Dix consignes et un message à l’effet de produire un choc de confiance à l’aide de la loi de finances 2019. Faire repartir le secteur industriel exportateur est une urgence. Il s’agit, ni plus ni moins, que de préserver le système productif national. Le noyautage du secteur exportateur semble comme prémédité. Cette révélation, en soi, laisse en état de choc.

Mettre un terme à la morosité économique, qui menace de nous conduire au déclin, et doper la relance économique, c’est possible à travers la loi de finances pour l’année 2019. Une configuration de relance doit être imprimée, à cet effet, au budget 2019.

Dans une récente interview, à notre confrère L’Economiste maghrébin, Afif Chelbi, président du Conseil d’analyses économiques (CAE), soutient qu’une loi de finances 2019 “incitatrice“ est le première riposte à opposer au processus de reflux des exportations industrielles, où a été poussé le pays et qui est à l’heure actuelle bien amorcé. Le pays se trouve pris, par un effet de ciseaux, des suites de la double influence des bâilleurs de fonds internationaux et des lobbies mafieux, dans un processus de désinvestissement.

Afif Chelbi soutient, haut et fort, arguments à l’appui, que le démantèlement du secteur exportateur menace l’économie d’une désindustrialisation. Et d’ajouter que ce n’est pas fortuit. La parade la plus imminente, selon lui, consiste à envoyer un signal fort, à l’aide de mesures concrètes, aux milieux d’affaires pour les inciter à se remettre à investir.

Une batterie de dix mesures* à inclure au budget de cette année contribuerait à provoquer un choc de confiance.

“J’appelle à une loi de finances 2019 à la hauteur des enjeux économiques et sociaux de la Tunisie“, finit par marteler le président du CAE. Sera-t-il entendu ? Et si oui, le résultat est-il pour autant garanti ? Le jeu vaut, tout de même, la chandelle.

Le pays est happé par la spirale du désinvestissement

Travaillez, prenez de la peine, c’est l’investissement qui manque le moins, voici l’adresse de Afif Chelbi à la sphère économique nationale.

De 2010 à 2017, le taux d’investissement a baissé de 25%, ce qui n’était pas top déjà pour l’époque, à 18% du PIB en 2017. Pour avoir une idée de l’ampleur du gâchis, il précise que 1% d’investissement représente 1 milliard de dinars, et pour l’année 1987, à titre d’exemple, la chute aurait donc été de 6 milliards.

Nos exportations sur la période, à destination de l’UE, notre principal partenaire commercial, ont stagné à 9 milliards d’euros. Dans l’intervalle, le Maroc a plus que doublé ses échanges avec le même partenaire, faisant bondir ses exportations de 7 à 15 milliards d’euros. Et c’est ce qui donne une physionomie chétive aux exportations industrielles tunisiennes.

Un dynamitage systématique du secteur exportateur

Afif Chelbi démontre, méthodiquement, que le secteur exportateur a été atteint dans son intégralité. D’abord, l’énergie ! Naguère autonome à 95%, la Tunisie ne l’est plus qu’à 45% pour son pétrole. La raison est simple : les forages ont baissé de 30 puits à quelques deux à trois sur la période étudiée.

Last but not least, les compagnies pétrolières majeures ont quitté et l’on se retrouve sans partenaires importants avec lesquels dialoguer. Etsi l’on se ressaisit avec vigueur en 2019, eh bien les résultats ne se manifesteront qu’au-delà de 2022.

A l’origine de cette situation, «ce sont tous les méfaits de l’article 13 de la nouvelle Constitution», affirme le président du CAE, sans équivoque.

Le phosphate a, lui aussi, été sinistré. La production globale entre 2010 et 2017 a baissé de 9 à 3 millions de tonnes. Les effectifs ont explosé passant de 5.500 à 25.500 salariés, et cela fait que la production par travailleur a chuté de 600 à 60 tonnes par an.

Et Afif Chelbi de soutenir : «D’ores et déjà, nous sommes sur la voie de perdre les deux plus grands secteurs exportateurs. Avant 2011, le pétrole et le phosphate représentaient 30% du total des exportations du pays».

Et de continuer : «A ce rythme, d’ici cinq ans, ces deux secteurs seront morts».

Le secteur manufacturier lui aussi a été durement secoué. Une mortalité foudroyante a décimé le parc d’entreprises dans les deux secteurs du textile-habillement et celui du cuir et chaussures, qui passe de 450 à 250 entreprises. Dans l’intervalle, 40.000 emplois ont été carbonisés.

Le secteur des industries mécaniques et électriques (IME) vient également d’être contaminé. Au premier semestre 2018, il a marqué un infléchissement.

