Ahmed El Karm, DG de l’Amen Bank : «Les remèdes de l’économie sont entre les mains des politiques»

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Serein, réactif et audacieux. C’est Ahmed El Karm, directeur général de l’Amen Bank, lequel, quoiqu’on en dise, a toujours osé prendre des décisions, les assumer et les assurer.

Une petite anecdote juste pour rappeler que les dirigeants des institutions bancaires peuvent rapidement prendre des décisions. Celle d’Ahmed El Karm accordant publiquement un important prêt à une PME cliente d’Amen Bank et en panne momentanée de trésorerie. C’était à l’UTICA lors d’un séminaire avec les chefs d’entreprise. Ce n’était pas évident, mais cela donne la mesure du degré de confiance des administrateurs de l’Amen Bank et des actionnaires en leur président du directoire ainsi que des capacités de ce banquier, à l’origine haut responsable à la BCT, de bien gérer et sa banque et ses équipes.

Entretien.

WMC : Quel serait d’après vous l’impact de l’augmentation du taux directeur sur les prêts bancaires, sachant que la BCT a relativement modéré ses directives sommant les banques à baisser le nombre des prêts à la consommation?

Ahmed El Karm : La décision de la Banque centrale d’augmenter, bien que légèrement, le taux intérêt de référence du marché monétaire est une décision qui s’impose. La mission principale de la Banque centrale est de lutter contrer l’inflation. Cette dernière ayant dérapé jusqu’à devenir permanente, voire structurelle, ne pouvait laisser la BCT sans réaction. Sa responsabilité nationale est d’agir pour envoyer des signaux aux opérateurs pour dire qu’effectivement si l’inflation persiste, elle risque d’engendrer des répercussions dramatiques sur le développement économique, de provoquer des remous sur le comportement des investisseurs et des effets négatifs sur la paix sociale.

Pour sauvegarder les intérêts de la nation, les actions monétaires sont-elles suffisantes à elles seules?

Bien sûr que non. Une action monétaire, même volontariste, ne peut pas être vraiment efficace si elle n’est pas suivie de ce qu’on appelle communément «un plan d’accompagnement», comprenant d’autres mesures touchant les aspects afférents à l’économie réelle et qui sont actuellement à la base du dérapage de l’inflation. Et c’est là où le gouvernement doit faire preuve de courage et prendre des mesures sereines pour notamment assainir le circuit de distribution. Tout comme il se doit de faire en sorte d’éviter les pratiques de commerce frauduleux, parallèle et non contrôlable, et contenir la spéculation.

Il peut à ce propos s’appuyer sur des politiques incitatives qui aident à développer l’offre et à améliorer l’environnement des affaires.

La BCT est en train d’assumer sa responsabilité, il revient maintenant aux autres départements ministériels d’agir dans le même sens. Tout le gouvernement est concerné : les Finances, la douane, le Commerce, la sécurité, etc. Il s’agit de créer une nouvelle dynamique orientée vers la stabilisation de l’économie en vue d’impulser une croissance saine et durable en harmonie avec la nécessité impérieuse de respecter les grands équilibres macro-économiques.

Qui a entre les mains les clés de la relance économique aujourd’hui dans notre pays?

Le paradoxe maintenant est que la relance de l’économie est entre les mains des politiques. L’économie a besoin et rapidement de mesures décisives qui sont précisément d’ordre politique. Il est grand temps pour les politiques d’assurer la sécurité, d’arrêter définitivement une feuille de route fixant les dates des principales échéances politiques et électorales, et de clarifier les orientations stratégiques aux investisseurs tant nationaux qu’étrangers. Sans cela, les mesures d’ordre purement économique seraient d’une efficacité toute relative.

Relancer les prêts à la consommation ne serait-ce pas dangereux dans le contexte actuel où l’inflation bat son plein?

Je ne pense pas que c’est dangereux. Comme je l’ai précisé, l’origine de l’inflation n’est pas d’ordre exclusivement monétaire. Elle est plutôt la conséquence du dysfonctionnement économique et politique dû à une phase transitoire qui semble s’allonger outre mesure.

En théorie, la relance des crédits à la consommation pourrait peser sur les prix. Toutefois, les encours et les montants de ces crédits ne sont pas suffisamment élevés. Bien orientés, les crédits à la consommation peuvent même constituer un facteur de relance de l’activité économique si leur utilisation sert essentiellement pour financer la consommation des produits et services fabriqués localement.

Que pensez-vous également de la décision de la BCT de mieux rémunérer les taux d’intérêts de l’épargne qui a considérablement baissé ces deux dernières années et quel en serait l’impact sur les liquidités des banques?

C’est une sage décision, car aujourd’hui les taux d’intérêt de rémunération d’épargne sont négatifs. C’est une situation qui n’encourage pas la mobilisation d’une épargne financière nécessaire pour un financement suffisant de l’économie. Il est urgent de prendre des mesures d’incitation de nature la plus diverse, tournées vers l’encouragement d’une épargne dont le taux a sensiblement baissé en Tunisie. Sans taux d’épargne forts s’alignant sur la norme asiatique (de 25-30%), il serait illusoire d’espérer une relance convenable, saine et durable de la dynamique de l’investissement privé.

