Quel positionnement stratégique pour l’économie d’un pays désemparé comme la Tunisie aujourd’hui? Mondher Gargouri, Ahmed El Karm et Faouzi Elloumi y ont répondu lors des Journées de réflexion organisées par le Conseil des relations internationales. La Tunisie, confuse, de moins en moins gouvernée et trop souvent désorientée, pourra-t-elle s’en sortir ? Oui si…, estiment les intervenants.

«La Tunisie est aujourd’hui bloquée économiquement parce qu’elle n’a pas réussi sa transition vers ce qu’on appelle dans le langage de la Banque mondiale, les pays à revenus intermédiaires», a assuré l’économiste et chercheur Mondher Gargouri.

Parmi les entraves à la relance économique tant souhaitée : Le déficit d’un Etat devenu un frein au progrès, au développement et à la croissance, un contrat social aberrant et incohérent et un développement régional inégal qui peut être explosif.

Des problèmes structurels bloquent le redémarrage de l’économie nationale mais dont on évite de parler explique, M. Gargouri. L’Etat en Tunisie est devenu un frein au développement et à la croissance. Les jeunes qui ont des projets fiables, qui pourraient employer d’autres jeunes et exporter sont bloqués par l’Etat qui pose des conditions à l’investissement : légalisation de signature, l’autorisation de la STEG, de la SONEDE ou encore de l’ONAS qui ne peuvent venir qu’après un certain temps, des procédures administratives interminables et des exigences bancaires insupportables. «En 1956, nous avions fait un choix : l’Etat décide de tout et ceci a engendré des monstres. Le premier monstre est la bureaucratie avec la légalisation des signatures et les formalités interminables. La bureaucratie a été inventée par la France. Cette dernière s’en est débarrassée, la Tunisie l’a gardée».

«La complexité des cadres réglementaires a eu pour conséquence la corruption et l’économie parallèle que nous ne pouvons éliminer sans éliminer la bureaucratie. Donc l’Etat est un cancer dans le pays. Il bloque la performance, la croissance et l’augmentation des revenus».

La Tunisie de l’indépendance était influencée par des personnes, des courants socioéconomiques qui ne lui ressemblaient pas. Les choix économiques n’ont pas été faits sur la base d’un développement solide et pérenne, ce qui explique le blocage du pays. «Si nous nous comparons aux avancées des pays du Golfe arabe, nous réaliserons que nous sommes en retard sur eux».

Une autre entrave au développement du pays : Le contrat social, avance M. Gargouri. Ce contrat devrait être basé sur un principe simple : celui de l’équité. «Nous vivons dans un monde où nous pensons être justes mais l’équité est une illusion. Exemple : le salaire tunisien moyen est de 700 dinars, il évolue à 3.500 DT à la STEG et à près de 4.000 DT par mois à la RNTA (Régie nationale de tabacs et allumettes, ndlr) alors que le SMIG est de 460 DT par mois. D’un autre côté, nous avons des syndicats censés défendre leurs travailleurs qui se sont transformés en “parti politique“. Ils veulent se mêler de décisions et de mesures relevant des prérogatives de l’Etat. Un des exemples les plus édifiants à ce propos est le blocage du raccordement des centrales photovoltaïques au réseau de la STEG !».

Rompre avec les institutions économiques et sociopolitiques traditionnelles

Mondher Gargouri a évoqué le drame du développement régional inégal, rappelant que, dans les années 80, il avait dirigé le Commissariat de développement régional. De son temps, le budget pour lutter contre la pauvreté était de 100 millions de dinars. «C’est dérisoire comme budget, alors que nous faisons des études et nous préparons des plans qui ne sont jamais pris au sérieux. Le plan Oued Zarga, qui n’a pas été pris en compte par le gouvernement, aurait pu changer la donne à Béja. La lutte contre la pauvreté peut passer par le développement touristique. Le tourisme rural en Tunisie aurait pu offrir d’énormes opportunités au pays».

Fixer des objectifs et tout mettre en place pour les réaliser, c’est ainsi que Faouzi Elloumi, dirigeant de l’un des groupes les plus importants de composants automobiles à l’échelle internationale, voit la porte de salut pour la Tunisie.

Parmi ces objectifs, devenir un pays développé en une génération, c’est-à-dire en 25 ans, et réaliser une croissance annuelle de 10% pendant 25 ans.

Comment faire ? Ce n’est pas magique. Fadhel Abdelkefi l’avait déjà clamé : il faut tout juste un trait de crayon. Il s’agit de mettre à niveau toutes les règlementations tunisiennes et les adapter aux normes internationales.

Faouzi Elloumi cite les exemples de la règlementation de change et du code du travail. Il appelle aussi à encourager les investissements tunisiens à l’étranger, supprimer la notion de monopole dans les secteurs à grand potentiel en valeur ajoutée comme le tabac, le transport aérien, le transport maritime et les produits pharmaceutiques, tout en gardant quelques secteurs stratégiques. «Les PME et les startups ne peuvent pas suffire ; la Tunisie a besoin d’une vingtaine de grandes entreprises locomotives, le modèle le plus éloquent en la matière c’est la Corée de Sud».

Ahmed El Karm, banquier, a, pour sa part, appelé à la sécurisation des investisseurs. Il estime qu’il est temps de rompre avec les institutions économiques, politiques et sociales traditionnelles. Pour y parvenir, il faut commencer par adopter un programme ambitieux de modernisation de l’appareil judiciaire : si les créanciers ne se sentent pas protégés, ils ne peuvent pas engager de projets d’avenir.

Il faut également assurer la stabilité : “nous ne pouvons plus continuer à vivre avec un double déficit : budgétaire et commercial”.

Ahmed El Karm estime aussi que pour pouvoir rééquilibrer les finances de l’Etat, il faut réduire les dépenses et devenir un Etat arbitre et non pas gérant en investissant dans des projets importants tels que la transition climatique et énergétique et la transition numérique.

«Quand il y a de la volonté, il y a un chemin», disait Churchill ! Cela arrivera peut-être un jour en Tunisie …

Amel Belhadj Ali