«Tout est question de perception, estime Chawki Tabib, président de l’INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption) à propos de la corruption en Tunisie. Il faudrait relativiser un peu et ne pas tomber dans le spleen devenu aujourd’hui un état d’âme pour une grande partie de notre population. La Tunisie a amélioré son positionnement pour ce qui est de l’indice de perception de la corruption en gagnant 4 places, maintenant il est vrai que nous sommes classés 73ème sur plus de 200 pays. Nous pouvons mieux faire, mais au vu de ce classement, nous estimons que nous occupons une place médiane entre les pays les moins corrompus et ceux qui sont les plus corrompus. Cela doit nous inciter à renforcer encore plus nos actions pas dans la logique d’arrêter de déposer des plaintes à propos de tout le monde -ça n’est pas possible-, mais d’améliorer la gouvernance et d’alléger les lois, les procédures et les réglementations de manière à faciliter la vie à nos concitoyens et de mettre fin aux abus dans l’administration publique ou ailleurs».

Chawki Tabib rappelle à ce propos le projet de la “guillotine administrative“ dans le cadre duquel l’INLUCC avait, en 2014, proposé l’élimination de 450 procédures administratives considérées comme inefficientes et néfastes pour l’économie nationale et ses acteurs. Tout le monde avait fait la sourde oreille quant à cette proposition.

Il y a pire, s’étonne le président de l’INLUCC : pourquoi le Conseil supérieur de lutte contre la corruption et de recouvrement des avoirs et biens de l’Etat, dont le décret a été promulgué en 2012, qui est présidé par le chef du gouvernement, n’a pas été activé à ce jour ? «Ce Conseil, composé, entre autres, des ministres de la Justice, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, des Finances, des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, serait d’un grand secours pour notre instance car il nous offrirait le meilleur espace en présence de tous les acteurs publics pour prendre rapidement des décisions concernant des affaires de corruption funestes pour notre pays et nos concitoyens».

La présence du président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, du président de la Commission nationale de recouvrement des avoirs mal-acquis et détournés à l’étranger, du président de la Commission nationale de confiscation des fonds et biens mobiles et fonciers et du président de la Commission nationale de gestion des fonds et biens confisqués ou restitués à l’Etat, facilitera la coordination entre les différents intervenants pour juguler le phénomène de la corruption dans notre pays.

«Aujourd’hui tout le monde parle de la pénurie des médicaments, déplore Chawki Tabib, mais nous avions, en 2014, ouvert le dossier du trafic des médicaments et dénoncé les pratiques au sein de la Pharmacie centrale qui, à l’époque, avaient fait perdre au pays 400 millions de dinars, et dans les hôpitaux où nous avons enregistré 100 millions de dinars de pertes sèches à l’Etat. Personne ne nous a entendus. Voyez où nous en sommes!».

Quid des lanceurs d’alerte ?

Concernant les lanceurs d’alerte, le président de l’INLUCC a assuré que son instance protègera automatiquement les lanceurs d’alerte car ce sont des «patriotes soucieux des intérêts du pays et qui font la différence entre un acte de civisme -visant à dénoncer des affaires de malversations ou des pratiques douteuses fatales pour notre pays- et celui de médire quelqu’un, de le racketter ou de le soumettre à des chantages. Nous userons de tous les mécanismes dont nous disposons pour protéger les lanceurs d’alerte sincères et soucieux de l’intérêt public, mais nous n’hésiterons pas à larguer ceux qui, pour des raisons de règlement de compte ou des intérêts personnels, montent des dossiers fictifs contre les commis de l’Etat ou des acteurs importants dans la vie politique ou socioéconomique dans notre pays».

Rappelons que la loi pour la protection des lanceurs d’alerte vient d’être promulguée, tout comme celle obligeant tous les acteurs de la vie publique à déclarer leurs biens.

Mais la pire des choses en Tunisie reste la banalisation du phénomène de corruption, devenue pratique courante pour un très grand nombre de citoyens dont beaucoup ne se rendent même pas compte de la gravité de leurs actes.

80% des actes de corruption ce sont monsieur ou madame lambda…

«Dans une enquête réalisée par l’INLUCC, nous avons eu la mauvaise surprise de découvrir que dans 80% des actes de corruption ce sont monsieur ou madame lambda qui incitent un acteur public à commettre un acte délictueux pour résoudre un problème, activer une procédure ou détourner une loi. Nous avons également lancé un sondage autour de la perception des Tunisiens à propos de la propagation du phénomène de la corruption. Pour 70% de nos compatriotes, la corruption revêt des dimensions dramatiques et a atteint des seuils insupportables depuis 2011. Cependant, quand vous leur demandez, “est-ce que vous-même avez assisté à un acte de corruption ou avez subi des pressions dans ce sens“, la réponse de 63% est “non“. Alors voyez-vous, tout est question de perception».

Pour le président de l’INLUCC qui a accueilli, jeudi 2 août 2018, au siège de l’instance des représentants de l’administration publique et de la société civile pour discuter de l’application de la loi sur la déclaration des biens, la corruption est un phénomène contre lequel la lutte commence par la prévention, mais elle ne doit pas devenir un ogre pour paralyser toute bonne initiative dont le but est de servir les intérêts du pays.

Des centres pilotes d’intégrité…

«Nous avons ouvert des centres pilotes d’intégrité dans les postes de police, pour séparer la partie administrative de la partie où l’on traite des affaires de droit commun ou celle où l’on procède à des arrestations. Ces centres ont également été implantés dans certains hôpitaux, et services douaniers. L’objectif est de montrer que contrairement à ce que l’on pense, dans ces lieux de proximité très importants pour les citoyens, la loi peut être respectée sans que l’on recoure aux moyens détournés pour exercer nos droits».

Amel Belhadj Ali