85% des entreprises tunisiennes opèrent dans l’économie parallèle

economie-parallele-01.jpgSur un total de 616.000 entreprises que compte la Tunisie, 524.000 opèrent dans le secteur informel et réalisent un chiffre d’affaires de 115 milliards de dollars, soit six fois et demi le budget de l’Etat, en 2013, et onze fois la valeur du capital des sociétés cotées en Bourse en 2010. Au regard de ces données, l’économie tunisienne ne serait qu’une économie sous-développée, «une économie pré-marché, voire une économie de niveau féodal».

Ce sont là les principales conclusions d’une étude sur l’informel commanditée par la centrale patronale, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) dans l’objectif d’évaluer le poids du marché parallèle dans l’économie nationale.

Cette étude, dont les résultats ont été présentés, ce samedi 15 décembre, lors d’une conférence tenue au siège de l’UTICA à Tunis, a été effectuée par l’Institut pour la liberté et la démocratie (ILD) sous la houlette du célèbre économiste péruvien Hernando De Soto, classé parmi les six premiers innovateurs du monde et qualifié par l’ancien président américain Bill Clinton, «du plus grand économiste vivant».

L’auteur du «Le mystère du capital: Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs», explique cette situation par les difficultés que rencontrent, en Tunisie, les micro-entrepreneurs informels pour accéder légalement à la propriété.

Hernando De Soto rappelle que les révolutions arabes ont été déclenchées par des micro-entrepreneurs, comme Bouazizi, qui avaient consenti le sacrifice suprême (immolation, suicide) par crainte d’être exproprié d’un espace qu’ils ne possèdent pas.

Les informels interrogés ont été unanimes pour révéler qu’«ils ne disposaient pas des instruments légaux pour protéger leurs biens et s’associer en vue de se développer», le secteur dans lequel ils évoluent étant par définition un secteur où prévalent l’anonymat, l’anarchie, l’inexistence de documents de propriété, les transactions en cash, l’évolution dans des sphères de non droit et de fraude fiscale.

Dans cette optique, l’auteur de l’étude révèle que les témoignages des survivants et familles des immolés (une soixantaine dans la région MENA dont 22 en Tunisie et 29 en Algérie), sont également édifiants, à ce sujet. Ces derniers mettent en avant l’expropriation comme élément déclencheur de l’immolation. «66% des auto-immolés ont vu leurs entreprises, marchandises, machines, bâtiments saisis», écrit Hernando De Soto, avant de citer l’exemple de Bouazizi: le défunt aurait visiblement perdu, selon l’enquête, 225 dollars: deux cageots de poires (15 dollars), un cageot de bananes (9 dollars), trois cageots de pommes (22 dollars) et une balance électronique d’occasion (179 dollars).

De cette situation, Hernando De Soto en tire trois causes du désespoir du défunt Bouazizi.

Premièrement, il a perdu l’espoir de bénéficier du droit d’accéder un jour à la propriété légale (obtention d’un stand sur le marché de gros).

Deuxièmement, il a perdu l’espoir de vendre sa marchandise achetée à crédit et étant informel c’est à dire illégal, ne pouvait pas bénéficier des lois sur la faillite.

Troisièmement, il a perdu l’espoir de fournir une garantie à ces créanciers. Ainsi, il ne pouvait pas convertir, en titre foncier, le terrain que lui avait légué son père car ce terrain était squatté et non enregistré.

Autres révélations de cette étude: les informels enquêtés refusent toute idée et tout projet d’intégrer le secteur formel mais ils ont prouvé par contre l’existence dans les pays du Sud d’un gisement d’entrepreneurs capables de se dépasser pour peu qu’on leur réunisse les conditions de leur épanouissement.

Au-delà de ces révélations et déclarations des enquêtés, Hernando De Soto a cherché en fait à mettre en exergue le rôle de l’accès à la propriété dans l’émancipation et l’enrichissement des populations défavorisées. C’est la thèse qu’il défend, d’ailleurs, dans ses ouvrages. Selon cette thèse, les habitants des pays de l’hémisphère Sud sont riches mais riches d’un «capital mort», capital qui ne se multiplie pas et qu’ils ne peuvent mobiliser faute d’un système de droits de propriété efficace.

Il a cherché également à prouver que l’économie informelle n’aide pas au développement. Elle n’est qu’un palliatif au chômage et constitue, en conséquence, un problème grave au regard de son illégalité (non documentée), la non standardisation des règles qui y prévalent et par l’aliénation extrême et l’opacité de ses acteurs (les informels).

Pour Hernando De Soto, «les pays pauvres ont besoin des solutions que les pays développés ont adoptées au XIXe siècle, pas au XXIe siècle». Dans ses livres, il explique que l’arsenal législatif progressivement mis en place en Occident a permis une émancipation de l’individu par rapport à la communauté, la garantie de la propriété, la généralisation et la standardisation des titres de propriété. Cette dernière permet également une baisse du coût de transaction: «dans les pays en voie de développement et les ex-pays communistes, les gens conduisent leurs cochons au marché pour les vendre un à un, comme ils le font, depuis des milliers d’années, alors qu’en Occident, des courtiers apportent au marché des représentations de leurs droits sur les cochons».

A bon entendeur.