Tunisie – Open Sky  : Des éléments à connaître !

Personnellement, j’aurais passé beaucoup de temps à expliquer pourquoi je m’opposais à l’Open Sky, et je vais en passer encore davantage pour expliquer le maximum de ses tenants et aboutissants avant de conclure définitivement sur ce sujet qui sera de toutes les manières signé par la Tunisie et l’Union européenne le 11 décembre prochain.

Par Hakim Tounsi

1/ L’Open Sky ne donnera pas plus de volume à la Tunisie. Pourquoi ? Le pavillon tunisien n’a jamais pu profiter de ses 50% de part de marché vis-à-vis des pavillons étrangers, et a plafonné vers les 37 ou 38%, laissant volontiers aux autres partenaires les 12% qui devaient normalement lui revenir de fait. N’est-ce pas là la preuve que le ciel tunisien a toujours été ouvert sans problème ? Donc s’il y avait une potentialité d’évolution de trafic, le cadre actuel du partage du ciel l’aurait absorbée sans soucis.

2/ Une autre poche de réserve en sièges qui pourrait absorber une augmentation de trafic avant d’aller programmer de nouveaux vols, c’est de mieux remplir les vols déjà programmés. Le taux de remplissage moyen des avions avoisine actuellement les 70%. Il resterait donc 30% de capacité à remplir avant de voir de nouveaux avions débouler vers les aéroports tunisiens.

3/ Si le pavillon tunisien ne craint pas les pavillons étrangers et leur donne volontiers les parts qu’il ne peut exploiter lui-même, pourquoi alors cette crainte de l’Open Sky, me demanderiez-vous ?

Comme le volume de passagers n’augmente pas naturellement, voire après chaque incident sécuritaire il repart à la baisse, le seul moyen pour les nouveaux entrants d’avoir une part de marché sera de baisser davantage les prix pour s’approprier les clients des compagnies déjà en place ou pour aller chercher des clients ne voyageant qu’encore moins cher que cher ! La composante tarifaire sera déterminante.

Le souci est que le volume de passagers traité actuellement sur la Tunisie, avec une offre de sièges supérieure à la demande, se fait à des tarifs qui génèrent déjà des pertes colossales aux compagnies en place, sans exception. Pour ne parler que de la perte de Tunisair, de Transavia et de Nouvelair, nous totalisons 300 millions de dinars par an !

Un billet Paris/Tunis/Paris est vendu, sur dix mois de l’année, à un prix oscillant entre 120 et 170€ TTC. En enlevant les taxes aéroportuaires qui ne reviennent pas aux compagnies mais aux aéroports, il reste aux compagnies aériennes entre 50 et 100€ par passager alors que le prix de revient hors taxes aéroportuaires serait de l’ordre de 140 à 170€. Ceci engendre des pertes d’exploitation autour d’une moyenne de 50€ par passager transporté.

Si de nouvelles low cost décidaient, pour des raisons stratégiques d’implantation et de prise de part de marché à long terme, de venir mettre de nouvelles lignes sur la Tunisie, il leur sera incontournable de baisser encore plus les tarifs et c’est là tout le danger pour les compagnies opérant déjà sur l’axe, à commencer par les tunisiennes qui souffrent de pertes antérieures et qui sont incapables de faire un pas de plus vers la descente aux enfers.

Et pourquoi me diriez-vous une low cost viendrait-elle perdre de l’argent en Tunisie?

D’abord, pour vous mettre à l’aise et moi avec vous, je vous dis que cela existe et je donne l’exemple de Transavia France, créée en 2007 et qui a toujours un résultat cumulé négatif à ce jour.

Transavia est une filiale de KLM Air France et sa création est stratégique car la France ne peut pas être en dehors de l’industrie du low cost même si elle devait perdre tout l’argent du monde.

Il a été, par ailleurs, estimé par les experts que la taille minimale d’une low cost devait être de 100 avions. Transavia aura de ce fait 100 machines tôt ou tard et à n’importe quel prix même si elle devait les faire voler vers n’importe quel pays qui la laisserait faire. Il lui faut trouver des heures de vol.

Transavia France a 28 avions et Transavia Europe a au total 68 machines. En 2015, Transavia France a préparé un plan de vol pour effectuer des lignes régulières intérieures en France. Ce plan n’a pas pu être exécuté car il y a eu l’opposition du syndicat de pilotes d’Air France qui voyait d’un mauvais œil un tel programme. Transavia a alors annulé ce programme intérieur et a redéployé ses avions vers le Maroc, la Tunisie et Malte (les pays qui l’ont laissé faire).

Le programme de flotte prévoit que Transavia atteigne d’ici 2 à 3 ans sa centaine de machines et il lui faudra bien évidemment les faire voler, mes amis.

