Méthodique, pertinente, éloquente, percutante, directe et précise, ce sont quelques traits de caractère qui distinguent Maya Ksouri, juriste de formation, avocate et depuis quelques années l’une des meilleures chroniqueuses de Tunisie, si ce n’est la meilleure. 

Il faut reconnaître que la formation de juriste est très structurante, reconnaît Maya. «Parce qu’en droit, lorsqu’on rédige un texte juridique, c’est toujours par des grands A avec des paragraphes, des sous-paragraphes et ainsi de suite, mais je ne saurais dire si je suis éloquente ou pas. C’est peut-être parce que je porte réellement ce que je dis et que je le dis avec autant de passion que les gens pensent que je suis dans l’éloquence. Je crois plutôt être dans l’authenticité. L’éloquence me renvoie aux discours froids, ce qui ne correspond pas forcément à ceux que je tiens moi-même et aux causes que je défends».

C’est peut-être parce que je porte réellement ce que je dis et que je le dis avec autant de passion que les gens pensent que je suis dans l’éloquence

Faute de piloter un avion -ce qu’elle voulait être-, Maya sait bien conduire ses entrevues avec les invités qu’elle reçoit et elle les fait très fréquemment sortir de leurs gongs par force d’arguments et parce qu’elle prépare à la perfection ses interviews. Pourtant elle n’a jamais suivi des études de journalisme. «Lorsque j’ai démarré mes émissions en tant que chroniqueuse, je faisais tellement de recherche et je m’attardais beaucoup sur  les détails touchant à l’invité. Du coup,  je me présentais à l’émission avec un dossier lourd de 60 pages résumant sa carrière, ses déclarations, ses opinions, etc. Je tiens à la vérité. Elle est sacrée et on peut tout me reprocher sauf de débiter des mensonges».

Maya Ksouri est tellement obnubilée par le respect des règles que détentrice d’un permis de conduire, elle n’a pas de voiture. «J’ai peur des autres, ceux qui ne respectent pas la loi ou le code de la route. Conduire un véhicule avec moi à côté n’est pas une sinécure parce qu’inconsciemment je me mets en mode gardienne des règles pour une conduite irréprochable!»

Conduire un véhicule avec moi à côté n’est pas une sinécure parce qu’inconsciemment je me mets en mode gardienne des règles pour une conduite irréprochable

A cause de sa myopie, Maya a renoncé à son rêve d’être pilote de ligne et s’est orientée vers des études littéraires. Elle adore lire et écrire et c’est ce qui fait sa particularité en tant que chroniqueuse. Elle n’est pas dans la superficialité et l’ignorance des faits et des gens. Jeune, elle écrivait les lettres d’amour de ses copines. «J’étais l’écrivain public. J’étais timide et je n’avais pas de petit ami, mes copines recouraient à moi pour leurs missives. C’était vraiment amusant».

J’étais l’écrivain public. J’étais timide et je n’avais pas de petit ami, mes copines recouraient à moi pour leurs missives

Douée en écriture, elle ne s’est pourtant jamais projetée en tant que journaliste ou chroniqueuse. Ses études de droit étaient un accident, car détentrice d’une bourse d’études en France parce qu’elle avait obtenu son baccalauréat avec mention, elle avait intégré la Faculté des Sciences juridiques, son premier choix, pour y vivre l’expérience de la vie estudiantine en Tunisie avant son départ à Orléans où la rentrée universitaire se faisait tard. Très politisée depuis qu’elle était lycéenne à El Menzah 6, elle suivait régulièrement les papiers d’Abdelaziz Jeridi qui parlait souvent de Radhia Nasraoui et de beaucoup d’opposants au régime Ben Ali. Il était de gauche et Maya, sensible à ses discours, s’est fait une idée idéaliste de la gauche tunisienne. Son premier jour à la Faculté a été celui où elle a contacté les représentants de l’UGET pour l’intégrer. Ils furent étonnés car habitués à peiner pour avoir de nouvelles recrues. «J’étais très passionnée, je voulais militer et je suis restée cette éternelle militante».

