Suite et fin de cette analyse pertinente d’Abdelaziz Halleb, ingénieur, chef d’entreprise et président de la Chambre nationale de l’industrie électronique à UTICA. Cette partie est consacrée aux dépenses de l’Etat, notamment à la pression de la masse salariale. M. Halleb stigmatise également le rétrécissement de la classe moyenne qui représentait, en 2010, 75% de la population contre 15% pour ce qui est de la classe pauvre et 10% pour la classe aisée. La classe moyenne a reculé en 2020 à près de 50%, la classe pauvre est à 30% et celle aisée à 20%.

Radioscopie.

WMC : Que faire pour réduire les dépenses de l’État ?

Abdelaziz Halleb : Réduire le service de la dette est impossible, car sa valeur dépend du passé et non du futur. Réduire le budget réservé au développement est contreproductif, car il va réduire la recette fiscale de l’État. Reste deux agrégats : la masse salariale et la compensation.

La compensation, c’est un faux problème. Le budget 2021 a consacré 3,4 milliards de dinars pour les subventions, dont 2,4 milliards de dinars aux produits alimentaires de base, 600 millions de dinars pour le transport (ce qui correspond essentiellement au transport scolaire et universitaire) et 400 millions de dinars à l’énergie.

La subvention de l’énergie est pratiquement un problème du passé, un mécanisme d’ajustement automatique du prix est fonctionnel depuis plusieurs années. L’énergie pose davantage un problème de déficit de la balance commerciale plus que de subvention, du fait qu’elle est de plus en plus importée. Le blocage des sites de production pétrolière et gazière, la chasse aux sorcières pratiquées contre les compagnies pétrolières par certains groupuscules, la myopie de la politique des énergies renouvelables font que la Tunisie dépend de plus en plus de l’étranger pour son approvisionnement énergétique.

Reste la subvention des produits de base : la semoule, le pain, le sucre et le lait. Et le déficit de l’Office du commerce.

Avant 2010, le lait n’était plus subventionné. Pour le sucre, les raisons du maintien de sa subvention ne sont pas claires, bien qu’elle ne coûte que 10 millions de dinars par an, l’essentiel du sucre domestique subventionné est détourné vers les utilisations industrielles.

Un ajustement graduel du prix de la baguette et du pain peut supprimer le besoin en subvention sans qu’il y ait besoin de créer un autre mécanisme de remplacement

Le prix de la semoule a été augmenté de près de 50% en 2020 sans que cela pose un gros problème, seuls les prix de la baguette et surtout du gros pain sont restés intouchables depuis 2008. Un ajustement graduel, sur trois ou cinq ans, du prix de la baguette et du pain peut supprimer le besoin en subvention sans qu’il y ait besoin de mettre un autre mécanisme de remplacement.

La baguette non subventionnée produite actuellement par les boulangeries dites « parallèles » est vendue à 300 millimes l’unité, soit à peu près 50% de plus que celle subventionnée. Répartir une telle augmentation sur 3 ou 5 ans n’est pas difficile.

Pour l’anecdote, le ministère du Commerce a interdit en 2016 aux boulangeries « parallèles » de produire de la « baguette » non subventionnée, appellation réservée aux produits subventionnés selon un décret beylical et les a sommés de changer la forme et de réduire le poids à 150 g. Je crois que ces boulangeries sont passées outre ce décret.

Reste le gros morceau : la masse salariale de la fonction publique.

La masse salariale a explosé du fait des recrutements anarchiques et des augmentations salariales difficilement justifiables

Justement, et vous savez que toucher à la masse salariale est comme s’en prendre au sacré, que dire alors de son gel ou de sa réduction ?

La masse salariale a explosé du fait des recrutements anarchiques, de reconstitutions de carrière de complaisance et des augmentations salariales difficilement justifiables, surtout depuis 2019. Dans un pays rationnel, le taux de croissance en monnaie courante est supérieur à celui de l’inflation, et le taux d’augmentation des salaires est intermédiaire entre les deux taux précédents, de manière à répartir les fruits de la croissance entre le facteur travail et le facteur capital, et les discussions et négociations tournent autour de cette répartition.

En Tunisie, le taux de croissance en monnaie courante a été souvent, au cours de la dernière décennie, plus faible que l’inflation, laquelle inflation est boostée par l’économie « invisible » … et les augmentations salariales dans la fonction publique qui ne produisent pas par nature des contreparties marchandes. Il n’y a donc rien à partager à part la pauvreté. Normalement, dans ce genre de situation, il ne doit pas y avoir d’augmentation salariale surtout dans la fonction publique.

Entre 2012 et 2018, la masse salariale a augmenté de l’ordre de 5% par an, taux comparable à celui de l’inflation

Entre 2012 et 2018, la masse salariale a augmenté de l’ordre de 5% par an, taux comparable à celui de l’inflation. Mais en 2019, 2020 et probablement 2021, la croissance annuelle est de l’ordre de 14%, sans aucune justification objective, bien que la Tunisie se soit engagée à plusieurs reprise vis-à-vis du FMI à maîtriser la masse salariale, et ce depuis 2013.

