Après des négociations engagées, depuis octobre 2022, Tunis et Ankara sont parvenues, dimanche 3 décembre 2023, à réviser, de manière consensuelle, l’accord de libre échange conclu, depuis 2005, entre la Tunisie et la Turquie.

A peine annoncé, cet amendement a été accueilli avec beaucoup de satisfaction par certaines parties dont le gouvernement qui voit l’accord révisé en sa faveur. Le nouvel accord n’a pas été, toutefois, du goût d’entreprises locales et des consommateurs lesquels perçoivent dans cet amendement des charges douanières supplémentaires difficiles à gérer. Zoom sur cette révision controversée.

L’amendement de l’accord, de quoi s’agit-il?

Les détails : le nouvel accord a été signé, à Istanbul, par la ministre du commerce, Kalthoum Ben Rejeb Guezzah et son homologue turc Omer Bolat. Il prévoit trois principales mesures.

La première consiste à soumettre, à nouveau une liste de produits industriels équivalents à ceux fabriqués en Tunisie, aux droits de douane pour une période de cinq ans. Conséquence : les droits passent du statut actuel d’exonération totale (zéro) à des taux variant entre 27 % et 37,5 %.

La deuxième concerne les produits agricoles. Ces derniers feront l’objet de concessions unilatérales de la part de la partie turque, pour soutenir les exportations tunisiennes vers la Türkiye sous forme de quotas annuels totalement exonérés de droits de douane.

“Tous les points litigieux ont trouvé une solution” – Kalthoum Ben Rejeb Guezzah, ministre du commerce

La troisième vise à encourager les investissements turcs en Tunisie. A cette fin, tunisiens et turcs se sont engagés à œuvrer pour la réussite du Forum économique tuniso-turc, qui se tiendra au cours du premier semestre 2024 à Istanbul. Ils comptent sur cet événement pour attirer davantage les investisseurs turcs dans de nombreux secteurs, tels que l’industrie alimentaire, l’industrie textile et l’industrie des composants automobiles.

Le nouvel accord satisfait certaines parties…

Conçue de la sorte, cette révision satisfait, particulièrement le gouvernement pour lequel “tous les points litigieux ont trouvé une solution ». Mieux, il s’en est réjoui en ce sens où d’après lui « cet important accord a été conclu par consensus entre les deux parties et conformément aux exigences de la coopération et de la concertation”.

Signe de cette satisfaction gouvernementale, la Loi de Finances 2024 a instauré un article instaurant des mesures tarifaires exceptionnelles sur une liste de produits importés de la Turquie.

Cet article stipule l’application de tarifs douaniers exceptionnels sur une liste de produits d’origine turque sur une période de trois ans, à partir du 1er janvier 2024.
Ces tarifs seront levés progressivement dans les deux années qui suivent la période de leur mise en application.

Des experts, qui ont fortement critiqué l’asymétrie de cet accord au détriment de la Tunisie, ont accueilli favorablement cet amendement.

“L’accord dans sa version première a été une catastrophe pour le marché tunisien” – Mourad Hattab, expert économique et financier

C’est le cas de l’expert économique et financier Mourad Hattab. Commentant cet amendement, le 6 décembre 2023, sur les ondes de la radio Shems Fm, il a indiqué que l’accord dans sa version première a été une catastrophe pour le marché tunisien, d’autant que les marchandises turques ne répondent pas aux normes ».

Pis, selon lui, «l’accord de libre échange entre la Tunisie et la Turquie a occasionné à la Tunisie des pertes de l’ordre de 25 milliards dinar, soit le tiers du budget de l’Etat en 2023».

Moez Joudi, président de l’Association tunisienne de la gouvernance, est également, satisfait de cette révision en ce sens où il a constamment déclaré aux médias que « Le déficit des échanges avec Ankara s’est creusé avec l’importation de produits non-essentiels qui passent souvent par des circuits non structurés».

Le nouvel accord déplaît à d’autres..

D’autres observateurs de la chose tunisienne ne sont pas de cet avis. Le nouvel accord n’est pas de leur goût. C’est le cas de l’économiste Ridha Chkoundali.

Il estime que les motivations de cet amendement sont d’ordre politique et non économique. Pour étayer son point de vue, il a rappelé que le déficit commercial entre la Tunisie et la Turquie n’arrive qu’au quatrième rang après la Chine (-7759,6 MD), la Russie (-6385,1 MD), l’Algérie (-3932,9 MD), la Turquie (-3002,7 MD), le Brésil (-1227,9 MD) et l’Egypte (-804,4 MD).

C’est du moins si on croit la note sur le Commerce Extérieur pour les 11 premiers de l’année en cours, publiée, le 10 décembre 2023, par l’INS.

“Les motivations de cet amendement sont d’ordre politique et non économique” – Ridha Chkoundali, économiste

Chkoundali a ajouté que le creusement du déficit commercial avec la Turquie ou d’autres pays est lié aux politiques économiques adoptées par les gouvernements après janvier 2011 marquées par une hausse des taux d’intérêt ainsi que la dépréciation du dinar tunisien. Il s’at particulièrement posé « la question de savoir qui va payer l’augmentation des droits de douane sur les matériaux turcs importés ».

« En effet, a-t-il relevé, si ces matériaux importés sont des matières premières et des demi-produits, ce qui est généralement le cas (tissus, matériaux de construction, etc.), cela représente un coût supplémentaire pour les entreprises tunisiennes, aggravant leur crise et les privant de leur compétitivité sur le marché local et à l’export. Autrement dit, ce sont les consommateurs tunisiens qui supporteront ce coût supplémentaire, et sur le marché étranger, les entreprises tunisiennes perdront leur compétitivité, suite à l’augmentation de leur coût de production ».

Pour l’expert, la solution au déficit de l’accord de libre échange tuniso-turc est ailleurs. « Si nous voulons renforcer notre industrie, il est de notre devoir de réduire et non d’alourdir les coûts pour pouvoir concurrencer d’autres pays comme la Turquie », a-t-il noté.

Abstraction faite des points de vue des uns et des autres, il est permis d’admettre que pour le moment la révision de l’accord de libre échange tuniso – turc vient soulager le gouvernement qui, pour perdurer, a besoin d’acquis même si ces derniers sont accomplis au détriment des entreprises et des consommateurs locaux.

Abou SARRA