La sentence est sans appel, «quand on n’investit pas, on s’arrête».

Et Afif Chelbi d’affirmer que le seul véritable secteur structurant de l’économie tunisienne est le secteur industriel exportateur. Alors, il convient d’aller chercher la croissance là où elle se trouve si on veut intégrer les chaînes de valeur mondiales. C’est donc lui qu’il faudra secourir, en urgence et en priorité.

Contre la myopie des bailleurs de fonds, l’Etat doit revenir dans la partie

Aussi vrai que la BM et le FMI ont été au chevet de la Tunisie pour soulager son déficit budgétaire, aussi sûr qu’elles l’ont mal aiguillée dans ses choix monétaires. Afif Chelbi, sans le dire mais tout en le laissant sous-entendre, ce qui revient à le dire, pense tout naturellement à la gestion catastrophique de la cotation du dinar tunisien (TND).

Nous poursuivons son raisonnement, sous notre responsabilité, cette dépréciation pernicieuses du TND creuse davantage le déficit commercial, autant qu’elle aggrave simultanément le déficit budgétaire et contribue à augmenter le recours à l’endettement.

Le flottement du TND n’apporte aucune régulation. Pas plus que le relèvement du taux d’intérêt ne stoppera l’inflation et, en attendant, nous sommes saignés par des partenaires commerciaux comme la Chine ou la Turquie, pays avec lesquels le deal “win-win“ nous paraît très éloigné.

Par conséquent, l’ascendant des bailleurs de fonds nous a mené vers une gestion calamiteuse du cadre macroéconomique et n’a rien résolu de nos déficits jumeaux. Pas plus que la “relance ne se fera par le simple jeu du marché“.

Afif Chelbi a la dent dure contre les experts du FMI et de la BM, quand il affirme que «les recommandations du FMI et de la BM ont pour la plupart des connotations idéologiques et ne relèvent pas de l’unique déficit budgétaire“.

Jusque-là, beaucoup d’observateurs agitaient le spectre du diktat des bailleurs de fonds et cela passait pour une contestation doctrinaire. A présent que la chose est assumée officiellement, il est permis de résister, demain, aux experts du FMI et de la BM pour les persuader de l’intérêt de prendre en compte les intérêts de l’économie tunisienne tels que les évaluent les experts tunisiens.

La protection parlementaire au secteur informel

Les coups de butoir portés au secteur organisé par “l’émergence, après 2011, d’une nouvelle mafia“ sont innombrables. Pour résumer, il faut rappeler que cette mafia dispose d’un trésor de guerre en liquide de près de 40 milliards de dinars tunisiens.

En effet, le chiffrage officiel situe le PIB informel à près de la moitié du PIB organisé qui avoisine les 80 milliards de TND. Et ce butin est détenu dans une grande partie en devises. On comprend la force de frappe commerciale et financière de cette partie underground. Et il paraît difficile d’organiser une contre-offensive car, selon Afif Chelbi, “les importateurs mafieux et le secteur informel sont fortement représentés aux commissions de l’Assemblée des représentants du peuple“. Il y a comme un sabordage institutionnel du secteur organisé. L’on s’en doutait bien, comprenez que c’était de notoriété publique, mais à présent que c’est dénoncé officiellement, l’opinion est prise à témoin des dérives suicidaires du parlementarisme. Quand on songe que le dinar vrille à vitesse V, alors que la loi sur l’amnistie de change est encore dans le pipeline de l’Assemblée…

En situation de “Non code d’investissement“

Last but not least, la suppression des incitations financières habituellement octroyées aux investisseurs à travers les bonifications et les dotations ont freiné l’investissement. Il y a en filigrane à cette réaction une vague conclusion d’un think tank qui considère que la loi 72-38 a privé l’Etat d’un total de 40 milliards de dinars de rentrées fiscales, depuis sa mise en place, étant donné que le secteur exportateur est totalement exonéré d’impôts.

Afif Chelbi s’insurge contre la croyance, naïve, dans la neutralité fiscale. Il cite son pair, Jean-Paul Fitoussi, économiste français, d’origine tunisienne, lui aussi ancien président de l’Observatoire des conjonctures économiques, en France, lequel soutient que la neutralité fiscale est “une illusion théorique et n’est pratiquée dans aucun pays au monde“. Il appelle ainsi à corriger les travers de la nouvelle loi sur l’investissement qu’il qualifie de “non code d’investissement“.

Rappelons que 3 propositions sur l’ensemble des 10 du CAE, abondent en ce sens. En effet, il est recommandé d’adopter un taux d’imposition unique de 10% aux entreprises des deux secteurs Onshore et Offshore. De même qu’il est suggéré de bonifier les taux de crédits aux PME de 2%.