Bien sûr ce qui compte, ce n’est pas la valeur absolue de cette masse salariale, mais son poids par rapport au volume des richesses créées annuellement dans le pays. Seulement, cette richesse est en train de stagner et même de baisser comme en 2020 et probablement en 2021.

Il va donc falloir réduire cette masse salariale. Mais comment ? Dans le document adressé dernièrement au FMI, il est question de départs volontaires à la retraite et d’encouragement au travail à temps partiel. Je ne crois pas que cela aura un effet sensible. Cela a été essayé en 2017, sans résultat. Quelques bons partiront et les moins bons resteront à attendre tranquillement la retraite.

Le gisement de départs se trouve plutôt dans la catégorie de ceux qui ont un petit business en parallèle avec leur poste administratif et qui s’occupent beaucoup plus de leur business que leur travail officiel

Les services qui sont en manque de personnel le seront davantage et là où il y a pléthore de personnel à ne rien faire et il y en aura encore. Le gisement de départs n’est pas dans la population près de la retraite, il est plutôt dans la catégorie de ceux qui ont un petit business en parallèle avec leur poste administratif et qui s’occupent beaucoup plus de leur business que leur travail officiel.

Il semble que cette catégorie soit nombreuse, surtout parmi les personnes réintégrées dans la fonction publique. Pour les encourager à partir, on n’a pas besoin de les identifier et encore moins de leur rappeler l’irrégularité de leur situation. Il suffit de mettre en œuvre une permutation générale des effectifs dans la limite de ce que permet le code du travail : 60 KM. Ces personnes, ne pouvant plus s’occuper sérieusement de leur business, quitteront l’administration.

Une deuxième mesure envisageable peut consister en un moratoire sur le payement de toutes les augmentations accordées en 2019, 2020 et 2021 sans les remettre en cause. Elles seront simplement payées sous forme de rappel dès que la croissance est de retour à un taux raisonnable.

Pourquoi la classe moyenne est-elle en train de disparaître ?

Le recoupement entre diverses sources et diverses classifications laisse penser qu’en 2010, la classe moyenne représentait près de 75% de la société tunisienne, contre 15% pour la classe pauvre et 10% pour la classe aisée. En 2020 et avant la pandémie, la classe moyenne se serait rétrécie à près de 50%, la classe pauvre se serait élargie à 30% et celle aisée à 20%. Ces chiffres n’étant que des ordres de grandeurs, faute d’enquête exhaustive récente. Mais cela correspond au constat que l’on peut faire de visu : Il y a de plus en plus de pauvres, mais il y a aussi de plus en plus de nouveaux riches.

La société tunisienne est en train de passer d’une société moyenne à une société d’extrêmes. La classe moyenne tunisienne s’est développée au cours des années 70 à 90 sur la base de quelques paradigmes : la méritocratie, l’éducation et l’effort – le principal ascenseur social – ainsi que l’existence de services publics d’éducation, de santé, de transport et de logement accessibles à la majorité des citoyens.

L’essentiel des scolarisés reste analphabète comme le montrent les tests PISA auxquels la Tunisie a pris part à plusieurs reprises

Ces paradigmes ont pratiquement tous disparu : Le service public d’éducation est en panne, mis sous contrôle des syndicats. L’essentiel des scolarisés reste analphabète comme le montrent les tests PISA auxquels la Tunisie a pris part à plusieurs reprises. Près de 2/3 des jeunes tunisiens de 16 ans et qui sont encore à l’école n’ont pas le niveau minimum de compréhension d’un texte écrit en arabe, sans parler de ceux qui ont quitté l’école avant 16 ans. Et ceux qui obtiennent un diplôme supérieur se retrouvent au chômage.

Il n’y a que les riches qui peuvent inscrire leurs enfants dans des écoles privées, de plus en plus étrangères, et une partie de la classe moyenne se saigne pour payer des cours particuliers. Un marché de 2 milliards de dinars semble tourner à plein régime. L’effort n’est plus récompensé. L’argent facile est devenu la règle.

Cette situation remonte à la fin des années 90…

Dès le début des années 2000 et surtout après 2011, la société tunisienne n’associe plus le gain à l’effort. Le profit est souvent présenté comme provenant de la rente, de la fraude et d’activités illégitimes. Au niveau du citoyen, il y a déconnexion entre travail, valeur produite et salaire perçu. Au niveau de l’école, la fraude et « l’achat » des résultats scolaires se sont banalisés. Les médias, surtout télévisuels, ont aggravé la situation en véhiculant avec insistance des discours de violence, de banditisme, de corruption, d’arnaque et de trafic en tous genres.

