Tunisie : L’argent, les médias, et le sens

Interview du patron d’une chaîne privée, sur une radio privée, je suis restée
bouche bée devant des déclarations qui me semblaient choquantes, à première vue.
«Mon travail, mon objectif, c’est de faire de l’argent…» …«Que cela? Votre
objectif c’est seulement de faire de l’argent? Vous êtes un
média de masse quand
même, ça implique d’autres considérations…», «…Parce que vous vous êtes une
association caritative, vous, dans cette radio? Votre objectif n’est peut-être
pas de faire de l’argent? De l’audience?»…

Silence, gêne des deux parts, l’animateur et l’invité, puis reprise de la
discussion… «Oui mais voyez vous, pour faire de l’argent, il nous faut donner du
sens à ce qu’on fait, attirer et retenir le téléspectateur, c’est pas facile de
faire de l’argent, c’est pas facile de vendre … aux annonceurs»… Et encore plus
loin dans cette discussion qui n’a manifestement pas tourné au profit de
l’invité, qui s’attendait uniquement qu’on lui dise bravo pour ses records
d’audience, … plus loin… «Les événements et les prochaines échéances politiques,
c’est une “miisra“ pour nous, ça nous permet de faire encore plus d’audience…».
“Miisra“, le mot m’a fait sursauté, je ne me trompe pas?!, “misra“, ça veut dire
«période faste» en agriculture, quand la récolte est bonne…?!

Décidément, on n’est pas très loin de la déclaration d’un certain patron d’une
grande chaîne privée en France, qui, à la question de définir son métier… ce
qu’il fait, en gérant un mass-média aussi influent, il répond «mon métier est de
vendre du temps de cerveau libre à Coca Cola». Je développe pour ceux qui
n’auraient pas bien saisi: faire de la télé, ce n’est ni essayer d’apprendre des
choses aux gens, ni de les informer, ni même de les divertir… sauf si l’on
parvient ainsi à créer les bonnes conditions pour nos annonceurs, pour placer
leurs spots et vendre au mieux leurs produits. Autrement dit, si le médiocre, le
vulgaire, l’incitation à la haine, le populisme en mettant de l’huile sur le feu
en cas de violences, le clientélisme…vendent mieux que les documentaires,
l’information de qualité… on marche.

Peut-être que c’est moi qui suis à contrecourant en étant choquée de telles
déclarations. Peut-être que je tiens cela de la culture française où parler
argent, rendement, salaires des grands dirigeants…est mal sain. Peut-être que je
dois me convertir à l’américaine et me libérer de mes chaînes/chaînes….

Un mass-média est quand même ce qu’on a inventé de plus dangereux au siècle
dernier. Dangereux, car ils sont chez nous, qu’on le veuille ou pas (enfin,
c’est difficile de jeter sa télé, et de mettre une bibliothèque à sa place). Ils
sont chez nous, tout le temps, et peuvent effectivement finir par nous
transmettre quelque chose, de nous influencer d’une manière ou d’une autre… A
force de forger ne devient-on pas forgeron….

La chose que j’ai (dû) le plus regarder à la télé en ce Ramadan, c’est cette
fille qui souffre de ballonnements, et qui nous vend le fameux yaourt qui
facilite la digestion… et je parie que c’est pareil pour vous. On croit
(vouloir) regarder un feuilleton, mais à la fin, on aura surtout vu -bon gré mal
gré- des filles qui souffrent de ballonnements, des femmes qui lavent leur
linge, etc. C’est exaspérant. Je crois que je vais noter ces marques, pour ne
pas les acheter demain en grande surface! Tellement ça m’a gavée/énervée… !

Le sens. Si tant est qu’un média privé ait pour objectif de donner un certain
sens, à son contenu…comment penser ce sens…? Quand on sait la manne d’or que
cela représente pour les politiciens. Nous savons tous le scandale Murdoch, nous
savons tous ce qui s’est passé dans le pays de l’Oncle Sam, le lavage de
cerveaux qu’a fait la Fox news par exemple, pour convaincre les Américains que
l’Irak c’est le pays de Al Qaïda… nous savons tous la forte implication de
Berlusconi dans les médias italiens, etc. Donc voilà, nous, avec la démocratie,
nous allons aussi avoir droit à toutes les formes de liberté, y compris les
pires. «Chokran bé3th al kanet»…qui dit ouvertement être libre de faire ce qu’il
veut, dans SA chaîne de télé….

Ahhhhh! Heureusement qu’Internet est là. Sur la toile, on va où on veut, on a le
choix, mais surtout, c’est interactif. Le citoyen lambda qui n’a aucune
présence, aucun poids, aucun pouvoir devant des obscénités, ou des médiocrités,
ou des contrevérités que débite un pseudo journaliste/animateur, peut, en lisant
cet article, poster le commentaire qu’il veut, et avoir pratiquement le même
poids que la parole qui est dans cet article. Le citoyen lambda peut monter un
groupe contre ou pour quelque chose, exprimer sa voix, fédérer d’autres
personnes du même avis, et on sait le rôle d’Internet dans la mobilisation des
jeunes (et moins jeunes) un certain 13 janvier….

Alors vive Internet. Même avec ses torts, Internet reste un espace
«démocratique», tout l’inverse de la logique média de masse, à sens unique.