Transavia a subi des pertes cumulées sur ses dix années d’existence mais elle a été recapitalisée par son actionnaire principal KLM Air France et elle est prête à continuer le chemin.

S’il lui faudra au passage vendre le Paris/Tunis/Paris à 99€ TTC voire quelques coups à 49€ TTC alors que la taxe est de 70€, ils le feront et ils mettront 4 rotations par jour au lieu de 2.

Tunisair et Nouvelair devront suivre ou jeter l’éponge. C’est la loi du «marche ou crève».

Cela c’est Transavia, car je ne vous ai pas encore parlé du  low cost  irlandais Ryanair, premier transporteur européen avec 120 millions de passagers par an.

Ryanair fait voler 400 avions avec un chiffre d’affaires annuel équivalent à 20 milliards de dinars et un bénéfice de 7 milliards de dinars. Le temps moyen d’un demi-tour pour un avion Ryanair (le temps de recharger et de repartir) est de 25 minutes. L’utilisation quotidienne moyenne par avion est de plus de 14/24 heures. Des performances exceptionnelles.

Par contre, Ryanair joue des coudes, ne se laisse pas faire et ne rate pas une occasion sans défendre ses intérêts et ses bénéfices. C’est ainsi que Ryanair est inscrite depuis 2015 à Bruxelles au Registre de Transparence des Représentants d’Intérêts qui est un lobby défendant les intérêts de groupes privés et exerçant des pressions ou influences sur des personnes et institutions détentrices de pouvoir. Ryanair a déclaré en 2015 avoir dépensé 300.000€, soit près de 1 million de dinars pour cette activité. Une petite bagatelle sans importance.

Le second transporteur européen est l’anglais EasyJet avec 280 avions, 75 millions de passagers, 15 milliards de dinars tunisiens de chiffre d’affaires par an et un bénéfice de 1,8 milliard de dinars. Attention, Brexit ou pas, EasyJet reste européen pour bien profiter de l’Open Sky en créant EasyJet Europe, une compagnie basée en Autriche.

A titre de comparaison à ces mastodontes, Tunisair exploite 29 avions, ferait 2,8 millions de passagers en 2017 avec un chiffre d’affaires de 1,2 milliard de dinars et des pertes d’exploitation que je me garderai de citer car la compagnie est cotée en Bourse et n’a pas encore déclaré ses chiffres. Les pertes réelles des années précédentes étaient plutôt vers les 160 millions de dinars par an.

Ne vous alarmez pas plus que ça, Transavia France, qui a 28 avions, soit pratiquement la même flotte que Tunisair, a fait aussi une perte de 44 millions d’euros, soit près de 130 millions de dinars et n’a jamais gagné d’argent depuis sa création en 2007.

Pour les curieux, les amoureux du Maroc, la compagnie de sa Majesté, la Royal Air Maroc, exploite 58 machines, transporte 6,8 millions de passagers avec un chiffre d’affaires de 6,8 milliards de dinars tunisiens et réalise un résultat qui serait positif à hauteur de 50,3 millions de dinars tunisiens. Par contre, je n’ai pas analysé les comptes de la RAM pour savoir d’où vient le bénéfice.

A titre d’exemple, Tunisair a déclaré un bénéfice de 44 millions de dinars en 2016 en omettant de préciser aux médias -pour expliquer ce résultat- plus de 200 millions de dinars de produits exceptionnels provenant entre autres d’une cession de créances de 160 millions de dinars de l’OPAT et une cinquantaine de millions de contribution de la CNSS à son plan de restructuration.

Selon moi, la plus grosse crainte de l’Open Sky serait de voir les mastodontes rentrer en force en Tunisie pour des raisons stratégiques, sur la base de données tarifaires déconnectées de toute réalité pour créer un effet de pub et s’accaparer les clients existants, ce qui entraînerait à coup sûr les compagnies tunisiennes dans des difficultés financières supplémentaires auxquelles elles ne pourraient peut-être pas survivre. Sans parler aussi de l’impossibilité dans l’avenir de la création de nouvelles compagnies aériennes tunisiennes face à cette concurrence coriace.

Air Liberté Tunisie -devenue Nouvelair- aura été la seule compagnie aérienne tunisienne privée de toute l’histoire de la Tunisie. Dommage! Un pays touristique aurait mérité plus et mieux. La Turquie, dans les années 90, avait lancé plus d’une vingtaine de compagnies aériennes privées. J’avais personnellement appelé, pour éviter un tel scénario usant de bas prix économiquement non transparents, au moins à la création d’un commissariat général de contrôle de la loyauté de la concurrence, dans lequel siégerait la Tunisie, pour éviter les tarifs fantaisistes qui n’ont d’autres fondements que les stratégies hégémoniques d’implantation de ces mastodontes.