Le citoyen dépense en moyenne le quart de son salaire pour se loger. Il n’y a plus de politique de logement crédible

Le citoyen dépense en moyenne le quart de son salaire pour se loger. Il n’y a plus de politique de logement crédible, bien que l’État collecte actuellement entre 600 et 700 millions de dinars par an au titre de la contribution des employeurs au Fonds de promotion des logements sociaux, FOPROLOS. Le cumul de cette somme au cours de la décennie passée devrait tourner autour de 4 milliards de dinars.

Au cours de cette décennie, au mieux 13 000 logements sociaux ont été construits sous la conduite du ministère de l’Equipement pour un montant total de 850 millions de dinars dont 250 millions ont été financés par des emprunts contractés auprès des pays du Golfe. Où sont passés les 3,4 milliards de dinars qui auraient dû aller aux logements sociaux ? Probablement au financement des salaires de la fonction publique.

Le service public de la santé fait aussi partie du passé. Le Tunisien, qui veut et qui peut se soigner, finance lui-même ce service bien qu’il ait déjà payé, de son salaire, une assurance maladie publique auprès de la CNAM.

La classe moyenne souffre aussi de l’enchérissement du coût de la vie dû à la dépréciation du cours du dinar et l’augmentation du pouvoir d’achat des nouveaux riches.

Que faire pour booster de nouveau la classe moyenne ?

Dans l’immédiat, seule la relance économique peut atténuer le phénomène de la polarisation de la société tunisienne. Parmi les instruments qui pourraient avoir un impact rapide en termes de relance, il n’y a que la création d’emplois dans les entreprises encore en activité.

On a cité plus haut le mécanisme du financement du fonds de roulement des entreprises qui ont des affaires en cours moyennant un engagement de recrutement de personnel. Un programme d’externalisation obligatoire de certaines tâches des entreprises publiques pourrait aussi relancer l’emploi.

Les réformes incluses dans le document transmis par le gouvernement tunisien au FMI sont-elles réalisables, d’après vous ?

Le gouvernement propose un programme de départs volontaires, des départs à la retraite anticipée ou encore des incitations au travail à temps partiel. Il propose également de remplacer les subventions des prix des produits de première nécessité par des aides directes aux familles en vue d’éliminer ces subventions d’ici à 2024.

Comme signalé plus haut, le mécanisme de réduction des effectifs de la fonction publique a été testé en 2017 et il n’a donné aucun résultat, et le FMI le sait. Pour la Caisse de compensation, j’ai peur qu’on ne mette en place une usine à gaz, basée sur la charité, pour régler somme toute un petit problème de 2 milliards de dinars qu’on peut réduire graduellement sans grande difficulté.

Pour la Caisse de compensation, j’ai peur qu’on ne mette en place une usine à gaz, basée sur la charité, pour régler somme toute un petit problème de 2 milliards

Par ailleurs, la charité n’a jamais engendré le développement. Les familles nécessiteuses ont plus besoin d’instrument d’inclusion dans le processus de création de richesse que de charité.

Sur un autre plan, il n’est pas certain que la Tunisie ait réellement besoin d’emprunter auprès de FMI le montant annoncé de près 18 milliards de dinars, qui semble être mal calculé. Certains économistes disent qu’il suffit d’emprunter à hauteur du déficit de la balance de paiement et non de celui du Budget, et que 7 à 8 milliards de dinars seraient suffisants.

Il ne faut pas oublier que le FMI est une banque et que sa priorité est de se faire rembourser le montant qu’elle a prêté à un pays. C’est au pays de présenter les garanties pour. Ce n’est pas au FMI de trouver des solutions, c’est au pays emprunteur de le faire de manière à convaincre le FMI de sa solvabilité future. Remonter le moral des Tunisiens, redonner de l’espoir, le rôle des médias.

Ce n’est pas au FMI de trouver des solutions, c’est au pays emprunteur de le faire de manière à convaincre

Actuellement, les jeunes perçoivent, à travers les mass media, des signaux forts et récurrents suggérant que la voie de la promotion sociale n’est pas celle du travail et de l’effort, et que leur avenir professionnel ne peut pas se concevoir en Tunisie, et encore moins dans une entreprise privée.

L’image du chef d’entreprise véhiculée par ces médias est globalement négative. L’argent facile semble couler à flot. Il est certain que ces aspects négatifs existent dans la société tunisienne, mais il n’y a pas que ça. Les médias et surtout les chaînes télévisuelles embellissent, par le casting, les actes de violence, de banditisme, de corruption, d’arnaque et de trafic, ce qui facilite le processus d’identification des téléspectateurs.

Je pense que nos médias ont aussi un rôle à jouer pour sortir la Tunisie de la crise de valeurs et de la crise économique.

En Turquie, il y a aussi du banditisme et du trafic, la livre turque s’écroule, mais voyez comment les médias turcs présentent leur pays.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

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