Monsieur le gouverneur, je vous ai écouté avec intérêt le vendredi 21 mai 2021 lors de votre audition à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), et c’était globalement sans surprise. Même discours, même stratégie d’attaque et même approche. Mais permettez-moi de vous poser quelques questions:

1- Dans votre discours devant l’ARP, qui semble être votre terrain de prédilection, vous avez demandé à tout le monde « d’atterrir ». Je sais que vous avez voulu dire par là qu’il faut remettre les pieds sur terre. Mais vous avez démontré dans le même discours que le pays n’est même pas au bord du gouffre, mais bel et bien dans le gouffre. Comment peut-on donc « atterrir » dans un gouffre ?

2- Vous avez bien fait partie de la délégation qui s’est déplacée à Washington au début du mois pour présenter au FMI le projet de programme de réformes. Nous savons maintenant que ce programme est d’une qualité très insuffisante et d’un contenu qui pourrait provoquer des tensions sociales graves dans le pays. Ne pensez-vous pas que par votre déplacement à Washington vous avez cautionné ce programme? Plus encore cautionner un programme de réformes et le critiquer en même temps devant l’ARP ne me semble pas acceptable d’un point de vue déontologique. Ne pensez-vous pas?

3- Comme d’habitude vous avez agité devant l’ARP l’épouvantail de l’inflation pour justifier une politique monétaire inappropriée et totalement déconnectée des conditions économiques, financières et sociales du pays. Une politique monétaire dont la caractéristique principale est l’immobilisme parfois et les mesures tardives d’autres fois. Vous avez réussi à impressionner et à effrayer certains députés, et par ricochet certains journalistes et certains hommes d’affaires en les menaçant d’une inflation qui ne serait plus à deux chiffres selon vous, mais à trois chiffres cette fois-ci. Pourtant, il vous a été démontré à plusieurs reprises que compte tenu de la situation exceptionnelle qu’a vécue le pays en 2020 et 2021, et compte tenu du niveau d’endettement des entreprises publiques auprès du système bancaire que supervise la BCT, le risque d’inflation était minime, sinon nul. C’est facile de se désolidariser des autres responsables dans le pays et de faire le champion de la rigueur et de l’orthodoxie financière et monétaire.

Mais champion en quoi au fait ? Le pays est dans le gouffre. Le pays est à genoux. Vous le dites vous-même. Le FMI et la Banque mondiale le disent aussi. Le pays enregistre une croissance économique négative sur cinq trimestres consécutifs: -8,8% en 2020 et -3% au terme du premier trimestre 2021. Plus de 70 000 entreprises perdues et 65% des entreprises restantes menacées. Plus de 100 000 emplois perdus, et d’autres menacés. Aidé par la très forte récession, vous avez peut-être maîtrisé l’inflation, mais à quel prix. La politique monétaire de la BCT a asphyxié l’économie. Elle en a cassé tous les ressorts.

4- Est-ce que vous pensez vraiment que la lutte contre l’inflation est un objectif en soi ? Est-ce qu’il y a de quoi être fier alors que la situation économique, financière et sociale du pays est ce qu’elle est aujourd’hui ? Est-ce que vous pensez vraiment que tous les pays qui ont mis en place d’énormes programmes de sauvetage et de relance de leur économie, de préservation de leurs entreprises et de leurs emplois avaient tous tord ? Et que seule notre Banque centrale avait raison. Tous ces pays connaissent aujourd’hui un rebond économique formidable parce qu’ils ont su protéger leurs entreprises et leurs emplois. Vous dites vous-même que l’économie tunisienne ne pourra malheureusement pas rebondir comme les autres économies parce qu’elle a mal géré la crise née de la pandémie, entre autres par sa politique monétaire déconnectée de la réalité.

5- Si l’on peut concevoir que la Banque centrale peut être indépendante, même en situation de crise, la politique monétaire peut-elle être indépendante de la réalité économique, financière et sociale du pays ? La politique monétaire n’est-elle pas supposée être au service de l’économie ? La stratégie de sauvetage de l’économie du pays n’est-elle pas forcément une stratégie globale : mesures économiques, financières, monétaires et sociales combinées pour espérer réussir ?

6- Vous avez évoqué à juste titre la question lancinante de la dette publique qui est probablement déjà devenue non soutenable. La dette publique avait doublé en trois ans entre 2017 et 2019. Pourquoi n’aviez-vous tiré aucune sonnette d’alarme en ce moment là ? L’État s’est lourdement endetté auprès des banques tunisiennes avec un refinancement par la BCT à hauteur de 60% (ramené par la suite à 40%). L’État s’est lourdement endetté en devises auprès des banques locales, avec l’accord et les applaudissements de la BCT. Aucune sonnette d’alarme n’avait été tirée par la BCT.

L’effet d’éviction des entreprises par rapport au financement bancaire fonctionne à fond depuis des années. N’était-ce pas la responsabilité de la BCT d’arrêter ce phénomène destructeur pour l’économie, pour les entreprises et pour les emplois ? Cette politique n’a-t-elle pas contribué à appauvrir la Tunisie et les Tunisiens ?

