait, le décryptage de toutes les matières passe par les langues…

En fait, le décryptage de toutes les matières passe par les langues. Notre constat est tout d’abord que sur le plan outils de formation, le ministère n’a rien. Nous disposons seulement d’une direction générale de formation et de centres régionaux de formation qui n’ont aucune vision, pas de programmes de formation et pas de feuille de route.

Pour y remédier, qu’avons-nous fait? Nous avons créé un Centre national de formation des compétences. Ce centre sera consacré aux différentes formations dispensées au sein du ministère et principalement celle pédagogique.

Les centres régionaux seront les succursales du Centre national. Il s’agit de faire en sorte que la journée pédagogique censée être normalement une journée de formation dans les techniques de la pédagogie, et qui ne l’est plus depuis des années, reprenne sa vocation et son utilité.

Compte tenu de l’importance des langues, nous avons singularisé la formation des langues en la faisant sortir de la panoplie des formations que nous dispensons à nos enseignants.

 

Nous comptons former les enseignants dans tous les domaines et principalement dans celui du process pédagogique. Ceci n’est qu’un aspect de notre plan de renforcement des compétences dans le secteur de l’éducation nationale.

Le deuxième est que, compte tenu de l’importance des langues au double niveau national et international, nous avons singularisé la formation des langues en la faisant sortir de la panoplie des formations que nous dispensons à nos enseignants.

Nous avons ainsi créé un laboratoire central des langues qui a pour mission en premier de former autant de formateurs possibles dans les langues pour accompagner les instituteurs et les professeurs dans les régions dans le cadre de tout un projet civilisationnel dans lequel les langues étrangères, le français et surtout l’anglais, soient enseignées dans les premières classes.

Nous avons aujourd’hui le soutien du British council pour assurer des formations de qualité et atteindre nos objectifs en formant le maximum d’enseignants

Si nous voulons réussir l’apprentissage de l’anglais à partir de la quatrième année primaire, pour la rentrée prochaine, nous sommes dans l’obligation de former et de préparer les enseignants.

Nous avons aujourd’hui -et c’est un atout- le soutien du British council pour assurer des formations de qualité et atteindre nos objectifs en formant le maximum d’enseignants afin de répondre aux exigences en la matière lors de l’année scolaire 2019/2020.

Si nous arrivons à intéresser un minimum d’enseignants pour les classes du primaire, nous considérerons l’expérience non seulement réussie mais comme révolutionnaire, exactement comme la refonte des programmes d’études de l’informatique, opérée cette année et inchangés depuis les années 90. Nous avons introduit l’apprentissage de l’informatique dans les 7ème, 8ème, 9ème et 1ère années, et c’est la première fois.

Et est-ce qu’il y a eu engouement des enseignants pour être formés dans les langues ?

Nous avons relevé des réticences mais les prémisses sont prometteuses parce que nous avons convaincu le Syndicat de l’enseignement primaire de l’adopter. Je ne peux pas parler d’adhésion mais d’engagement de la part du syndicat pour épauler le ministère dans la concrétisation de cette stratégie. L’essentiel aujourd’hui est que les langues reviennent au cœur même de notre enseignement.

Existe-t-il un plan pour réinstaurer les valeurs républicaines au sein de l’école de la République ? Il est quand même honteux de voir des élèves bouder le salut du drapeau national sans être sanctionnés ?

Ceci dépend beaucoup de la qualité de l’encadrement et du principe d’exemplarité. Les exemples sont le cadre enseignant et les administratifs. J’ai toujours été convaincu que les valeurs humaines ne s’apprennent pas mais s’acquièrent. C’est toute la différence que je ferai en introduisant, dans le cycle primaire, des comportements citoyens tels le volontariat -qui deviendra un axe comportemental chez les élèves-, le respect du drapeau, des enseignants… En fait de tous les adultes, de l’environnement, des biens publics et la préservation des équipements scolaires.

Le vandalisme frappe de manière effarante les équipements des établissements scolaires. C’est dramatique.

Le vandalisme frappe de manière effarante les équipements des établissements scolaires. C’est dramatique. Imaginez, les cuvettes des toilettes sont enlevées et jetées dans les cours. Ce sont des attitudes que nous ne pouvons comprendre sauf en nous référant à l’absence de morale et à la déliquescence des valeurs, du respect du bien des autres et du sentiment d’appropriation des établissements scolaires par ceux-là mêmes auxquels ils sont dédiés.

Il y a une majorité d’élèves qui vont dans le sens du respect d’eux-mêmes, de leurs camarades de classe et du cadre enseignant, mais il y a des comportements inacceptables de la part de certains. Ce sont ces conduites que nous sommes en train de combattre de manière intelligente parce que dans ces cas-là, il vaut mieux prévenir que guérir.

L’un des axes de la refonte des programmes de l’enseignement du primaire est l’introduction par les méthodes de l’acquisition des valeurs du civisme, de la morale et de l’humain…

Nous planchons actuellement sur la Commission de refonte des programmes d’enseignement du primaire, et l’un des axes de cette refonte est justement l’introduction par les méthodes de l’acquisition des valeurs du civisme, de la morale et de l’humain et non leur enseignement de manière classique.

Nous le ferons à travers les «soft skills», c’est-à-dire tout ce qui a trait au leadership, à la liberté, à la responsabilité, à l’engagement, à l’adhésion, à la solidarité, etc. Je suis très confiant par rapport aux évolutions attendues de l’enseignement dans les premières classes.

Nous reprenons un peu calmement sans bruit et sans faire de vagues. Nous nous battons pour la qualité de l’enseignement et les valeurs essentielles et j’espère que nous en récolterons les fruits dans l’avenir.