Quelles sont les portes de sortie qui s’offrent aux entreprises privées en ces temps incertains en Tunisie et quel est le rôle des banques privées à ce niveau?

Les banques tunisiennes ont joué convenablement leur rôle durant ces temps difficiles. Et je vous donne les chiffres qui permettent d’appréhender le sens de cette affirmation. En 2011, une année d’incertitude absolue avec une révolution en marche, et à un moment où les dépôts chez les banques n’ont augmenté que de 5%, ces dernières déclarent une forte croissance des crédits atteignant les 15%. Voire les banques tunisiennes augmenter leurs crédits à un pareil taux est un acte fortement volontariste car, dans toute situation d’incertitude de par le monde, les banques privilégient une politique dite de «credit crunch», se traduisant par une diminution de l’encours des crédits.

Quand la situation n’est pas claire, il est admis voire conseillé que les banques ralentissent sensiblement le rythme d’octroi de leurs crédits. A l’inverse, les banques tunisiennes ont pris l’initiative de maintenir le cap en matière d’octroi de crédit parce qu’elles sont ancrées dans le tissu économique et ne pouvaient pas lâcher des entreprises qui passent par des situations momentanément difficiles. Cela a été possible grâce au soutien de la Banque centrale, qui a assuré la trésorerie nécessaire pour que les banques continuent à fonctionner normalement.

C’est pour vous dire que les banques n’agissent pas à la marge des besoins des entreprises. Elles font plutôt preuve d’ingéniosité pour pérenniser un partenariat fort et efficace avec la clientèle.

Oui mais les PMI souffrent toujours autant…

C’est parce que la problématique des PME ne date pas de la révolution. Elle était à l’ordre du jour de tous temps. La preuve, en France, pays développé disposant d’une structure financière sophistiquée, a senti le besoin de créer la banque de la PME/PMI. C’est pour vous dire que le financement de la petite et moyenne entreprise n’est pas facile et nécessite un traitement particulier. Pourquoi? La réponse est très simple, c’est une question de gouvernance. Il est en effet demandé à la banque conventionnelle de privilégier des approches de maîtrise totale des risques. Or les PME ne présentent pas toujours des risques bancables, répondant aux normes prudentielles.

En effet, elles ne disposent pas de fonds propres suffisants les rendant éligibles au financement bancaire. Elles ne disposent pas des garanties nécessaires conformes aux pratiques bancaires et leurs dossiers de financement sont rarement établis conformément aux exigences des structures de crédit des banques.

Quelles solutions proposez-vous pour résoudre un problème devenu aujourd’hui structurel?

La question est de savoir comment rendre la PME bancable et à quelles conditions elle peut répondre aux normes d’un financement orthodoxe. Il y a des exemples édifiants des interventions bancaires de financement des projets de la PME qui se sont soldés par des forts taux d’impayés. Pour devenir bancable, la PME a besoin de s’appuyer sur des structures d’accompagnement et d’appui adaptées à ses spécificités et besoins.

Des initiatives nombreuses ont été déjà prises dans ce sens. Mais cela passe principalement par la multiplication des fonds d’investissements et comme structure parallèle nécessaire par la diversification des sociétés de gestion de fonds gérés, confiés non pas à des banquiers mais à des spécialistes convenablement formés dans la sélection des projets de la PME et dans la fourniture d’un soutien global et cohérent pour mener le projet au succès. Leur intervention sécurise la banque qui peut compléter par des crédits à terme appropriés, les fonds propres déjà mobilisés.

La banque assurera également, par des financements adéquats, les besoins de fonctionnement et d’exploitation. Les sociétés de gestion de fonds peuvent être des émanations des banques. C’est aujourd’hui un créneau qui commence à se développer en Tunisie, mais ces sociétés doivent être implantées surtout dans les zones et régions prioritaires. Il faut qu’elles accompagnent le promoteur partout sur le territoire national.

Les nouvelles technologies de l’information peuvent être utilisées pour consolider les relations et rapports de suivi de l’activité et de l’évolution au sein de la PME.

De même, les partenaires internationaux financiers peuvent aider à la constitution et la consolidation des structures de gestion de fonds.

Bref, pour réussir une structure dynamique d’accompagnement destinée a la PME et aux jeunes promoteurs, il est indispensable que tous les partenaires contribuent à cette oeuvre: administrations, banques, experts-comptables, conseillers fiscaux, etc.

Mettre cette mission sur le dos des seules banques commerciales est une erreur, parce que ce n’est pas leur métier de base. Néanmoins, les banques se doivent d’être des partenaires de qualité, notamment en filialisant des structures de gestion de fonds et en soutenant celles qui seront créées sur le marché.

Elles également sont appelées à mobiliser les fonds nécessaires pour constituer un matelas suffisant à la réalisation d’un important nombre des projets de la PME.

Le milieu des affaires souffre aussi des campagnes de chasse aux sorcières lancées à l’encontre des opérateurs privés et de groupes importants sanctionnant certaines personnes sur des présomptions sans preuves tangibles et leur interdisant même de se déplacer.

