Maher Ben SalemDepuis 16 ans, Keejob accompagne l’évolution du marché de l’emploi en Tunisie. À la fois plateforme de diffusion d’annonces, partenaire aux services de recrutement, chasseur de têtes, organisateur de salons professionnels et formateur en employabilité, l’entreprise s’est adaptée aux bouleversements technologiques et aux besoins changeants des entreprises.

Maher Ben Salem, CEO de Keejob plaide pour une meilleure régulation du marché du travail, critique certaines rigidités du nouveau code du travail, et estime indispensable d’investir dans les compétences pour affronter l’ère de l’intelligence artificielle.

Entretien

Pourquoi avoir choisi les thèmes du nouveau code du travail et nouveaux métiers pour cette 5ème édition des rendez-vous de l’Emploi Keejob ?

Parce que le contexte actuel s’y prête. Si rigidités actuelles du code du travail freinent déjà l’accès à l’emploi, une autre réalité s’impose :

La transformation rapide des métiers sous l’effet de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies. Les jeunes Tunisiens doivent ainsi faire face à un double défi : dépasser les blocages structurels et s’adapter à un marché en mutation permanente.

Comment décririez-vous l’évolution de votre activité ?

Depuis notre création, nous avons fait évoluer notre modèle autour de quatre piliers. Le premier est historique : la diffusion d’annonces d’emploi sur notre plateforme, qui reste un service central. Le deuxième est le recrutement direct : nous travaillons comme partenaires avec certains recruteurs dans leur démarches de sourcing de talents, notamment dans les métiers techniques et de management. Le troisième pilier est l’événementiel, avec l’organisation de salons et forums à la demande des entreprises. Enfin, le quatrième pilier est celui de l’employabilité.

nous proposons des programmes de formation pour aider les jeunes diplômés ou les actifs en reconversion à mieux répondre aux attentes du marché.

« L’intention de départ était bonne, mais la réponse législative est trop rigide et déconnectée du terrain. Au lieu de réguler, on a préféré interdire, ce qui fragilise l’emploi. »

L’employabilité est devenue un enjeu majeur en Tunisie. Comment, en tant qu’acteur privé, agissez-vous concrètement pour la développer ?

Trop souvent, les jeunes sortent de l’université avec un bagage académique solide mais sans expérience pratique. Nous essayons de combler ce fossé. Lors de nos salons, par exemple, nous offrons gratuitement aux candidats des évaluations complètes : tests techniques, psychométriques, linguistiques. Cela leur permet de mieux connaître leurs points forts, leurs lacunes, et de savoir sur quelles compétences ils doivent travailler.

Par ailleurs, nous lançons une plateforme « job étudiant » en partenariat avec les universités pour faciliter la transition entre études et emploi. Nous voulons que les étudiants puissent obtenir une première expérience professionnelle avant même d’obtenir leur diplôme.

Le marché tunisien reste très centralisé. Comment y répondez-vous ?

En effet, près de 70 % des annonces concernent encore le Grand Tunis. Mais nous voulons accompagner la décentralisation. Des bassins économiques comme le Sahel, avec l’industrie textile et automobile, offrent de réelles opportunités. Notre objectif est d’y être plus présents, en organisant des salons régionaux et en travaillant avec les entreprises locales. C’est aussi une manière de réduire les déséquilibres régionaux qui alimentent le chômage et les frustrations.

Le nouveau code du travail a été présenté comme une avancée sociale mais selon une grande partie des opérateurs économiques et en prime grands groupes, banques et multinationales estimez vous sa rigidité nocive pour l’emploi ?

L’intention de départ était bonne : protéger les travailleurs contre certains abus, comme les CDD renouvelés indéfiniment. Mais la réponse législative est trop rigide et ne correspond pas à la réalité du terrain. Plutôt que d’encadrer des pratiques existantes comme l’intérim – qui est reconnue et régulée dans la plupart des pays – on a préféré interdire purement et simplement. Résultat : les jeunes perdent une voie d’accès au marché du travail, et les entreprises perdent en flexibilité.

