«Si un homme raisonne mal, c’est qu’il n’a pas les données pour raisonner mieux» (1) disait Diderot en 1771. Affirmation d’une actualité brulante, malgré les deux siècles un tiers qui nous séparent de son auteur.

Seul le vocabulaire a évolué sous l’effet des progrès des sciences : Il est devenu plus riche et plus nuancé. Normal, quand on sait que le dictionnaire d’aujourd’hui contient trois fois plus de mots que le dictionnaire du 18ème siècle.

Du temps de Diderot, les « données » signifiait, pour l’essentiel, les faits et les informations. Aujourd’hui, elles ont une acception plus large:

Avec l’essor de l’informatique et l’extraordinaire développement des moyens de communications, les informations se sont érigées sous forme de «Bases», ou de «Banques» de données.

Conséquence : «Pour raisonner mieux», il ne suffit plus d’avoir les informations nécessaires, encore faut-il que l’on soit capable de les conserver, de les mettre à jour, d’y accéder rapidement et facilement, de les interpréter correctement et de les utiliser à bon escient. Autrement dit, il nous faut une panoplie d’autres outils permettant la bonne exploitation de ces considérables «stocks de données».

Dans le domaine du management, le problème est encore plus compliqué car il faut y ajouter les épineux obstacles du langage ; le management étant le «produit» d’une culture étrangère pour les 9/10ème de l’humanité.

Or, on le sait maintenant, pour comprendre une culture étrangère, il est indispensable de bien connaître non seulement la langue dans laquelle celle-ci s’exprime mais aussi et surtout les origines, l’évolution et la signification des mots et des concepts. Cela évite bien des erreurs, disent les anthropologues.

Et, d’aucuns ajoutent : « le langage est à la fois le véhicule de la culture et une partie de son objet »(3).

Il y a de nombreuses définitions de la culture. Voici celle qui représente une sorte de commun diviseur parmi les définitions anthropologiques :

«la culture est la manière structurée de penser, de sentir et de réagir d’un groupe humain. Elle représente l’identité spécifique d’un groupe. Elle est surtout acquise et transmise par les symboles du langage ».(4) Il s’ensuit que le langage fait partie intégrante de la culture, c’est même la partie la plus reconnaissable de celle-ci.

Moralité : L’essence de la culture est constituée d’idées et de valeurs traditionnelles dérivées et sélectionnées par l’histoire au moyen du langage.

Ce qu’il faut bien percevoir ici, c’est que le langage n’est pas un véhicule neutre de la pensée. Celle-ci est particulièrement influencée par les mots, les concepts, la structure des phrases auxquels s’ajoutent les valeurs, les postulats, les méthodes, le mode de pensée sans oublier la vision que l’on a de la finalité de l’Existence et les problématiques qui s’y rattachent en termes de préoccupations et d’actions à entreprendre. Un grand linguiste américain a déclaré à ce sujet : «Les observateurs ne voient pas la même image de l’univers, si leurs antécédents linguistiques ne sont pas semblables » (5).

Prenons quelques exemples : Dans certaines sociétés à familles élargies, le même mot désigne la mère et la tante. D’autres sociétés utilisent le même mot pour désigner la sœur et la tante ou le père et le grand père. Les langues scandinaves ont, en revanche, des termes différents pour désigner les grands parents maternels et les grands parents paternels. Evidemment, ces différences linguistiques ne sont pas sans effets sur les relations sociales, en général, et les relations familiales, en particulier.

Qu’en est-il du domaine du management ?
On y retrouve la même imprécision : les Japonais n’ont pas, à ce jour, de mot pour traduire l’expression «prise de décisions».

Les Français n’ont pas encore d’équivalents valables pour traduire de l’Anglais un grand nombre de nouveaux concepts tels que, par exemple, marketing, managementleadershipneed for acheivementinternet,merchandising, etc. Il en est de même pour toutes les autres langues d’origine latine.