7- Vous avez aussi évoqué à juste titre la question de l’investissement qui a pratiquement disparu et la question de l’épargne nationale qui s’est évaporée. Ne pensez-vous pas que la politique monétaire de la BCT y a largement contribué ? Comment peut-on concevoir en effet que la BCT se permette, en 2018-2019, d’augmenter son taux d’intérêt directeur à trois reprises (1%, 0,75% et encore 1%, soit +2,75% au total) tout en gardant le taux de rémunération de l’épargne inchangé à 5% brut, soit 4% en net et bien moins que le taux d’inflation, donc un taux d’intérêt réel négatif ? Ce qui a contribué non seulement à démolir l’épargne nationale mais à prendre chez les pauvres et chez la classe moyenne pour en donner plus aux riches.

8- Vous avez bien co-signé deux lettres d’engagement adressées au FMI en 2019 et 2020. Vous vous étiez engagé avec l’ancien chef de gouvernement (Mr. Youssef Chahed) sur un ensemble de réformes pour le maintien du programme de crédit FMI-2016. Les engagements n’ont pas été tenus et les réformes n’ont pas été entreprises. Le FMI avait sanctionné la Tunisie en annulant une partie importante du crédit (1,2 milliard de dollars, soit l’équivalent de 3 milliards de dinars). Ne pensez-vous pas en être partiellement responsable ? Vous aviez bien co-signé avec l’ancien ministre des Finances (Nizar Yaïche) l’engagement d’entreprendre en 2020 des réformes dans le cadre du crédit « facilité rapide Covid-19 ». Encore une fois les engagements n’ont pas été tenus et les réformes n’ont pas été entreprises. La crédibilité de la Tunisie était encore une fois en jeu. Ne pensez-vous pas en être partiellement responsable ?

9- Vous savez bien que le code des changes de la Tunisie est largement désuet. Il date de 1976, et en 1976 il était copié sur le code des changes français de 1946. Vous savez bien qu’il constitue aujourd’hui un facteur de blocage énorme pour l’économie tunisienne, pour l’entreprise tunisienne et pour la jeunesse tunisienne à qui vous aviez promis depuis des années le PayPal, et bien d’autres choses. Par contre, vous semblez être fier de votre « Sand box ». On ne vous a pas entendu crier au scandale lorsqu’un jeune Tunisien a été arrêté pour « possession de Bitcoins » alors qu’il n’y a aucune disposition légale ou réglementaire qui l’interdit. Il a fallu, comme vous l’avez dit vous-même, que votre fille vous appelle pour vous alerter !

Vous aviez promis tant de fois la refonte totale du code des changes. Où en êtes-vous ?

10- Vous reprochez à certains professeurs tunisiens qui enseignent dans de grandes universités canadiennes, ou autres, de contribuer à la réflexion et de proposer des solutions pour leur pays. J’ai pu accéder à certaines publications de ces professeurs et intellectuels et je les ai trouvées de grande qualité. Vous reprochez aussi à d’autres Tunisiens (que vous qualifiez d’experts) de réfléchir et de proposer des solutions. Soyons clairs, est-ce que vous ne cherchez pas par là à vous arroger le monopole de la réflexion en dénigrant les autres, tous les autres ? Un brin de modestie ne ferait pas de mal.

11- Vous nous annoncez encore une fois, haut et fort, que vous refusez d’ouvrir la vanne d’argent (vanet leflous). À ma connaissance personne ne vous a demandé d’ouvrir cette vanne. Nous sommes par contre en droit de demander à la BCT une vraie politique monétaire, une politique monétaire qui ne soit pas bloquante et contreproductive. Une politique monétaire qui soit en phase avec les problèmes économiques, financiers et sociaux du pays.

12- La gestion du taux de change du dinar ces dernières années semble avoir été motivée exclusivement par la hantise de l’inflation, et de l’inflation importée en particulier. C’est très important de combattre l’inflation, mais pas au point d’en faire un outil pour asphyxier l’économie. En 2020-2021, en pleine crise économique aiguë doublée d’une crise sans précédent des finances publiques, la BCT a choisi d’apprécier le dinar contre les principales devises. Une telle politique de gestion du taux de change du dinar a largement favorisé les importations, défavorisé les exportations creusant ainsi le déficit commercial et aggravé l’endettement extérieur du pays. Malgré tout cela, vous vous vantez « d’avoir stabilisé le taux de change du dinar ». Il me semble que vous confondez entre victoire et défaite.

Nous avons tous intérêt à nous armer de modestie et de patriotisme pour aider notre pays à décoller de nouveau au lieu de demander aux uns et aux autres « d’atterrir » dans un gouffre.

Il y a plein d’autres questions qui méritent d’être posées afin de remettre les pendules à l’heure. Mais je vais me suffire de ces douze questions pour le moment. Auriez-vous l’amabilité d’y répondre ?