Face à des ressources en devises devenues limitées à cause du blocage du financement étranger, l’Etat tunisien est appelé à axer ses efforts sur son front intérieur à travers la maîtrise du déficit de la balance des paiements extérieurs et la balance commerciale, spécialement avec la Chine et la Turquie, recommandent des économistes et des professionnels.

Il y a lieu de rappeler que le déficit de la balance commerciale avec ces deux pays, qui tirent profit d’accords commerciaux au détriment de la Tunisie, cumule près de 2,7 milliards de dinars sur un total de 3,8 milliards de dinars du déficit global du pays.

Cette situation n’est pas nouvelle, d’autant plus que les indicateurs de l’Institut national de la statistique (INS) de l’année 2022 ont montré que la valeur des importations tunisiennes provenant de la Turquie a atteint, au cours du mois de novembre 2022, près de 4,7 milliards de dinars, alors que les exportations tunisiennes vers ce pays n’ont pas dépassé un milliard de dinars.

Le déficit commercial de la Tunisie avec la Turquie a augmenté à 3,6 milliards de dinars, dépassant le total du financement extérieur net du pays durant l’année 2022, estimé à 3,4 milliards de dinars, selon les dernières données du ministère des Finances publiées dans son dernier rapport sur l’exécution du budget de l’Etat au titre du mois de février 2023.

Le dossier du déficit commercial de la Tunisie avec la Chine et la Turquie a fait l’objet de plusieurs études, notamment celle élaborée par l’Observatoire tunisien de l’économie et publiée le 25 janvier 2022.

Cette étude a montré que ce déficit a épuisé les réserves de change du pays et constitue une menace réelle pour la production locale.

L’observatoire a, également, montré une tendance baissière des importations tunisiennes vers le pays de l’Union européenne (UE) au profit de la Chine, de la Turquie et d’autres pays. Toutefois, la question qui se pose concerne l’impact de ces importations sur l’économie du pays.

Selon l’observatoire, l’occupation de la Chine et de la Turquie des rangs avancés dans le classement des pays fournisseurs de la Tunisie menace un certain nombre de secteurs, qui perdent encore leur part du marché intérieur.

L’UTICA réclame l’annulation des conventions non équitables

L’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) a souligné que la réforme doit s’adosser à des approches scientifiques intégrées.

Elle a appelé dans ce sens à éviter de perdre plus de temps et de ressources et à arrêter le recours excessif à l’endettement extérieur pour des besoins de consommation au détriment de l’investissement.

La centrale patronale a mis en garde contre le recours démesuré à l’importation de ce que le pays est capable de cultiver ou de fabriquer localement ainsi que contre le laisser-aller et le manque de fermeté face à l’ampleur de l’informel au détriment du secteur organisé et des entreprises structurées.

Il est également indispensable, selon l’UTICA, de lever toutes les entraves face à la liberté de travailler et de produire, de soutenir l’initiative privée et faciliter le lancement de projets productifs dans l’espoir de parvenir à un créateur de projets par famille, afin d’alléger le fardeau du chômage, relancer l’activité économique et créer une nouvelle dynamique sociétale.

Les demandes de l’UTICA sont basées sur le diagnostic du marché intérieur, qui connaît une large propagation des produits de consommation vendus dans les circuits informels, qui imitent souvent les produits tunisiens.

Il s’agit d’une panoplie de produits qui comprend des vêtements, des articles cosmétiques et ustensiles de cuisine.

Pour des observateurs du marché tunisien, les produits turcs sont une menace imminente, d’autant plus que le marché est en expansion.

Des demandes ont été déjà formulées pour réviser l’accord tuniso-turc en termes d’échanges de produits et marchandises vu le déficit enregistré au niveau de la balance commerciale de la Tunisie, outre le scénario de contrebande et de blanchiment d’argent sous couvert de ces produits

Importations Turques : Chiffres officiels incomplets

Les chiffres du commerce extérieur de la Tunisie publiés par les instances gouvernementales; telles que le ministère du commerce et l’INS manquent de précision au niveau des détails relatifs aux échanges de produits avec chaque pays. Cependant, de nombreuses bases de données internationales accréditées présentent des statistiques précises sur les échanges commerciaux, que ce soit pour la Tunisie ou pour d’autres pays du monde.

Dans ce contexte, les statistiques et les données du site Internet du Centre du commerce international (agence conjointe de l’Organisation mondiale du commerce et des Nations unies) montrent que selon les dernières données actualisées pour l’année 2021, les échanges commerciaux entre la Tunisie et la Turquie concernent principalement, des produits exportés vers la Tunisie pour une valeur de 1,190 milliard de dollars (soit l’équivalent de 3,450 milliards de dinars, contre des importations turcs en provenance de la Tunisie qui ne dépassent pas 230,2 millions de dollars (soit l’équivalent de 667,6 MDT), ce qui signifie que le déficit commercial des échanges de la Tunisie avec la Turquie est d’environ 2,862 milliards de dinars.

