Tunisair traverse une crise existentielle. On a beaucoup spéculé sur son sort. L’Etat, avec un grand différé, a finalement décidé de la soutenir et de la garder dans le giron public. Un appel en faveur d’un plan de sauvetage a été émis. Est-ce le déclic ?

Ali Abdessalem

Ce qui est bon pour Tunisair est-il utile à la bonne santé de l’économie nationale ? Une forte présomption abonde en ce sens. Comment, toutefois, se résoudre à savoir s’il faut faire avec ou sans Tunisair ? Toutes les options sont ouvertes, y compris les solutions extrêmes. Sachant que sacrifier la compagnie ne sera pas sans conséquences lourdes pour le pays. La sauver serait coûteux mais une voie plausible vers sa résurgence. Et comme chantait Jacques Brel, “Si ce n’est pas sûr, c’est quand même peut-être“.

«Il faut sauver Tunisair»

A la condition de la sauver à temps et avec méthode, Tunisair peut se régénérer et retrouver le sentier de la performance et de la rentabilité. Tel est l’esprit de l’appel émis par un groupe d’anciens cadres et dirigeants de la compagnie. Ils l’ont formalisé dans un document. Nous le reproduisons, dans son intégralité, en prolongement de notre article.

Ils l’ont présenté, en date du 15 juin 2020, à Anouar Maarouf, alors ministre du Transport, qui a pris l’initiative de les recevoir.

Le ministre avait manifesté un certain intérêt à leur démarche et ils n’avaient pas manqué de le sensibiliser à l’urgence de la situation.

Ils ont intitulé leur appel « Il faut sauver Tunisair » et cela sonne comme un “cri de guerre“. En vérité, nous avons pu nous rendre compte que leur initiative tient de leur expertise professionnelle ainsi que de leur connaissance pointue du marché du transport aérien.

C’était lors d’une rencontre que nous avons organisée au siège de notre journal avec Ahmed Smaoui et Amor Azak, deux figures parmi le collectif de l’appel. Le premier, ancien PDG de Tunisair, a été ministre respectivement du Tourisme, puis du Transport. Le deuxième, ancien directeur central commercial, possède une solide expérience des principaux marchés européens de la compagnie. Et nous avons été acquis à l’idée que cet appel peut servir de “feuille de route“ à l’élaboration d’un plan de sauvetage global, en faveur de Tunisair.

Un argumentaire plaidoyer

Les auteurs de l’appel évoquent les “éminents services“ que le pavillon national a rendu à l’économie tunisienne. Le texte indique que tout le temps que son management était autonome, la compagnie a dopé la notoriété du pays ainsi que le ressort de compétitivité de l’économie, servi de généreux dividendes à son principal actionnaire et administrateur prépondérant, l’Etat. Elle ramenait un stream de recettes en devises et s’acquittait d’un flux d’impôts, conséquent.

Et en matière de service public, la Gazelle a beaucoup contribué au désenclavement des régions de l’intérieur et en a supporté les charges sur sa trésorerie. Outre qu’elle était gros employeur. Sans oublier son haut niveau de maintenance des avions, qui la plaçait en tête des transporteurs aériens à l’échelle continentale (africaine). Il est possible de “remettre ça“ sous réserve de savoir “refaire le match“.

Le texte rappelle que la déroute de l’entreprise est le résultat d’une gestion calamiteuse qui dure depuis 2011. L’interventionnisme envahissant de la tutelle maintenait la compagnie dans une gestion administrée qui a fini par  plomber sa situation financière, engourdir son génie commercial, et miner son climat social. Il faut ajouter à cela les dégâts occasionnés par la Covid-19 que l’Etat a omis, à ce jour, de compenser comme cela s’est fait, y compris dans les économies les plus libérales.

Comment dès lors organiser le sauvetage ?

Sauver d’abord, restructure par la suite

Le texte indique comment s’y prendre pour sauver la compagnie. Tout faire, dans l’immédiat, pour que Tunisair soit au rendez-vous du retournement prévisible du marché. L’après-Covid-19 se profile. Si on parvient à vacciner de manière significative, le tourisme se ressaisirait et connaîtrait un rebond. Le pic de retour des TRE (Tunisiens résidents à l’étranger) est imminent. Il y a un semblant de frémissement de reprise chez nos partenaires européens, et l’exportation pourrait se tonifier.

Dans ce contexte en perspective de retournement, la priorité pour les auteurs de l’appel est de remettre la flotte en piste. Et toutes les mesures adéquates sont énumérées.

Rapidement Tunisair pourrait retrouver un niveau de cash flow en ligne avec les exigences de la reprise et conforterait sa solvabilité. Toutes les parties prenantes seront appelées à transiger. D’abord l’Etat, qui devra reconfigurer le haut et le bas du bilan.

Le texte de l’appel énumère les principales modifications à y apporter. Il faudra de l’ingénierie fine pour finaliser ce travail. Et les syndicats, à leur tour, devront faire ce qui est nécessaire pour assainir le climat social.

Aller vers un nouveau « modèle économique »  

Il est clair que le marché du transport aérien ne sera plus comme avant. Le charter a vécu. Le low cost a pris la place. Le régulier PREMIUM à tarif cher se confirme. Si on y ajoute l’activité cargo, ce seront là les trois fers de lance de l’exploitation de la compagnie qu’il faudra individualiser.

A l’intérieur du groupe, le partage de la chaîne de valeur, une fois finalisé, dessinera l’articulation entre les diverses filiales. Dans sa nouvelle physionomie, Tunisair trouvera la clé de sa performance. Fatalement, le management devra être séparé entre opérationnel et stratégique. Il y aura un conseil d’administration et une direction générale clairement responsabilisés.