J’étais très passionnée, je voulais militer et je suis restée cette éternelle militante

Maya a choisi la Tunisie, elle n’est pas partie étudier en France bien que son expérience à l’UGET n’ait pas été des plus concluantes. «Je ne voudrais pas être cruelle, mais c’était surtout un problème de classes sociales. Je venais des beaux quartiers, Mehdi Ben Jemaa aussi, du coup, nous étions stigmatisés. Candidate au conseil scientifique au sein de l’UGET, on me reprochait le fait de venir des nantis, c’était ma première déception. J’étais désemparée parce que je ne me sentais ni pire ni meilleures que les autres. J’ai présenté ma candidature et nous avons été battus par les islamistes, c’était en 91».

Candidate au conseil scientifique au sein de l’UGET, on me reprochait le fait de venir des beaux quartiers, c’était ma première déception. J’étais désemparée parce que je ne me sentais ni pire ni meilleures que les autres.

 Ce qui était choquant, c’était le manque de culture !

L’expérience de Maya Ksouri à l’UGET a été édifiante. C’est peut-être ce qui lui a permis de voir la différence entre les érudits -ceux qui lisent, qui s’informent, qui analysent et qui argumentent- et ceux qui se complaisent dans la démagogie et les clichés. «Ce qui me choquait le plus est le manque de culture. Les gens ne lisent pas les doctrines qu’ils défendent. Ils citent Marx sans l’avoir vraiment lu et sans s’être approfondi dans ses écrits et ses théories. Mon histoire d’amour avec l’UGET a duré un an, j’y suis restée encore deux ans par acquis de conscience parce qu’il y avait les islamistes et je devais y rester pour défendre la cause progressiste, mais j’avais décroché bien avant».

L’expérience UGET a marqué le parcours militant de Maya, elle est devenue réticente quant à l’engagement dans un parti ou un groupe d’activistes ou encore dans la vie civile. Elle a toujours été surprise par la différence entre ce que certains disent et ce qu’ils font.

Ce qui me choquait le plus est le manque de culture. Les gens ne lisent pas les doctrines qu’ils défendent. Ils citent Marx sans l’avoir vraiment lu et sans s’être approfondi dans ses écrits et ses théories

Elle, elle est dans la gauche des idées, des idéaux et de l’égalité mais elle porte également les valeurs du mérite, de la compétence et du travail. On ne peut défendre des idéaux sans les porter soi-même, c’est peut-être ce qui fait que Maya n’est plus dans l’admiration aveugle de tout ce qui vient de la gauche ou dans l’adoption systématique de leurs positions.

Jusqu’à aujourd’hui, elle porte les idéaux de la gauche. Elle défend un modèle sociétal progressiste égalitaire et parce que ce modèle est, dans son esprit, lié, à tort ou à raison, à la gauche, elle n’arrive pas à ce jour à changer d’orientation. «Je ne pourrais pas dire que je suis dans le libéralisme. Je suis dans la quête de l’égalité mais pas de l’égalitarisme. J’ai du mal à définir le bord duquel je me sens la plus proche. D’ailleurs, un article paru ces derniers jours sur Libération m’a interpellé. Il porte le titre suivant : “Je me sens devenir de droite”. C’est la question que se posent tous les quadragénaires ou les quinquagénaires lesquels, lorsqu’ils avaient 20 ans, ont été de gauche. Aujourd’hui, ils réfléchissent de nouveau à ce propos. C’est peut-être parce que je viens d’avoir 45 ans que j’y pense de plus en plus. Etre de gauche ou de droite, est-ce que cela a encore un sens? Le monde a changé et les clivages ont changé. Avec la globalisation tout est devenu différent».

En 2011, elle avait cru en la révolution, elle faisait partie des révolutionnaires, mais elle n’était pas dans la logique anarchiste du rejet de toutes les réalisations de l’ancien régime. Pour elle, il y a eu des réalisations mais aussi des problèmes bêtes d’après elle. Elle, qui considère que la liberté est fondamentale pour une vie digne, estime que Ben Ali a mis tout le monde dans le même sac, les progressistes et les islamistes, ce qui lui a été répréhensible à lui-même.

Passée l’euphorie révolutionnaire, il ya eu la déception révolutionnaire. «Dès le mois de février, nous avons commencé à voir s’affairer les islamistes quoique discrètement. Et un jour au palais de Justice, avec Abdelaziz (son mari Me Mzoughi), j’ai rencontré feu Chokri Belaid, et je lui ai demandé : “ne devrions-nous pas avoir peur de ces têtes de plus en plus visibles ?“. Il m’a répondu avec son enthousiasme et son assurance habituelle : “mais non c’est une révolution prolétaire et populaire progressiste. Ils ne passeront jamais“. Le jour où il s’est rendu compte qu’il s’était trompé sur toute la ligne, on l’a assassiné».