Selon le code article international (GTIN) des produits, la Tunisie importe de la Turquie, en particulier, des produits textile/habillement (285,2 millions de dollars), équipements manufacturés (240,7 millions de dollars) et divers produits de consommation.

Alors que les exportations tunisiennes vers la Turquie, selon les données du Centre du commerce international, sont principalement les engrais (72,5 millions de dollars) et les produits chimiques (60,4 millions de dollars).

Cependant, ces chiffres restent en grande partie incomplets, étant donné que la plupart des importations en provenance de la Turquie sont importées en dehors des circuits structurés.

D’autre part, un grand nombre de tunisiens effectuent des voyages vers la Turquie pour motif de ” tourisme ” mais réellement ils chargent les marchandises turques après avoir payé leur valeur dans ce pays aux parties qui s’occupent de parachever toutes les procédures pour les exporter vers la Tunisie.

Les entreprises de franchise contribuent également, à importer de grandes quantités de marchandises turques.

A noter qu’il n’y a pratiquement pas de chiffres précis sur les activités de ces entreprises et leurs transactions malgré leur présence importante et croissante sur le marché tunisien depuis des années.

Marchandises de mauvaise qualité et circuits de blanchiment d’argent

Les importations turques ne répondent pas généralement aux normes industrielles tunisiennes, en plus du comportement de nombreux industriels turcs qui changent délibérément l’origine des produits exportés vers la Tunisie, qui sont essentiellement des produits chinois dans la plupart des cas, afin de profiter des avantages douaniers et des privilèges d’exonération accordés en vertu de l’accord d’échanges commerciaux entre la Turquie et la Tunisie pour l’année 2004, qui a été révisé en vue du démantèlement complet des droits de douane sur les importations turques en Tunisie en 2013.

L’analyse des données statistiques, montre que le volume des marchandises turques qui ont afflué vers la Tunisie, au cours de l’année 2021, s’est élevé à 931,9 mille tonnes en poids, d’une valeur de 3,396 milliards de dinars, ce qui signifie que chaque kilogramme de marchandises turques exportées vers la Tunisie coûte 0,3 dinar.

Selon ces données, les biens turcs sont censés être constitués de matières premières, d’équipements et d’équipements lourds, alors que les biens vendus en Tunisie sont principalement des produits légers de consommation composés principalement de textiles, de vêtements, de plastiques ménagers, de matériel de décoration et de quelques produits alimentaires simples.

Cette situation s’explique très probablement par le fait que certains fournisseurs recourent à un gonflement de la valeur des importations en provenance de la Turquie dans le cadre de relations de partenariat qu’ils entretiennent avec des entreprises turques, ce qui est considéré comme des opérations de contrebande et de blanchiment d’argent dans le cadre de flux financiers illégaux.

Selon un rapport publié par l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE) fin 2019, la Tunisie est le premier pays arabe, ayant enregistré des flux financiers entrés de manière illégale, soit un taux de 16,2% par rapport au total du volume du commerce extérieur du pays, exceptés les produits pétroliers.

Dans ce contexte, la Commission économique des Nations Unies pour l’Asie de l’Ouest (CESAO ESCWA) a réalisé une étude sur les entrées financières illégales dans le monde arabe.

Cette étude révèle que ces fonds illégaux proviennent du crime organisé difficile à quantifier, mais la plus grande partie des flux illégaux quantifiables proviennent du système de manipulation de factures dans le commerce extérieur pour chaque pays.

Des efforts de réformes sans résultats

La Tunisie a abrité, les 12 et 13 octobre 2022, une réunion au niveau des experts avec la Turquie pour examiner plusieurs questions relatives aux relations commerciales, dont principalement le déséquilibre de la balance commerciale entre les deux pays à la faveur de la Turquie, enregistré depuis l’entrée en vigueur de l’accord des échanges commerciaux, entre les deux pays, et ce en dépit de la mise en œuvre de l’article 17, qui stipule une hausse des droits douaniers sur les produits de consommation d’origine turque (la liste 2 en annexe avec l’accord).

Cette mesure n’a concerné que 20% du total des importations des produits de consommation. Cette rencontre n’a pas donné de résultat.

Cette rencontre a eu lieu au lendemain l’adoption du gouvernement marocain fin 2020 de la révision de l’accord de libre-échange avec la Turquie, ou le Maroc et la Turquie ont convenu d’imposer des droits de douanes durant 5 ans sur un nombre de produits industriels turcs, pour atteindre 90% de la valeur des droits douaniers appliqués.

L’accord a également prévu que la partie marocaine n’applique aucuns autres droits sur les importations turques exceptées celles prévues par les dispositions de l’accord de libre échange entre les deux pays.

En 2015, l’Egypte a révisé l’accord de libre-échange avec la Turquie en amendant certains articles relatifs au passage commercial des marchandises turques au pays.