Par Oilid Ben Yezza*

La théorie économique des “twin déficits” (ou « déficits jumeaux ») parfois controversée comme toutes les théories économiques définissent la coexistence d’un déficit budgétaire (État dépensant plus qu’il ne prélève en impôts) et d’un déficit de la balance courante (importations supérieures aux exportations). Elle est apparue dans les années 1980 aux États -Unis et a été largement discutée par des économistes comme Olivier Blanchard (1985).

Cette théorie colle comme un gant à la situation actuelle de la Tunisie. Ainsi, d’après l’INS en mars 2025, le déficit de la balance commerciale tunisienne a atteint –5,050 milliards de dinars sur le premier trimestre, soit une dégradation de 66,8 % par rapport à la même période en 2024. Le taux de couverture (exportations / importations) a chuté à 75,2 % en mars 2025 contre 84,3 % en mars 2024. Fin juillet 2025, le déficit commercial atteint 11,904 milliards de dinars sur les sept premiers mois de l’année. Ce déficit résulte particulièrement d’un déficit énergétique très lourd (énergie ceci malgré une baisse mondiale du gaz et du Brent…) et une hausse des importations : biens d’équipement (+18,3 % sur certains mois) ; matières premières, demi-produits, biens de consommation. La situation aurait pu empirer si les cours des matières premières n’avaient pas baissé. Paradoxalement, le déficit de la balance hors énergie s’est quelque peu réduit à certains moments (ex. –2,17 Md TND fin mars 2025), ce qui montre que l’énergie joue un rôle particulièrement toxique dans le dysfonctionnement de la balance commerciale nationale. Les chiffres indiquent une dégradation très nette ce qui renforce la thèse d’un déficit extérieur structurel.

Déficit budgétaire et finances publiques

Passons maintenant au déficit budgétaire et aux finances publiques. Ainsi selon la Banque mondiale, le déficit budgétaire tunisien est prévu à 5,8 % du PIB en 2025, en baisse par rapport aux 6,2 % en 2024. Malgré cette réduction, la Banque mondiale alerte sur une forte vulnérabilité : des « besoins de financement brut » très élevés (notamment pour rembourser la dette), et une dépendance à des financements extérieurs sans réformes structurelles suffisantes. Donc, même si le déficit public devrait se réduire, il reste très significatif et contribue à la pression sur l’épargne nationale et sur les besoins de financement.

Épargne privée / nationale

Passons maintenant à l’épargne, Hela Ben Hassine Khalladi, maître de conférences en économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis (FSEG Tunis) a averti au fait que le taux d’épargne en Tunisie pourrait tomber sous les 5% dans les prochaines années. Pour rappel, sous Bourguiba le taux d’épargne approchait certaines années des 20 à 22 %, un taux aussi élevé pouvait permettre d’avoir un dinar fort en termes de pouvoir d’achat et permettait au pays de s’autofinancer à moindre coup ce qui profitait aux entreprises et aux citoyens. Je ne parle pas des prévisions inflationnistes du FMI après un creux, elle pourrait remonter : moyenne prévue autour de 7,9 % d’ici 2030, avec un pic à 9 % fin 2030. Le ratio d’endettement (dette publique / PIB) devrait repartir à la hausse de 82,9 % du PIB en 2025, jusqu’à presque 91 % en 2030.

Le partage de la pauvreté intergénérationnel prend le pas

Ce sombre tableau hélas, n’est en aucun cas le fait seul de Kais Saied mais sa politique à défaut de ralentir la tendance, l’a amplifié. Ainsi, en plus d’avoir continué à dépenser et liquider l’héritage économique des parents, il s’est attaqué à l’épargne des enfants et a même décidé de les endetter, pour payer des dépenses fournies non justifiées et très mal employées par manque d’efficience et de vision. À défaut de partager la richesse, c’est le partage de la pauvreté intergénérationnel qui prend le pas.

Quel avenir pour la Tunisie ?

Si nous nous plaçons, dans le cadre du scénario « twin-déficits » qui correspond assez bien à l’économie actuelle de la Tunisie, (déficit budgétaire + déficit commercial), mais avec des défis encore plus prononcés : La Tunisie pourrait dépendre massivement des capitaux étrangers pour financer ses importations. De plus, des déficits budgétaires élevés, surtout si combinés à un recours à l’emprunt extérieur, peuvent mener à une dette difficile à gérer, surtout si les taux augmentent. Si, dans les années à venir, l’inflation reprend comme suggéré par le FMI et si la croissance reste faible et que l’investissement diminue, il est peu probable que cela génère suffisamment d’emplois ou de revenus pour améliorer la situation économique et sociale du pays.

Scénario de stagnation fragile

Les conséquences dans les années à venir , pourraient être une crise de liquidité, possible crise de dette, dépréciation du dinar, pression sur les réserves de change mais si au contraire les réserves de changements restent sur des niveaux actuels nous serions sur une « stagnation fragile » à savoir une croissance modeste (≈ 1,5-2 %), des déficits stabilisés à un niveau élevé, une dépendance aux capitaux externes mais sans choc majeur mais une croissance non inclusive, un endettement élevé, et donc une vulnérabilité structurelle à long terme. Nous sommes actuellement dans une dégradation lente et continue, un cercle vicieux… ce que l’Egypte a connu de 2018-2022 ou la crise actuelle du Ghana. D’ailleurs l’état tunisien suit la trajectoire de la création monétaire via la BCT et c’est exactement ce qui a mené le Ghana à une inflation à 50% et l’Egypte à 38%. Le fait que le ministre des Finances ai parlé d’un dinar fort pourrait montrer que des discussions ont peut-être eu lieu sur une possible dévaluation, ce qui pourrait permettre à l’état de gagner un peu de temps si les réformes structurelles étaient mises en place, mais aurait un impact insupportable sur le pouvoir d’achat des Tunisiens.

Risque de dévaluation et dette insoutenable

Si les indicateurs économiques n’évoluent pas positivement de 2026-2029, à savoir une dette tunisienne dépassant les 86-90% du PIB, avec un service de la dette grignotant majoritairement le budget. Le dinar sera fortement d’évaluer impactant encore plus le pouvoir d’achat des Tunisiens. L’État est déjà en quasi – rationnement ” des importations et cela ne suffit déjà plus.​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​

Conséquences sociales et politiques

Le pays ne s’effondrera pas mais le peuple souffrira encore plus si rien ne change. Pourtant les solutions existantes, ces politiques les connaissent toutes, il manque peut-être un peu de courage pour aller vers ce tournant. L’idée étrange de certains députés de ne pas rembourser les dettes montre surtout leur incompétence à comprendre les fondamentaux de l’économie. Ainsi, vouloir se tourner vers l’emprunt extérieur en disant qu’on ne vous remboursera pas le passé, ne donne pas forcément envie de vous prêter pour l’avenir.

* Oilid Ben Yezza est “Founder chez hedjefundsrating.com (Luxembourg School of Finance)