« En bloquant certaines formes d’emploi, la réforme prive les jeunes d’accès au travail et réduit la flexibilité nécessaire aux entreprises. »

Quelle alternative auriez-vous souhaitée ?

Il fallait réguler au lieu d’interdire. Par exemple, exiger des sociétés d’intérim des cautions bancaires pour garantir le paiement des salaires et la couverture sociale. Cela aurait sécurisé le système tout en permettant aux jeunes de travailler et d’acquérir de l’expérience.

Malheureusement, la décision politique a été de bloquer, et cela fragilise à la fois les candidats et les employeurs.

Cette rigidité freine-t-elle l’adaptation des entreprises aux nouveaux besoins ?

Absolument. Le marché du travail est en pleine mutation. Les entreprises ont besoin de flexibilité pour s’adapter à l’évolution des métiers et des compétences. Or au lieu de leur donner des outils, on ajoute des contraintes.

Cela ralentit l’ajustement nécessaire, au moment même où la technologie bouleverse tous les secteurs. Nous sommes dans une situation paradoxale où les lois censées faciliter l’adaptation aux changements rapides, sont remplacés par des contraintes qui la freinent, notamment à l’heure où la technologie bouleverse le monde.

Elles deviennent un frein à l’innovation et à la productivité, car l’ajout de règles et de limitations au lieu de fournir des aides concrètes empêche les individus et les entreprises de s’ajuster efficacement à l’évolution technologique.

« L’intelligence artificielle transforme les métiers, mais elle ouvre aussi de nouvelles perspectives. C’est une opportunité pour créer et non pour craindre. »

Parlons de ces mutations, l’intelligence artificielle redessine le marché de l’emploi : quels métiers sont les plus touchés aujourd’hui ?

Les métiers du contenu, du droit ou du marketing sont directement impactés par l’automatisation et l’intelligence artificielle. Par exemple, des tâches qui nécessitaient plusieurs heures de travail peuvent désormais être accomplies en quelques minutes. Mais d’autres secteurs se renforcent.

Les métiers de la maintenance industrielle, de la qualité, ou encore l’analyse de données connaissent une forte demande. L’analyse de données, en particulier, est devenue incontournable pour toutes les entreprises. Malheureusement, la Tunisie accuse encore du retard dans la formation et la disponibilité de ces profils.

« La technologie bouleverse tous les secteurs. Au lieu d’adapter nos lois à ces mutations, nous multiplions les contraintes. »

Comment Keejob accompagne-t-elle cette transition ?

Nous adaptons nos services aux nouveaux besoins. Nos tests et formations incluent désormais des modules liés aux compétences numériques et à l’utilisation de l’IA. Nous encourageons aussi les jeunes à se former de manière continue, à ne jamais considérer leur diplôme comme un acquis suffisant. Les métiers évoluent tellement vite qu’il faut une capacité d’adaptation permanente.

Êtes-vous optimiste quant à l’avenir du marché de l’emploi en Tunisie ?

Oui, malgré les difficultés. La Tunisie reste riche en ressources humaines de qualité. Nos ingénieurs, nos techniciens, nos cadres sont appréciés à l’international. Ce potentiel doit être mieux valorisé au niveau local. Si nous parvenons à améliorer l’employabilité, à rapprocher les universités et les entreprises, et à réguler intelligemment le marché du travail, nous pourrons transformer les menaces en opportunités.

L’IA ne doit pas être perçue comme un danger, mais comme un levier pour réinventer nos pratiques et créer de nouveaux métiers.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

EN BREF

  • Keejob, acteur majeur du recrutement en Tunisie depuis 16 ans, observe une profonde mutation du marché de l’emploi.
  • Son CEO, Maher Ben Salem, estime que le nouveau Code du travail fragilise l’écosystème au lieu de le dynamiser.
  • Les jeunes diplômés peinent à accéder au premier emploi, tandis que les entreprises perdent en flexibilité.
  • Il plaide pour une régulation intelligente, fondée sur la responsabilisation plutôt que sur l’interdiction.
  • À l’ère de l’intelligence artificielle, il appelle à repenser le lien entre justice sociale, innovation et employabilité.