C’est une erreur, il faut dépasser cela, et très vite. Ceux qui ont fauté doivent assumer leurs responsabilités devant la justice, les autres, il faut les laisser travailler. Il faut faire la part des choses. Il n’est pas admissible d’interdire le voyage à des hommes d’affaires sur la base de simple supposition.

Comment voulez-vous que la communauté d’affaires travaille, innove et investisse si de simples allégations déclenchent tout de suite des interdictions de voyager? C’est une épée de Damoclès sur la tête des hommes d’affaires.

De plus, cette situation renvoie aux investisseurs étrangers une image peu sécurisante sur l’environnement des affaires en Tunisie.

Ne pensez-vous pas que les réformes tardent à venir en Tunisie, qu’il s’agisse de réformes économiques, politiques ou sociales?

Les expériences nous montrent que les moments les plus propices aux réformes en profondeur sont les révolutions, malheureusement cela n’a pas été le cas de la Tunisie. Les réformes sont plus facilement réalisables parce que la révolution rend les utopies possibles, et les opérateurs plus enclins à accepter les changements. C’est pour cela qu’il faut oser et avoir le courage de déclencher des réformes profondes sans avoir peur d’aller à contrecourant. Concomitamment, il est important d’expliquer, justifier et argumenter.

Pour ce qui est du système bancaire, les réformes ont été engagées depuis le Plan d’ajustement structurel de 1986. Il s’agissait alors de libérer le marché bancaire et l’ouvrir à la concurrence, de pousser les banques à l’innovation, de consolider les assises financières des établissements financiers et de restructurer le système bancaire pour garantir plus d’efficacité dans l’exercice de sa mission d’intermédiation et sa capacité de la création de valeur.

Quelles devraient être les priorités au niveau du secteur bancaire?

L’urgence maintenant est d’asseoir la bonne gouvernance. Il faut tout d’abord noter que les règles prudentielles appliquées par les banques internationales ne les ont pas empêchées de tomber en faillite, notamment lors de la crise de 2008. Les ratios annoncés n’étaient pour certaines d’entre elles que de la parade, du vernis.

Le comportement des décideurs et principaux opérateurs n’a pas changé. La cupidité restait le moteur des initiatives et des énergies déployées dans les marchés financiers internationaux. La quête du gain rapide, quels que soient les moyens utilisés ou le risque pris, était la dominante du comportement. L’innovation s’intensifie mais en totale déconnection des besoins réels de l’économie. Elle a pour simple et seul objectif de maximaliser à court terme des bénéfices pour faire augmenter le cours en bourse et partant les bonus.

Il revient aux autorités financières de mettre en place les règles de bonne gouvernance de nature à faire respecter l’éthique et éviter une prise du risque mettant en péril l’avenir de l’institution bancaire. C’est l’essence même des nouvelles règles de bonne gouvernance arrêtées par la Banque centrale de Tunisie. Ces règles demandant notamment aux banques d’associer des administrateurs indépendants chevronnés dans la prise des décisions au sein du Conseil. Elles accordent plus d’importance à la protection des actionnaires minoritaires. Elles renforcent la gestion des risques et l’audit des comptes et des opérations par la création de comités présidés par les administrateurs indépendants. Elles mettent en place des procédures garantissant que l’application des règles de bonne gouvernance soit effective au niveau de toutes les structures de la banque.

La deuxième priorité est d’augmenter la taille des banques. Quand nous voyons la dimension prise par les banques marocaines, on ne peut qu’être interpellé. En plus, que la taille des banques est en décalage par rapport à l’image et aux ambitions de l’économie tunisienne. Les hommes d’affaires, qui prennent le risque d’aller à la conquête de l’Afrique et d’autres continents ne trouvent pas des banques pour les accompagner et sont livrés à eux-mêmes. Il est impératif de développer de grandes institutions bancaires, qu’elles soient publiques ou privées, pour constituer un appui permanent à ces initiatives d’internationalisation.

Seriez-vous partant pour vous associer avec une autre banque privée dans ce genre d’initiative?

Nous sommes partants pour un pareil projet. Il y a deux manières d’aborder cette stratégie de regroupement des banques.

Soit porter le capital réglementaire minimum à un niveau tellement élevé que les institutions existantes seront dans l’obligation de fusionner pour ne pas être amenées à constituer des capitaux propres qu’elles n’arriveront pas à rémunérer. C’est la voie réglementaire que je ne recommande pas. Elle est brutale et sauvage.

Soit aller dans le sens de l’encouragement de la réalisation d’alliances stratégiques entre les banques. On peut penser que le marché peut se charger de susciter certaines initiatives en ce sens. Mais cela prendra du temps. Les mutations peuvent toutefois s’opérer plus facilement et rapidement si les autorités financières contribuent à la réalisation de cette dynamique de fusion, de regroupement et de rapprochement, constitué dans l’intérêt de l’économie tunisienne.

Le marché bancaire a besoin du stimulus pour le pousser à engager une réflexion profonde visant à augmenter la taille des banques tunisienne et à jouer un rôle significatif non seulement en tant qu’agent de développement national mais aussi en tant qu’opérateur régional pour ne pas dire international.