La question de la décentralisation enchante les citoyens. Mais sa problématique actuelle, elle, inquiète les experts: elle présente un versant vertueux qui conforte la démocratie locale, toutefois, en inaugurant l’autonomisation des régions, elle comporterait un risque de dérive vers un démantèlement de l’Etat. La vigilance doit être de mise.

Le débat sur la décentralisation doit être dépassionné et tenu à l’écart des tiraillements politiques. C’est l’avis partagé de tous les experts qui ont participé au workshop du Cercle Kheireddine, samedi 27 courant. Le thème de cette rencontre est une interrogation: “La question de la décentralisation en Tunisie: démocratie locale ou démantèlement de l’Etat?“. Voilà, la messe est dite.

La décentralisation est dans tous les esprits. C’est l’une des plus grandes promesses de la Constitution du 27 janvier 2014, contenue en son chapitre 7. Cette réorganisation territoriale est synonyme de déconcentration et, par conséquent, d’émancipation du potentiel des régions. Cela doperait, a priori, le dynamisme de la région.

En effet, la prise en mains d’une partie du destin local par les locaux, c’est une conquête démocratique, non négligeable. Et, c’est bien ce qui enthousiasme les électeurs, dans les régions. Mais dans l’optique d’un tiraillement politique ou, disons-le clairement, d’une politique malveillante, elle peut profiler une désarticulation de l’Etat. Et c’est bien ce qui nourrit l’inquiétude qui s’empare des experts qui se penchent sur la question.

La perspective de partage des pouvoirs

Dans le contexte actuel de tentatives répétées de fissuration de l’unité nationale, la décentralisation pourrait, si on n’y prend garde, aller vers la résurgence du régionalisme. Et cela impacterait la stabilité du pays en affectant le ciment de l’unité nationale.

Les niveaux de décentralisation prévus par la Constitution sont au nombre de trois: la commune (municipalité), la province (gouvernorat) et le district (région). Cela sera encore précisé avec le nouveau Code des Collectivités locales, déjà transmis au Parlement. Ce n’est pas cette cascade de représentations qui inquiète, mais la cohabitation, inédite chez nous, du gouverneur et du futur président de région. La nature de leur désignation pourrait être à l’origine de rapports conflictuels, surtout sous le prisme de la différence de coloration politique.

Par ailleurs, cette coexistence pourrait, également, générer des conflits d’attribution en matière budgétaire, pouvant déboucher sur des dérapages de gouvernance. Le premier d’entre eux serait le gaspillage dû à une allocation impropre des ressources budgétaires. Ce serait dommageable pour les finances publiques et pour les citoyens qui auraient contribué aux finances locales. Les experts n’excluent pas, sous le toit de l’électoralisme, une déformation des mœurs politiques. Ce qui gênerait l’ambiance politique nationale. Il convient donc, préviennent les experts, de veiller à organiser avec beaucoup de précision la collaboration des pouvoirs d’Etat et des collectivités locales, c’est-à-dire entre “le gouverneur“ et “le président de région“. Et leur souci vient de ce que le texte du Code des collectivités locales a connu, dix-neuf moutures. Forcément, il y a de la suspicion dans l’air.

Quel sera le rôle du gouverneur?

Comment, à l’avenir, le gouverneur pourra-t-il exercer les attributions qui ont été les siennes en tant que représentant de l’Etat? L’élément nouveau, ici, est que les collectivités locales ont été affranchies de la tutelle du gouvernement. Elles ne seront plus contrôlées qu’a posteriori. Et ce qui n’est pas pour soulager la situation en cas de litige, tout conflit de compétence entre le gouverneur et le président de région sera examiné par le tribunal administratif. Le versant constitutionnel semble avoir été étudié, pour donner un certain ascendant au président de région, du fait de sa légitimité électorale. Et, c’est bien ce qui inquiète les experts, même s’ils ne le reconnaissent pas, ouvertement. Quel gouverneur voulons-nous? Un homme politique fort, investi de la puissance publique, ou un simple haut commis de l’Etat, dit crument “un représentant de l’appareil administratif“?

Le scénario de discordance politique fait planer le risque de situation de crises diverses. Le pluralisme peut faire que les deux pouvoirs locaux soient de coloration différente, et bonjour les dégâts. Aussi pour prévenir toute situation regrettable, les experts privilégient le statut de “gouverneur homme politique fort“, doté des attributs régaliens, serviteur de l’Etat et, par-dessus tout, gardien des valeurs républicaines.

La question n’est pas une simple spéculation intellectuelle. La preuve est que le gouvernement a mis sur pied un collectif ministériel pour préciser la configuration optimale des pouvoirs dans l’optique de la “déconcentration dans un système décentralisé“. Et le gouvernement s’apprête à lancer une consultation nationale autour de la réforme territoriale, incluant la réorganisation de l’administration déconcentrée, mais également la redéfinition des attributions du gouverneur. Cette dernière a été curieusement quasiment ignorée par la Constitution. Elle aurait également été marginalisée par le projet de Code des collectivités locales.

Attention aux partis de masse !

Emportés par l’euphorie démocratique, les constituants ou les législateurs auraient bafoué la puissance publique, pour mieux installer la volonté populaire. Cette option, ne l’oublions pas, est favorable aux partis de masse. Mais ceux-ci, et l’histoire est là pour le prouver, ne sont pas des partis démocratiques. Aller jusqu’à l’hypothèse d’une préméditation, en vue du noyautage de l’Etat, n’a pas été exprimé par les experts. Mais ça a l’air d’être un non dit. En tous cas, un citoyen averti en vaut deux.

A bon entendeur…