Au début, c’était la réaction du ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed, à la décision de la Banque centrale de Tunisie (BCT) d’augmenter le taux directeur de 75 points, le portant à 8%. Ce dernier a déclaré, le 3 janvier 2023, qu’«il comprend parfaitement les nouvelles mesures mises en place par l’Institut d’émission (…), mais on aurait pu augmenter le taux directeur de 25 points seulement au lieu de 75». Entendre par-là que le ministre, et à travers lui le gouvernement, n’est nullement content de cette décision.

Cette réaction, soutenue par l’ensemble des experts du pays, illustre de manière éloquente l’absence de coordination et d’harmonie entre les budgétistes et les monétaristes qui sont impartis de missions différentes.

Les premiers, c’est-à-dire le gouvernement et son équipe, se soucient de réaliser les meilleurs scores en matière de croissance, d’emploi et d’équilibre des échanges extérieurs. Les seconds, représentés essentiellement par la BCT, ont pour mission d’agir sur l’offre de la monnaie dans le but de remplir son objectif de triple stabilité : stabilité des taux d’intérêt, stabilité des taux de change et stabilité des prix.

Logiquement, tout pays qui se soucie de l’efficacité de son économie se doit de mettre au point des stratégies et visions claires pour la visibilité, mais aussi une bonne coordination entre monétaristes et budgétistes, c’est ce qu’on appelle dans le jargon macroéconomique le “policy-mix“.

Budgétistes et monétaristes évoluent dans des bantoustans

Si on applique ce mécanisme à la situation macroéconomique tunisienne, on relève, malheureusement, qu’il n’existe pas ou peu de coordination entre les monétaristes et les budgétistes. Tous deux manœuvrent comme s’ils évoluaient dans des bantoustans, et ce depuis une dizaine d’années.

En témoignent les problématiques de l’absence des liquidités et des augmentations successives des taux directeurs. Ces deux facteurs ont généralement un impact socioéconomique négatif sur les particuliers, les entreprises et l’économie réelle.

Concrètement, elles conduisent à la baisse du pouvoir d’achat, à la hausse des échéances des crédits bancaires et à la dissuasion de l’investissement en raison de l’accroissement du coût du loyer de l’argent. Alors qu’en principe, l’objectif ultime des politiques économiques et monétaires est de garantir le niveau de bien-être social le plus élevé possible.

Face à ces critiques accablantes, lors de la conférence de presse qu’il a tenue le 4 janvier 2023, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane Abassi, a défendu bec et ongles l‘augmentation du taux d’intérêt, la qualifiant d’«incontournable». Presque résigné, il a déclaré : « compte tenu de la situation actuelle, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? ».

L’augmentation des taux directeurs serait improductive, selon Joseph Stiglitz

Des économistes internationaux et locaux, de renommée, estiment le contraire de ce que pense le gouverneur de la BCT. Ils considèrent que « l’expérience a démontré que l’augmentation du taux directeur n’a jamais limité la hausse des taux d’inflation, mais plutôt le contraire ».

Mention spéciale pour la position sur ce sujet du Prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz. Dans une tribune publiée ces derniers jours dans de nombreux journaux internationaux, il pense que «l’inflation actuelle est principalement la conséquence de pénuries d’offre d’ores et déjà en cours de résolution pour certaines. Elever encore davantage les taux d’intérêt pourrait par conséquent se révéler contreproductif».

Et le Prix Nobel d’ajouter : «cette démarche ne produira pas davantage de denrées alimentaires, ni de pétrole, ni de gaz, mais rendra plus difficile la mobilisation d’investissements susceptibles de contribuer précisément à l’atténuation des pénuries d’offre ».

Abstraction faite des points de vue des uns et des autres, il faut reconnaître que les budgétistes et les monétaristes ont commis l’erreur de n’avoir pas fait des réformes nécessaires au cours des dix dernières années. Les premiers se sont limités à distribuer à tort et à travers les richesses sans en créer de nouvelles, tandis que les monétaristes ont traîné la patte avant d’instituer l’inflation ciblée et de libéraliser le code de change. L’objectif étant d’attirer les investisseurs étrangers, d’inciter les entreprises tunisiennes à s’internationaliser et d’encourager la diaspora tunisienne à ouvrir des comptes en devises dans le pays.

Plaidoyer pour la mise en place d’une institution de coordination

La solution réside, comme l’a proposé à maintes reprises le gouverneur de la BCT, réside dans la mise en place d’une institution de coordination et de concertation entre les monétaristes et les budgétistes. Le communiqué du Conseil d’administration du 30 décembre 2022 portant augmentation du taux directeur à 8% revient sur cette question. On y lit : «Le conseil a souligné la nécessité (…) de renforcer la coordination des politiques économiques et monétaires (policy-mix)».

Lors d’un colloque international tenu le 11 juillet 2019 à Hammamet sur le thème “Efficacité des politiques économiques“, Marouane Abassi avait défini les grandes lignes de cette harmonie tant souhaitée : « Cette coordination, avait-il dit, gagnerait à être consolidée moyennant un cadre interinstitutionnel de coopération favorisant une concertation régulière sur les objectifs macroéconomiques et une meilleure circulation de l’information».

Au regard de la mésentente qui règne actuellement entre budgétistes et monétaristes, la balle est dans le camp du chef de l’Etat qui est, pour le moment, le seul habilité à prendre une telle décision salutaire. Cette dernière aurait pour avantage de mettre, au moins, fin à la bantoustanisation contreproductive des institutions de l’Etat.