Il est aussi recommandé de rétablir le dégrèvement fiscal physique pour une certaine catégorie d’investisseurs et également d’exonérer les dividendes de l’off-shore.

Tout ceci converge vers le redressement des avantages comparatifs de la Tunisie, afin de ranimer son attractivité.

Choc de confiance et discrimination positive en faveur du secteur productif

Les lacunes du code d’investissement, les ravages de l’informel sous protection parlementaire et le radicalisme monétariste des bailleurs de fonds concourent à assécher l’investissement en Tunisie et surtout à détruire des pans entiers de son système productif.

Par chance, le pays connaît un frémissement de reprise au premier semestre 2018. Et cette reprise “est perceptible à travers une forte croissance des exportations, ce qui dénote une résilience des entreprises tunisiennes à l’export“. C’est maintenant ou jamais qu’il faut relayer cette inflexion de la croissance par une politique volontariste et se saisir du premier instrument d’intervention, à savoir le budget. L’Etat est sommé d’agir et d’inverser la tendance. Le moment s’y prête bien.

A charge du CAE

On peut apporter la contradiction au CAE et à son président sur de nombreux points.

La lecture de certains faits peut, en effet, paraître biaisée. La mafia de l’informel n’est pas apparue après 2011, et tout porte à croire qu’elle était à l’œuvre bien auparavant. Cependant, nous pensons qu’après 2011 elle a changé de mains. Auparavant cette mafia bénéficiait d’une protection politique. A l’heure actuelle elle a une couverture parlementaire, ce qui revient à peu près au même.

Il est vrai que dans l’intervalle, elle s’est liguée avec le terrorisme. Rappelons que cette connexion nous a valu, en 2013, un déclassement pur et simple du rapport de Davos sur la compétitivité. Le rapport nous mettait à l’index, nous rangeait au ban des nations et nous rayait des radars des IDE.

Par ailleurs, focaliser la discrimination positive sur le seul secteur industriel exportateur est quelque peu insuffisant. Relancer le secteur des IME sans proposer d’inscrire dans le plan quinquennal 2016-2020, si toutefois il est encore en vie, l’implantation d’un constructeur automobile et sans hâter la construction d’un port en eaux profondes, c’est une faiblesse méthodologique. Continuer à ignorer le secteur agricole est une négligence de taille. L’agriculture ne doit plus rester comme le secteur mal aimé de l’économie. Les rentrées en devises des exportations de dattes, d’huile d’olive et d’oranges ont apporté un appoint salutaire au solde extérieur.

Rappelons pour l’anecdote qu’Afif Chelbi a promu le Fonds de promotion à l’export de l’huile d’olive et qu’il soutenait que le conditionnement de 10% de nos exportations d’huile d’olive doublerait les recettes d’exportation de cet élixir précieux.

On peut opposer au CAE que le rééquilibrage de l’aménagement territorial proposé à travers les dix recommandations néglige l’apport considérable de l’économie solidaire et sociale qui est efficace et peu coûteuse pour les finances publiques.

Sur un autre plan, la promotion d’une banque des régions nous semble une idée risquée. La Banque du Sud a été promue par Ahmed Ben Salah, pour aider au développement du Sud. On connaît la suite. C’est d’un Fonds des fonds qu’ont besoin les régions. Un Fonds procure ce qu’il faut de fonds propres aux PME leur ouvrant la voie aux crédits bancaires. C’est, de notre point de vue, le vecteur le plus approprié pour doper la fertilité des PME et de diffuser le développement dans toutes les régions de l’intérieur.

A décharge du CAE

Les dix propositions du CAE coûteraient 500 millions de dinars. Cette enveloppe ne va pas plomber outre mesure le budget de l’Etat. Ces propositions sont concrètes et faciles à engager.

Peuvent-elles produire le strike souhaité et amener les anticipations positives des milieux d’affaires nationaux ? Une chose est sûre, elles constituent une preuve de bonne volonté des pouvoirs publics à avancer vers l’amélioration du climat d’affaires.

A bien y voir, elles assurent un panachage entre les revendications de la centrale patronale et du syndicat de l’UGTT. En effet, le moratoire fiscal et l’allègement de la charge des crédits sont de nature à satisfaire l’UTICA. A l’évidence, l’investissement reprenant du souffle ouvrirait l’espoir de l’embauche des jeunes, ce qui est de nature à atténuer les revendications syndicales. Cela, sans doute, ouvre la voie de la paix sociale.

*Liste des dix mesures.