Pour les langues d’une autre origine, le problème est encore plus épineux: Une langue aussi belle et aussi riche que la langue Arabe se trouve, aujourd’hui, pratiquement méconnaissable suite à l’introduction de terminologies tout a fait inadaptées à sa syntaxe originelle. Les risques d’incompréhension sont alors bien réels. Un seul exemple suffit pour montrer l’ampleur du problème : le mot « ordinateur » est souvent remplacé par le terme anglo-saxon «computer» qui, pour un arabophone ne signifie strictement rien. Pour l’écrire, c’est un véritable cauchemar : On ne sait pas trop comment s’y prendre. Pour éviter ce genre de difficultés, ce mot est alors traduit par le terme « hassoub » qui, signifie en arabe, «une personne ou une machine imbattable pour faire des calculs !». Comment s’étonner ensuite de la mauvaise compréhension entre les peuples.

Pire encore, un grand nombre de concepts, restés inchangés dans la langue d’origine et pour lesquels on est arrivé à trouver des synonymes, ont totalement changé de signification à l’insu de la plupart de ceux qui les utilisent.

Citons pèle mêle les termes «information », « client »«qualité », « vérité », « justice », « publicité», « rémunération », « gestion », « dirigeant », etc. Et, la liste est loin d’être terminée.

On continue, pourtant, de dire «Gestion de la Force de vente» alors qu’il est plus pertinent de dire «Management de la force de vente».

On dit aussi « Chef des ventes » alors qu’il est plus judicieux de dire Directeur, Animateur ou mieux encore «Manager de la force de vente». On parle indifféremment du directeur commercial et du directeur marketing, de la gestion du personnel et de la gestion des ressources humaines, de la publicité et des relations publiques, etc.

Ceux qui gèrent, appelés gestionnaires, savent «ce qu’ils doivent faire»; ceux qui dirigent, appelés managers ou, mieux encore, leaders,savent «ce qu’il faut faire»

La meilleure façon d’échouer dans les Etudes, dans la Formation et dans les Affaires…sans se rendre compte, c’est de continuer de ne pas percevoir cette problématique. C’est celle-ci qui explique le désarroi dans lequel se trouve, aujourd’hui, les managers des pays en développement : Ils n’arrivent pas toujours à identifier la meilleure approche à adopter pour assurer la nécessaire rentabilité de leurs entreprises et, chaque fois qu’ils reçoivent des recommandations à ce sujet, ils se rendent compte que ceux qui leur donnent ces conseils se trompent souvent !

De cette problématique découlent, en effet, toutes les problématiques du management dont, en particulier, celle-ci : la plupart des entreprises sont à la fois sur commandées et sous gérées.(3). Cette problématique reste à peine perceptible bien qu’elle concerne toutes les formes des Organisations y compris les Etats-nations. En parlant des chefs d’Etats et de leur manière de diriger leur pays, Peter Drucker disait en substance: «il n’y a pas de pays sous-développés, il n’y a que des pays sous dirigés».

Et, la traduction est à peine acceptable. Voici donc le texte intégral de sa déclaration: «There are not underdevelopped countries, there are only undermanaged countries».

On continue d’observer dans les entreprises performantes et moins performantes d’excellentes aptitudes à gérer les activités quotidiennes, et personne ne doutera jamais qu’il faut bien gérer la routine de tous les jours. Il y a, cependant, une profonde différence entre «gérer» et «diriger» même si ces deux activités sont tout aussi nécessaires.

Gérer consiste à provoquer, à accomplir, à assumer des responsabilités, à commander. Diriger consiste à exercer une influence, à guider, à orienter.

La distinction est fondamentale: Ceux qui gèrent, appelés gestionnaires, savent «ce qu’ils doivent faire»; ceux qui dirigent, appelés managers ou, mieux encore, leaders, savent«ce qu’il faut faire». Les gestionnaires se contentent de résoudre les problèmes, les managers s’évertuent à découvrir les vrais problèmes.