Dès le mois de février, nous avons commencé à voir s’affairer les islamistes quoique discrètement. Et un jour au palais de Justice,… j’ai rencontré feu Chokri Belaid

La physionomie des rues de Tunis a changé !

Pour Maya, le pire était là. La physionomie des rues a changé. Avant, femmes et hommes prenaient leur café dans un café bar de l’Avenue Habib Bourguiba : «L’Univers» ; ensuite, ceux et celles qui fréquentaient ce lieu l’ont déserté. Les visages et regards ont changé. Les vents de la division commençaient à envahir la société tunisienne qu’on pensait homogène. Il y avait quelque chose qui se tramait contre le pays, et puis, il y a eu les élections et l’islamisation latente de la Tunisie a commencé.

C’est là que débuta l’expérience journalistique de Maya. Omar Shabou, fondateur du journal «Le Maghreb» était un ami à Me Mzoughi, et c’est ainsi que Maya, qui partageait le même cabinet d’avocat, a fait sa connaissance. Il lui a proposé d’écrire pour le journal et d’un article bimensuel, sa plume ayant plus, elle s’était mise au papier hebdomadaire. «Je n’allais plus au cabinet, je me suis totalement investie dans l’écriture. D’un tempérament combatif, je dénonçais ce que faisaient les islamistes du pays et c’est ainsi que je fus remarquée et qu’on m’a proposé d’être chroniqueuse à la télé».

Je n’allais plus au cabinet, je me suis totalement investie dans l’écriture. D’un tempérament combatif, je dénonçais ce que faisaient les islamistes du pays et c’est ainsi que je fus remarquée

Au début, Maya refusait toute invitation sur les plateaux télévisés même en tant qu’invitée. Elle avait aussi peur qu’on la prenne pour l’usurpatrice d’un métier qui n’est pas le sien.

Humble, elle se refusait à se prononcer sur des problématiques nationales. «Je me disais qui suis-je pour prétendre dire des vérités à la télé. J’ai toujours eu des doutes, d’ailleurs j’en ai toujours. Cette attitude a été perçue comme arrogante par Hédi Zaeim, directeur des programmes de la chaîne. C’est son assistante Wissal qui m’a relancée, elle m’a dit : “écoutez, venez même pour 5 minutes pour discuter, après vous voyez“. Mon fils était encore jeune, il m’a dit “maman tu vas devenir célèbre, je veux te voir à la télé“. C’est ainsi que j’ai pris la décision de foncer».

Maya a découvert que l’image qu’elle se faisait de la télévision était différente de ce qu’elle a trouvé. Le concept de l’émission lui a plu. Elle a toutefois mis ses conditions pour ce qui concerne les invités politiques. Et elle, qui comptait limiter sa carrière de chroniqueuse à une année, s’est prise de passion pour ce nouveau métier qui lui permettait de porter la voix d’une large frange des Tunisiens. Etre la première femme chroniqueuse progressiste à la télé pouvait aider à faire bouger les choses dans le sens de préserver les acquis républicains et le modèle sociétal ouvert et tolérant hérité depuis des millénaires. Il fallait porter cette parole que l’on veut amoindrir et la véhiculer à travers la télévision.

Au commencement, Maya préparait ses interventions de manière presque pathologique. Le journalisme n’étant pas son métier, elle exigeait beaucoup d’elle-même pour assurer. Elle avait cette obsession de se voir considérée comme une usurpatrice. Etre surtout elle-même et ne pas prendre la place de quelqu’un d’autre était important pour cette arrivante sur la place publique. Preuve d’un grand sens moral, sans toutefois tomber dans la niaiserie ou la pudibonderie. D’ailleurs, elle a choisi de suivre une carrière d’avocate dans les domaines des Assurances et des Finances. «C’était un choix délibéré. Lors de mon stage, j’ai travaillé dans le pénal, et ça m’a posé énormément de problèmes de conscience. Je ne pouvais pas savoir si on me racontait des bobards et si la personne a commis le délit ou pas. Je m’en suis sortie en choisissant d’évoluer dans le secteur des finances».