Justement, la baisse du niveau des enseignants est générale. Comment y remédier, d’après vous ?

C’est le rôle du Centre national de la formation. Je suis d’avis, comme je vous l’ai expliqué plus haut, que formation et promotion soient les deux principes fondateurs de la carrière de l’enseignant. Il faut absolument revenir à la formation. Les recrutements futurs se feront à travers des filières universitaires, nous avons commencé avec le primaire et nous achèverons avec le secondaire.

La formation initiale se fera à travers les universités. Nous prendrons très bientôt des décisions importantes pour l’école normale supérieure.

Demain à partir du baccalauréat, l’orientation se fera vers les sciences de l’éducation et nous prendrons les meilleurs, ceux et celles dont les moyennes sont élevées. Et lorsqu’ils auront leurs diplômes universitaires, ils seront automatiquement recrutés.

La formation initiale se fera à travers les universités. Nous prendrons très bientôt des décisions importantes pour l’école normale supérieure. Le ministère va avoir la cotutelle de cette école, ce qui voudra dire des enseignants permanents, de nouveaux programmes, de nouveaux horizons en matière de recrutements, un nombre plus important d’enseignants sortant de l’Ecole normale supérieure pour qu’ils soient les véritables élites de l’enseignement et ses locomotives.

C’est une première, car les problèmes dont souffre cette école sont inadmissibles, et grâce à ces nouvelles mesures, les élèves-enseignants pourront être sécurisés et rassurés sur leur avenir.

Votre décision se rapportant à la limite des moyennes aux écoles pilotes a soulevé un tollé. Comment l’expliquez-vous ?

Tout d’abord précisons que cette décision a été mal perçue par ceux concernés directement par cette question. Des familles qui voulaient que leurs enfants soient admis dans ces écoles malgré le fait qu’ils n’avaient pas les moyennes adéquates. Ce sont elles qui ont fait autant de tapage.

On me dit qu’il faut évaluer l’expérience, je le ferai, mais on ne peut pas m’obliger à enfreindre la loi. Un ministre, ça ne viole pas la loi.

Certains parents ont décidé que la loi ne voulait rien dire, ils estimaient que comme auparavant, la loi a été violée, cela pouvait continuer. Eh bien non, ce n’est plus le cas et les lois sont faites pour être appliquées. On ne revient pas sur une décision prise il y a des décennies, et qui, du reste, n’est pas la mienne, c’est celle de l’Etat tunisien depuis 1992 : on ne rentre dans les écoles pilotes qu’avec 15 de moyenne ; certains ministres avant moi après 2011 ont été plus tolérants en descendant à 13, ce qui a été le cas dans certaines régions. Ce n’est pas mon cas.

La conséquence de cette «tolérance» a été une baisse drastique du niveau de ces écoles. 2.300 élèves en ont été renvoyés sur à peu près 11.000. On me dit qu’il faut évaluer l’expérience, je le ferai, mais on ne peut pas m’obliger à enfreindre la loi. Un ministre, ça ne viole pas la loi.

La neutralité de l’école. Nous avons assisté à beaucoup de dépassements dans l’enseignement de certaines matières et en provenance de nombre d’enseignants qui osent profiter de la vulnérabilité de leurs élèves pour essayer de les endoctriner idéologiquement. Que fait le ministère pour lutter contre ce phénomène devenu alarmant depuis 2011 ?

Le premier objectif que je me suis fixé lorsque j’ai pris mes fonctions est d’assurer la neutralité de l’école, et je l’ai d’ailleurs déclaré dans mon discours inaugural. Tout ce qui se rapporte à la politique ou à l’endoctrinement religieux n’a rien à voir à l’école. C’est très clair et à chaque fois que nous avons des informations sur des violations des principes de neutralité ou des cas de non respect de cette neutralité de l’école, le ministère réagit très rapidement. Et cela est arrivé à maintes reprises.

Vous avez fait une déclaration largement couverte par les médias à savoir que l’Etat d’urgence de 2011 a été à l’origine d’un sursaut démographique qui a dépeint sur le nombre d’élèves ces 2 dernières années. Expliquez-nous.

Il faut recadrer ce que j’ai dit. J’ai déclaré que lorsque j’ai pris mes fonctions en 2017, j’ai trouvé 25.000 élèves de plus qui n’étaient pas prévus dans les statistiques. Lorsque j’ai demandé aux experts le pourquoi de cette augmentation inattendue du nombre d’élèves, ils m’ont répondu que c’est le boom de 2011 dû au couvre-feu, etc.

nous nous sommes retrouvés avec 42.000 élèves de plus et l’année prochaine nous nous retrouverons avec à près de 60.000 de plus

Je l’ai dit en prenant pour argent comptant les affirmations des statisticiens. Personnellement, je n’en étais pas convaincu et l’année d’après (2018) m’a donné raison, car nous nous sommes retrouvés avec 42.000 élèves de plus et l’année prochaine nous nous retrouverons avec à près de 60.000 de plus. Ceci m’a alerté par rapport à un phénomène gravissime : le fait que la croissance du nombre de naissances n’est pas conjoncturelle mais plutôt structurelle, exprimant une métamorphose culturelle de notre société. C’est un phénomène qui hypothéquera l’avenir des élèves tunisiens et probablement celui de notre pays.

J’ai toujours pris l’exemple de la Syrie qui ressemblait démographiquement à la Tunisie dans les années 60, ce pays explose aujourd’hui avec près de 20 millions d’habitants, et la Tunisie est à 12 millions grâce à la politique de planning familial.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali