La Tunisie et le conflit syrien (1/2) : A-t-on opéré les bons choix?


tunisie-syrie-03032012-320.jpgD’abord un constat: en décidant, coup sur coup, d’expulser, le 5 février 2012,
le chargé d’affaires de Syrie à Tunis, et d’accueillir, le 24 février 2012, la
conférence des «amis de la
Syrie», la Tunisie a tordu le cou aux fondamentaux
qui ont toujours guidé son action diplomatique. Pour la première fois, la
diplomatie tunisienne se départit de sa modération et de sa propension à ne
jamais réagir d’une manière aussi franche notamment lorsque ses intérêts ne sont
pas dans la balance.

Il y a de quoi perdre son latin. Ou plutôt, et pour replacer les faits dans leur
contexte tunisien, son arabe. En effet, en décidant, coup sur coup, d’expulser,
le 5 février 2012, le chargé d’affaires de Syrie à Tunis, et d’accueillir, le 24
février 2012, la conférence des «amis de la Syrie», la Tunisie tord le cou aux
fondamentaux qui ont toujours guidé son action diplomatique.

Il ne s’agira pas là de juger le bien-fondé de ces décisions et de l’engagement
de la Tunisie d’une manière aussi franche dans un conflit où les intérêts du
pays ne sont en jeu. La lecture des commentaires, notamment des acteurs de la
société civile relayés par la presse, montre qu’il y a, pour ainsi dire, de quoi
boire et manger. Chacun selon sa sensibilité ou de sa vision du monde voire de
l’idéologie qui guide ses pas va exprimer sa satisfaction ou au contraire sa
désapprobation.

Mais, les faits sont, au-delà des réactions des uns et des autres, sont là: pour
la première fois, la diplomatie tunisienne se départit de sa modération et de sa
propension à ne jamais réagir d’une manière aussi franche notamment lorsque ses
intérêts, répétons-le, ne sont pas dans la balance.

La manière de faire de la diplomatie tunisienne est pour ainsi dire séculaire.
Nourris à la sève phénicienne, héritiers, donc, de ses Phéniciens qui savent
constamment arrondir les angles en ne plaçant jamais un mot plus haut que
l’autre, les diplomates tunisiens se sont toujours distingués par une certaine
approche.

Le voyage de Mohamed Sadok Bey «n’était pas dans le but de visiter un pays frère
et voisin»

En témoigne le voyage de Mohamed Sadok Bey à Alger, le 15 septembre 1860
(1813-1882) où il est venu «courtiser» l’empereur français Napoléon III, dont le
pays occupait, depuis 1830, l’Algérie voisine et qu’il savait lorgner la
Tunisie. Mohamed Sadok Bey savait que son voyage «n’était pas dans le but de
visiter un pays frère et voisin», notait à juste titre notre confrère Le Temps
dans un article de son édition du 1er septembre 2007 (voir l’article d’Ahmed
Younès, La rencontre Sadok Bey – Napoléon III à Alger, un pavé sur la voie du
colonialisme). «Le fait que l’Algérie était occupée, voilà déjà trente ans à
l’époque, par la France, ne prenait pas à cœur le souverain tunisien», ajoutait
notre confrère. Il s’était pourtant rendu à Alger.

Cette manière de faire de la diplomatie tunisienne n’a pas toujours plu.
Certains ont toujours jugé ses réactions timides, voire timorées. Ne fallait-il
pas du reste que la diplomatie tunisienne de l’Après 14 janvier 2011 soit plus
vigoureuse, s’engageant d’une manière plus claire dans les événements qui se
déroulent dans la région, notamment lorsque les Droits de l’Homme sont bafoués
comme c’est le cas en Syrie depuis toujours?

Mais cette manière de faire a permis, dans des circonstances, à la Tunisie
d’être sollicitée. On n’oubliera pas que l’ancien Premier ministre tunisien, El
Béhi Ladguam, a été sollicité par la Ligue des Etats arabes, en septembre 1970,
pour faire revenir à la raison Palestiniens et Jordaniens qui se sont affrontés
dans ce qu’il est communément appelé la guerre de «Septembre noir».

Un conflit qui oppose les grandes puissances

C’est également la diplomatie tunisienne qui va être sollicitée par les
Palestiniens pour préparer, dans les années 90, les pourparlers avec les
Américains, à Tunis. Celles-ci allaient conduire aux accords dits d’Oslo du 13
septembre 1993 sur un processus de paix israélo-palestinien. Impliqués jusqu’à
la lie, la diplomatie tunisienne avait joué un rôle crucial. Et c’est de Tunis
que le leader Yasser Arafat partira pour rentrer à Gaza un certain 1er juillet
1994 et installer l’Autorité palestinienne.

Certes, la diplomatie a eu des coups de gueule. On se souvient des profonds
désaccords exprimés d’une manière tonitruante avec le régime de Jamel Abdel
Nasser, dans les années 60. La Tunisie est allée jusqu’à rompre ses relations
diplomatiques avec Le Caire. On se souvient encore de la brume avec les
Etats-Unis d’Amérique, fruit de la colère du président Habib Bourguiba, lorsque
ce pays a voulu faire valoir son droit de véto lorsqu’il s’est agi de condamner
Israël dans les bombardements de Hammam-Chott (1er octobre 1985). Le président
Bourguiba s’est adressé en termes énergiques à l’ambassadeur américain et avait
menacé de rompre les relations diplomatiques avec Washington, les Etats-Unis
s’étaient alors abstenus –fait rare- d’opposer son véto à une résolution
condamnant Israël.

Pour le cas de la Syrie, l’engagement de la diplomatie tunisienne concerne un
conflit régional, voire international, dans lequel, toutefois, de grands
intérêts, éloignés de ses préoccupations nationales, sont en jeu. Il oppose de
surcroît les grandes puissances avec lesquels elle s’est essayé presque toujours
à l’exercice difficile qui consiste à ne pas soutenir ni à s’opposer. D’une
part, la Russie et la Chine, et de l’autre les Etats-Unis d’Amérique, la France
et la Grande-Bretagne, toutes «titulaires» du droit de véto au Conseil de
sécurité de l’Organisation des Nations unies.

On soupçonne très bien du reste les raisons de l’engagement des uns et des
autres. Russes et Chinois ont des intérêts économiques et stratégiques certains
et même vitaux à défendre en Syrie, qui constitue un marché et un accès sur la
Méditerranée pour leur flotte respective. Américains, Français et Anglais
veulent affaiblir l’Iran, dont le programme nucléaire inquiète leur allié de
toujours: Israël. Les Russes et les Chinois ont, par ailleurs, des intérêts en
Iran, situé à leurs frontières.

Notons que les deux camps ont sur le dossier syrien des avis bien arrêtés qui
s’inscrivent dans un agenda politique. En témoigne le véto russe et chinois à la
résolution du Conseil de sécurité condamnant la Syrie. En témoigne également,
peut-être, la réaction du Kremlin, le 25 février 2012, au discours du président
Mohamed Moncef Marzouki, la veille donc de l’ouverture de la Conférence des
«Amis de la Syrie», dans lequel il a souligné que la Russie pourrait accueillir
le président syrien Bachar El Assad dans le cadre d’une solution négociée de la
résolution du conflit.

Le Kremlin, c’est-à-dire le tandem au pouvoir -le président Dimitri Medvedev et
le Premier ministre Vladimir Poutine, qui vont bientôt permuter de poste, aux
dires de certaines indiscrétions de la presse internationale, a conseillé au
président tunisien de «parler seulement au nom de son seul pays» et de proposer
«des solutions qui visent à résoudre pacifiquement le conflit syrien». Pas la
peine d’être un diplomate pour comprendre le message russe. Peut-on parler, ici,
du reste, du premier «incident» de la Tunisie indépendante ne concernant pas ses
relations bilatérales avec une grande puissance?

Le conflit syrien est, en outre, des plus complexes. Personne ne peut savoir ses
véritables contours et à quoi il pourrait aboutir. Des observateurs craignent
qu’une solution à la Georges Bush n’aboutisse à un déchirement du pays. Qui se
trouve être -comme de nombreux pays de la région- un capharnaüm ethnique où se
mêlent musulmans sunnites et chiites, chrétiens de différents cultes (chaldéen,
melkite, orthodoxe, syriaque, arménien,..), druzes et kurdes.

Des observateurs ne négligent pas, à ce propos, les effets combien ravageurs de
cette situation ethnique pour les pays de la région. A commencer par la Turquie
qui gère, depuis des années, quelquefois dans le sang, une «question kurde». A
moins d’être un partisan de la fameuse «anarchie créatrice», sortie des cartons
des néo-conservateurs américains, attirés d’abord par les richesses des pays
qu’ils lorgnent et la survie des compagnies américaines, on ne peut que prendra
beaucoup de précaution avant de s’engager sur la voie rapide pour la résolution
des conflits comme ils semblent le souhaiter.

L’histoire a démontré que leur pragmatisme anglo-saxon n’aboutit pas toujours
aux bonnes solutions. Et que les Américains cachent souvent les objectifs réels
pour lesquels ils roulent.

Là ne s’arrête pas l’analyse. Nous y reviendrons.

Prochain article : La Tunisie et le conflit syrien (1/2): Notre pays a-t-il les
moyens de sa nouvelle politique étrangère?