On peut résumer la différence en opposant les activités, les orientations et les objectifs de ces deux types de responsables d’entreprises: Les gestionnaires orientent leurs activités vers les tâches, les managers orientent les leurs vers les résultats.

Les gestionnaires passent le plus clair de leur temps à «commander les autres», les managers ont, en revanche, pour devise : «diriger les autres, se commander soi-même».

Les activités des gestionnaires sont centrées sur la maîtrise des travaux courants et visent avant tout l’efficience, celles des managers sont centrées sur la vision et visent l’efficacité.

Les managers ne se contentent pas de pousser plus loin ce que d’autres ont déjà fait, mais créent de nouvelles idées, de nouvelles politiques et de nouvelles méthodologies. Ils modifient le métabolisme basal de leurs entreprises. Pour reprendre l’expression de Camus, les managers «créent dangereusement» et ne se contentent pas de maîtriser des activités fondamentales.

Ils créent dangereusement parce qu’ils incitent l’ensemble du personnel, toutes catégories confondues, non pas à «travailler durement» ou à «travailler seulement», mais à «apprendre» en permanence pour «innover» continuellement.

Voilà le véritable travail d’un manager, qu’il soit chef d’entreprise, chef de de service ou chef de section. C’est dire donc que l’entreprise performante d’aujourd’hui est avant tout une entreprise «formatrice» et innovante.

Cette évolution ne s’est pas faite sans raison. Elle est la conséquence d’une autre évolution encore moins perceptible : le changement des sources du profit.

Lorsque l’environnement des entreprises était stable, celles-ci tiraient l’essentiel de leur profit de la «productivité» et de son corollaire: la «bonne gestion» de leurs ressources.

Aujourd’hui, l’environnement n’étant plus ce qu’il était, la profitabilité des entreprises est devenue, pour l’essentiel, tributaire de « l’innovation » (et non pas seulement de la productivité), et de son corollaire : la qualité de leur «Management» (et non pas seulement de la bonne gestion de leurs ressources).

Ainsi, le concept de leadership que partagent et qu’incarnent les managers est directement lié à la manière dont ils interprètent leur rôle. Ils se préoccupent des objectifs fondamentaux et de l’orientation de leurs entreprises. Leur perspective est orientée vers la vision et le jugement.

Ils ne passent pas leur temps à chercher à savoir «comment il faut faire», mais à savoir «ce qu’il faut faire».

Au risque d’être banal, il faut souligner une évidence :
Les problèmes actuels ne seront pas résolus sans des entreprises performantes, et les entreprises ne sauraient être performantes sans un leadership efficace.

Une entreprise qui manque de capitaux peut emprunter de l’argent, et une entreprise mal installée peut déménager. Mais une entreprise qui manque de leadership n’a guère de chances de survivre.

Elle s’étiolera sous le contrôle d’employés au mieux efficients, dans des domaines étroits. Les entreprises ont besoin d’être dirigées pour combattre leur somnolence et pour s’adapter à l’évolution des circonstances.

Le leadership est ce qui confère à une entreprise sa vision et son aptitude à traduire cette vision en réalité. Sans cette traduction- échange entre chefs et subordonnés- il n’y a pas de cœur qui bat au sein de l’entreprise.

Mohamed Moncef KACHOURI – Formateur et consultant en Marketing 

(1) Cité par H.Pointillart et D.Xardel, «Mégabases : Le marketing du toucher-juste», Ed. Village Mondial, Paris, 1996, p15
(2) Expression de Herve Pointillart & Dominique Xardel, Ed. Village Mondial, Paris, 1996
(3) Warren BENNIS & Burt NANUS, « Diriger », NH, 1985, p
(4) Définition de C. kluckhhohn, citée par Daniel Bollinger & Geert Hofstede, «Les différences culturelles dans le management», Les Editions d’organisation, Paris, 1987
(5) Il s’agit de B. Worf, cité par Daniel Bollinger & Geert Hofstede, «Les différences culturelles dans le management», Les Editions d’organisation, Paris, 1987