Pour prouver le bien-fondé de mes craintes, ci-après un exemple de cas :
En juillet 2011, la compagnie Ryanair a été condamnée à une amende de 500.000 euros par l’autorité italienne de la concurrence pour usage de publicités trompeuses.

En mai 2014, la Belgian Air Transport Association, qui réunit les principales compagnies aériennes belges (dont Brussels Airlines et Jetairfly), a porté plainte contre Ryanair pour concurrence déloyale.

Par ailleurs, en 2004, Ryanair a été condamnée par la Commission européenne à rembourser 2,5 millions d’euros de subventions indûment perçues de la part de l’aéroport de Charleroi, en Belgique.

Depuis le mois de janvier, l’Autorité italienne de la concurrence (it) a infligé six condamnations accompagnées de sanctions financières à plusieurs compagnies à bas coût, dont une à EasyJet. L’amende est liée à des publicités trompeuses pour des tarifs aériens présentés comme très bas, voire gratuits, dans des campagnes publicitaires diffusées dans la presse.

Au début du mois de juillet, l’Advertising Standards Authority (Royaume-Uni) a condamné EasyJet pour publicité mensongère.

En octobre 2014, Jean-Marc Thévenaz, directeur général d’EasyJet Suisse, est condamné pour concurrence déloyale et publicité mensongère.

Je suis certain que, demain, le consommateur applaudira un 49€ TTC lancé par Ryanair sur un aéroport tunisien au départ de Paris et tout le monde s’empressera de fuir les autres compagnies sans se poser de questions pour aller vers cet opérateur. Ce ne sera qu’un détail pour ce mastodonte de financer de telles actions qu’il intégrera dans le cadre des actions promotionnelles d’implantation.

La comptabilité anglo-saxonne permet même de comptabiliser en produit les améliorations de la valeur du fonds de commerce sans passer par une réévaluation du bilan, ce qui est contraire aux règles de la comptabilité francophone qui se trouvent être appliquées en Tunisie aussi.

Une compagnie anglo-saxonne, quand elle perd de l’argent mais arrive à conquérir une part de marché, traduit financièrement dans ses comptes la valeur de cette part de marché. La comptabilité francophone ne permet de faire cela qu’une fois tous les 5 ans dans le cadre d’une réévaluation d’actifs faite sous le contrôle des commissaires aux comptes.

La partie n’est pas simple.

Dans d’autres analyses, j’ai déjà démontré comment cette politique tarifaire suicidaire -mais qui reste à la portée des grosses compagnies aériennes pour des raisons, rappelons-le, politiques et stratégiques, peut tuer le tour-opérating et le charter, car les tour-opérateurs fuient tout simplement les destinations où sévissent des guerres perdues d’avance contre les low cost qui pratiquent des prix en B2C (directement vers le consommateur) encore moins chers que ceux auxquels les tour-opérateurs achètent leurs locations charter au prix de gros.

Les tour-opérateurs, en affrétant des charters, achètent par exemple leurs sièges de Paris vers la Tunisie à 270€ TTC et se retrouvent à se bagarrer sur le marché avec des compagnies aériennes qui vendent elles-mêmes ce même siège à 120€ TTC pendant 10 mois de l’année.

Devant cette situation intenable, les tour-opérateurs fuient les destinations et refusent de faire une guerre qui n’est pas la leur, qui leur coûte beaucoup d’argent, celle des compagnies aériennes. Pour ceux qui n’ont pas bien saisi, les compagnies aériennes n’appliquent pas aux tour-opérateurs les tarifs qu’elles appliquent aux consommateurs directs en B2C. Elles vendent le siège aux tour-opérateurs à son juste prix (environ 270€ TTC) et ne le bradent qu’en B2C à l’adresse du consommateur individuel direct.

En conclusion : Open Sky oui -car la Tunisie a toujours eu un ciel ouvert-, par contre gabegie, guerre des prix et loi de la jungle, c’est non -car c’est préjudiciable en premier lieu aux plus faibles. Observez bien la jungle et revenez vers moi!

Derniers soupirs à l’adresse des négociateurs, a-t-on assuré le droit de cabotage aux compagnies tunisiennes car nos amis marocains ne l’ont pas obtenu et le regrettent amèrement?

Aussi a-t-on obtenu l’alignement des taxes aéroportuaires en partance d’Europe vers la Tunisie avec celles en partance pour les pays intracommunautaires? Actuellement, la taxe est discriminatoire fixée à 52€ par passager si l’avion part par exemple de Paris vers la Tunisie et de 34€ si c’est un vol intracommunautaire.

L’Open Sky sera signé tout de même le 11 décembre prochain entre la Tunisie et l’Union européenne. Mabrouk pour tous. Mabrouk pour la Tunisie.

HT