Lors de mon stage, j’ai travaillé dans le pénal, et ça m’a posé énormément de problèmes de conscience. Je ne pouvais pas savoir si on me racontait des bobards et si la personne a commis le délit ou pas

Une enfance accidentée

L’enfance de Maya Ksouri n’a pas été un long fleuve tranquille. Son parcours a été douloureux, secoué par des maladies et la mort de sa mère alors qu’elle était jeune, rejointe ensuite dans son âge adulte par son père. Cette douleur d’avoir perdu des êtres aussi chers ne l’ont pas bloquée dans sa réussite scolaire ou universitaire. Tout au contraire, pour elle, les malheurs ou la tristesse de la jeunesse rendent plus fort et nous incitent à réussir et à surmonter les difficultés.

Elle avait dix ans quand elle a commencé à s’assumer toute seule : elle préparait à manger et tenait la maison entièrement. Elle n’avait pas vécu cette situation dans la tristesse mais elle s’est rendu compte du poids de la perte de ses parents le jour où elle-même est devenue maman. «Parce qu’on commence à faire un plaquage sur son enfance et on se dit que si jamais ça devait nous arriver, comment notre propre enfant vivra ou réagira, et c’est là où nous réalisons que c’est vraiment dur. Au début, les épreuves de la vie forgent le caractère avant que l’on se rende compte qu’on aurait bien voulu vieillir avec ceux qui nous ont enfantés. Toutefois, je garde plein de souvenirs de ma complicité avec mon petit frère et c’était une belle ambiance. Nous sortions l’argenterie et la porcelaine et nous nous mettions à table ensemble et c’était assez spécial».

Pour ses amies, Maya reflète la femme qui a su conjuguer l’intellectuelle -elle lit beaucoup- avec la parfaite maîtresse de maison qui s’occupe des siens, qui concocte de très bons petits plats et une amie sur laquelle on peut compter, à laquelle on peut accorder sa confiance. Elle est gentille, généreuse et émotive, elle adore tout ce qui est culture. C’est une artiste à sa manière.

Gentille oui mais c’est aussi une battante imprégnée des lectures de Simone de Beauvoir qui l’ont rattrapée dans son parcours professionnel et surtout ces toutes dernières années.

Je pensais que les féministes exagéraient un peu cette histoire de machisme et de misogynie, me suis rendue compte qu’ils existent toujours

Et elle, qui pensait la lutte entre les sexes révolue pour ne jamais avoir vécu la misogynie dans sa famille, l’a découverte dans le milieu médiatique. «Je pensais que les féministes exagéraient un peu cette histoire de machisme et de misogynie, je me suis rendue compte qu’ils existent toujours. A la télé c’est pire, parce que les hommes considèrent que prendre la parole est un pouvoir qu’ils peuvent difficilement céder à une femme.Si un homme joue un match de boxe avec un homme et perd, il n’en prend pas ombrage, après tout, il a été battu par un pair, mais s’il est battu par une femme cela devient grave. Il est dans tous ses états. Il en est ainsi dans les plateaux télévisés, ce qui donne un ton assez désagréable à des desseins que j’aurais voulu plus amènes. Lorsque j’interviewe un invité, je m’attends à ce que les échanges se fassent de manière civilisée et cordiale, mes réactions passionnées sont l’expression de ma sincérité. D’ailleurs, les gens qui me connaissent hors télé sont très étonnés lorsqu’ils voient des scènes “mouvementées”, je ne cherche jamais le clash, juste la vérité, je hais le mensonge, l’hypocrisie et la mesquinerie».

Maya est méticuleuse, angoissée, colérique mais pas rancunière : «Je suis très angoissée, même quand il n’y a pas de quoi l’être. Je crée mes propres angoisses, j’angoisse beaucoup pour mon fils, à tel point que je me demande quelque fois si je suis faite pour être une maman. C’est une angoisse insupportable, cela a peut-être un rapport avec mon vécu. J’ai peur de reproduire des schémas assez lourds à porter bien que j’en ait tiré le meilleur pour moi et mon frère, sinon je suis une grande amoureuse, j’ai eu deux grandes histoires d’amour, mon fils et mon mari. J’aime être amoureuse».

“Ce qui constitue ordinairement une âme forte, c’est qu’elle soit dominée par quelque passion altière et courageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes partagées soient toujours faibles; on peut seulement présumer qu’elles sont moins constantes que les autres“. La citation est de Vauvenargues. Elle illustre quelque part Maya Ksouri.

Amel Belhadj Ali