Interview Radhi Meddeb (1) : Les autorités manquent de courage face aux lobbies des industriels du tourisme

Le patron du groupe Comete Engineering et président de l’association Action et Développement Solidaire (ADS) analyse sans concession les causes du mal de l’industrie touristique. Et rappelle que la multitude d’études stratégiques réalisées au cours des dernières années n’ont pas été suivies d’effet.

Entretien

radhi-meddeb-2013-01.jpgWMC: L’industrie touristique se porte de plus en plus mal. Les causes de la crise sont-elles plus conjoncturelles ou structurelles?

Radhi Meddeb : L’industrie touristique tunisienne se porte mal depuis longtemps. Les autorités en place s’en rendaient parfaitement compte. Elles avaient, avant la Révolution, engagé plusieurs études stratégiques à ce sujet: l’étude JICA, celle de la Banque mondiale, celle enfin de Roland Berger et COMETE Engineering. Ces études aboutissaient régulièrement au même diagnostic. Les causes de la crise sont connues depuis longtemps: la mauvaise gouvernance du secteur avec une très faible implication de ses opérateurs, le mauvais positionnement bas de gamme du produit touristique tunisien, sa très faible diversification, sa dépendance notoire des tours opérateurs européens, l’inadéquation des modalités de financement du secteur face à son niveau capitalistique élevé, et enfin son lourd endettement et ses mauvaises créances.

“On a refusé l’ouverture du ciel, sous couvert de protection de la compagnie nationale, la mettant en situation d’éternelle assistée…“.

Le secteur n’a pas su prendre le virage technologique en offrant la possibilité à des clients haut de gamme de composer leur propre voyage sur Internet. Au contraire, il a préféré rester l’otage de tours opérateurs, eux-mêmes pris dans la tourmente sur leurs propres marchés, et l’enfermant dans une logique de tourisme de masse, mû par la seule exigence des bas prix.

Les autorités ont refusé l’ouverture du ciel, sous couvert de protection de la compagnie nationale, la mettant en situation d’éternelle assistée, incapable de payer ses redevances aéroportuaires, malgré les multiples recapitalisations.

Il faut signaler également l’approche dogmatique réservée au tourisme résidentiel en soumettant toute acquisition immobilière à l’accord préalable du gouverneur, alors qu’il a été démontré partout ailleurs que le tourisme résidentiel améliore les taux de retour, écrête les saisonnalités et améliore le flux des investissements directs étrangers.

“N’oublions pas l’image détestable que certaines pratiques ont pu donner de la Tunisie à l’extérieur, avec ces prédicateurs obscurantistes venus d’ailleurs prétendre remettre tout le monde sur le droit chemin“

À ces causes profondes et structurelles, se sont rajoutées, depuis 2011, des causes conjoncturelles: l’instabilité politique, la montée de l’insécurité intérieure et régionale et enfin la crise économique qui sévit en Europe, notre principal partenaire commercial.

N’oublions pas, non plus, l’image détestable que certaines pratiques ont pu donner de la Tunisie à l’extérieur avec, à titre d’exemple, ces prédicateurs obscurantistes venus d’ailleurs prétendre remettre tout le monde sur le droit chemin, y compris les touristes étrangers, au cÅ“ur même de nos stations touristiques les plus connues, ou encore la très forte dégradation de la qualité de l’environnement et l’amoncellement des ordures ménagères dans certaines de nos villes les plus emblématiques.

Que sont devenues les recommandations des différentes études?

Les multiples études menées n’étaient jamais suivies d’effets pour des raisons simples: le manque de courage politique des autorités en place face aux puissants lobbies des industriels du secteur.

En 2010, Comete Engineering a mené, avec le cabinet Roland Berger Strategy Consultants, une Etude stratégique du secteur touristique tunisien à l’horizon 2016. Le remède que vous aviez recommandé alors serait-il opérant près de cinq ans plus tard?

Je vous remercie de rappeler qu’un bureau tunisien était partie prenante dans la conduite de cette étude, à savoir COMETE Engineering, que je dirige. Les responsables du secteur semblent l’ignorer.

“Le traitement initialement prescrit reste valable dans ses grandes lignes. L’état du patient nécessite toutefois des doses de cheval“.

Près de cinq ans plus tard, le diagnostic établi à l’époque reste globalement d’actualité à deux détails près: le mal s’est approfondi, et aux maux initiaux se sont rajoutés l’instabilité, l’insécurité, le terrorisme, l’arrêt des investissements, la dégradation des installations touristiques et la profonde détérioration de la qualité de l’environnement et du service. Autant dire que le problème s’est drôlement compliqué depuis.

Le traitement initialement prescrit reste valable dans ses grandes lignes. L’état du patient nécessite toutefois des doses de cheval. Il faut espérer qu’il y résiste.

On compte près de 250 hôteliers endettés. A quoi est dû cet endettement? Aux seuls taux d’intérêts excessivement élevés appliqués par les banques, comme le soutiennent certains parmi les professionnels du secteur?

L’endettement du secteur est l’un de ses maux profonds et structurels. Il puise ses racines dans de multiples raisons:

D’abord, l’inadéquation des modalités de financement du secteur et de ses besoins en fonds propres. Le tourisme est “une industrie lourde” qui nécessite des fonds propres élevés et des crédits à très long terme. Or, rappelons-nous l’expérience des “jeunes promoteurs” qui ont bénéficié de “l’avantage” de réaliser leurs unités hôtelières avec des fonds propres réduits! Ce pseudo avantage démagogique s’est avéré tout simplement criminel! Il a signé l’arrêt de mort de la plupart de ces jeunes promoteurs.

“Les crédits à long terme accordés pendant longtemps étaient trop courts et trop chers“.

Les crédits à long terme accordés pendant longtemps étaient trop courts (un maximum de 15 ans) et trop chers (des taux nominaux fixes de 15% l’an), car attribués à un moment où l’inflation était à deux chiffres dans le pays. La charge de remboursement qui en a résulté s’est avérée tout simplement insupportable.

Cette situation a encore été aggravée par la complaisance du système politique qui a poussé les hôteliers à s’installer dans une situation confortable où le remboursement de la banque était «optionnel» et sans conséquence étant donné le laxisme gravissime manifesté par les banques à cet égard.

Ensuite, le manque de professionnalisme de beaucoup d’intervenants dans le secteur. Peu d’opérateurs touristiques possèdent et gèrent plus d’une unité hôtelière. C’est dire qu’ils ont tous essuyé les plâtres et fait les frais de leur apprentissage du métier!

Un hôtel en Tunisie coûtait, à configuration équivalente, 30% plus cher en termes d’investissement que le même hôtel réalisé en Égypte et était commercialisé 30% moins cher“.

Ensuite encore, la mauvaise gouvernance du secteur: un hôtel en Tunisie coûtait, à configuration équivalente, 30% plus cher en termes d’investissement que le même hôtel réalisé en Égypte et était commercialisé 30% moins cher! Cela veut dire entre autres que la plupart de nos hôtels ont été construits quasiment sans fonds propres, au vu et au su de tout le monde et avec l’assentiment des autorités de tutelle. Ils étaient par la suite, lors de leur commercialisation, bradés par des hôteliers qui confondaient chiffre d’affaires et résultat net, et étaient une proie facile pour les TO qui les poussaient sans cesse vers le bas, les obligeant à accepter des prix libellés en dinar, tout en leur retirant tout bénéfice de la dévaluation rampante du dinar.

“Certains hôteliers vertueux… ont réussi à tenir et à progresser, ont su créer leur propre marque, imposer leur prix et rester rentables“
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D’autres raisons sont moins avouables, même si connues de tous: les hôtels vont mal, mais les hôteliers vont généralement bien ou encore l’intérêt de l’hôtelier en Tunisie s’arrête souvent avec la fin de la construction de son unité et son entrée en exploitation.

Cette critique aux allures sévères, mais réaliste, ne doit en aucun cas occulter le comportement de certains hôteliers vertueux qui, même en période de crise, ont réussi à tenir et à progresser, ont su créer leur propre marque, imposer leur prix et rester rentables. Ils n’en ont pas moins subi la descente aux enfers de l’ensemble du secteur.

Le règlement de ce problème peut-il et doit-il se faire avec ou sans eux? Autrement dit, sera-t-il nécessaire de dessaisir certains hôteliers de leurs hôtels?

Un grand opérateur international me disait un jour qu’un hôtel devenait rentable à sa troisième faillite! Or, en Tunisie, le registre de l’Etat Civil des entreprises n’enregistre quasiment que les naissances; presque jamais des décès. Beaucoup d’hôtels sont structurellement non rentables. Ils vivent aux dépens de la collectivité, plombent les banques, ne paient pas leurs factures d’électricité ou d’eau et font un chantage permanent à l’emploi. De telles situations sont intenables. Elles font courir au secteur financier un risque systémique. Elles créent un biais dans l’affectation des ressources rares du pays.

Les directives récentes de la Banque centrale aux opérateurs financiers de provisionner sévèrement les garanties réelles au-delà d’une période raisonnable d’impayés devraient inciter les banques à des attitudes plus saines de recouvrement et de réalisation des actifs durablement défaillants.

“La profession devrait être solidaire d’une telle approche et approuver toutes solutions favorisant l’assainissement du secteur“.

Ces modalités de traitement comptable et financier doivent être complétées par une approche économique, celle d’envisager une reconversion de ces hôtels vers d’autres activités: résidences touristiques, Time Share, maisons de retraite, cliniques, changement de gérance… Le mieux, évidemment, serait de le faire en concertation avec les propriétaires. Mais cela ne sera pas toujours possible et il faudra alors que chacun assume ses responsabilités.

La profession devrait être solidaire d’une telle approche et approuver toutes solutions favorisant l’assainissement du secteur. Elle devrait faire preuve de lucidité et ne pas se cramponner à défendre systématiquement et contre toute logique des opérateurs non professionnels, conduisant le secteur inexorablement à sa perte.

(Suite)