Par ailleurs, la tutelle est appelée à éviter toute (nouvelle et énième) interférence.

Portée de l’appel

Au final, les auteurs de l’appel estiment que le retour sur investissement du sauvetage de Tunisair serait gratifiant pour l’image du pays, le transport aérien ainsi que le secteur exportateur. A priori, il coûterait moins à l’Etat de sauver Tunisair que d’essuyer les dommages collatéraux de son abandon. Et ce compte tenu des synergies de ce fleuron de notre pavillon national avec les secteurs économiques vitaux.

A ce stade, convenons qu’il faudra élaborer un plan chiffré, et pour cela la compagnie est appelée à publier ses états financiers relatifs aux derniers exercices, non encore édités à ce jour. Cela répondrait au souci de présenter le sauvetage de notre pavillon national sous un profil de rationalité économique. Ce serait bien pour l’honneur du secteur public.

Les auteurs de l’appel sont disposés à apporter leur contribution à la préparation d’un plan de sauvetage détaillé et chiffré. Nous saluons leur esprit de dévouement. L’Etat a pris connaissance de l’appel. Il a manifesté sa volonté d’assister la compagnie et de la garder dans son périmètre économique. Une première enveloppe de crédit a été négociée.

La compagnie est en attente d’un plan de sauvetage complet. Agir vite et voir global sont une exigence de réactivité.

Nous, anciens cadres et dirigeants de TUNISAIR et du Transport Aérien qui avons vécu son épopée et avons toujours été mêlés à son histoire, nous ne pouvons que regretter les récentes menaces touchant à l’existence même de la Compagnie Nationale.

La situation critique que vit TUNISAIR et les récents évènements et déclarations divers et les difficultés de TUNISAIR qui semblent mettre en péril l’existence même de la compagnie nationale mais aussi certains amalgames et incompréhensions de ses causes et origines, nous ont amenés à réfléchir à notre contribution aux efforts pour le sauvetage de ce fleuron national qui existe depuis 1948 et qui a rendu d’éminents services à l’économie nationale et au pays.

TUNISAIR, acteur majeur et incontournable pour l’économie nationale durant des décennies, a contribué activement et sans discontinuité :

  • à l’expansion du Tourisme Tunisien et à l’exportation,
  • à la promotion de la destination,
  • à l’ouverture de lignes sur le Moyen Orient, l’Afrique, l’Europe Centrale et récemment le
    Canada,
  • à porter haut le pavillon national sur les aéroports du monde,
  • à la participation au désenclavement régional qui a accompagné la création d’un réseau,
    remarquable d’aéroports marquant ainsi la politique d’ouverture de notre pays sur le
    monde. Certaines de ces missions d’intérêt public ont été imposées par l’Etat et non
    compensées,
  • à la croissance des échanges économiques de la Tunisie.

Contrairement à certaines idées reçues, TUNISAIR n’a jamais été un fardeau à la charge de la communauté nationale, elle a plutôt contribué fortement au budget de l’état par les dividendes versés à son actionnaire majoritaire. Souvent la notoriété et solidité financière de TUNISAIR ont été mises à contribution pour le financement d’autres secteurs de l’Economie Nationale.

TUNISAIR a été la première compagnie aérienne d’Afrique du Nord et parmi les rares en Afrique à atteindre un niveau technologique qui lui permet d’assurer directement le « Grand Entretien » de ses appareils, la révision de la majorité de ses équipements et de se doter des infrastructures (hangar, ateliers, moyens de formation et personnel qualifié) et Système d’Information des plus performants. Elle bénéficie d’une notoriété connue et reconnue dans le domaine de l’Entretien et de la Sécurité Aérienne et dispose de toutes les certifications nationales et internationales appropriées.

Actuellement, TUNISAIR souffre de défaillances manifestes du système de gouvernance
(Désignation des membres du Conseil d’Administration et des PDG, instabilité des PDG sans aucune mission spécifique, interférences intempestives des tutelles dans la gestion courante aux niveaux financier, commercial et des ressources humaines mais aussi dans le choix de la flotte et de son mode de financement, négociations avec les partenaires sociaux).

TUNISAIR a connu par le passé plusieurs crises qui ont nécessité la mise en œuvre de programmes successifs de redressement, et qui ont été jusqu’en 2010, couronnés de succès. Ces programmes s’appuyaient sur 3 atouts clé : un excellent positionnement sur le marché, une politique financière et d’investissement raisonnable et un personnel majoritairement motivé, compétent et qualifié.

La crise qu’elle vit depuis 2011 est plus aiguë suite au ralentissement de l’activité, mais découle aussi des obligations imposées par l’Etat en termes d’investissement, d’organisation et de gestion du personnel. Cette crise a été amplifiée par l’arrêt brutal de l’activité en 2020 suite à la pandémie du Covid19.

Il en résulte qu’aujourd’hui la compagnie souffre de plusieurs maux qui menacent sa survie sur le très court terme :

  • un déficit de trésorerie énorme et récurrent,
  • un endettement sans commune mesure avec ses capacités de remboursement,
  • une sous-capitalisation manifeste,
  • une détérioration de la qualité de service et de l’image de marque résultant du vieillissement de la flotte mais aussi de la perte de motivation chez une grande partie du personnel.

Le transport aérien, et notamment le pavillon national, sont des éléments majeurs de la
souveraineté nationale qu’il convient de sauvegarder. Il n’est pas permis de lâcher TUNISAIR au moment où elle a le plus besoin du soutien de toutes les parties concernées (l’Etat, le personnel, les partenaires sociaux, ses nombreux et fidèles clients parmi les passagers et les prescripteurs de voyages). Face aux dégâts résultant de l’arrêt brutal et prolongé de l’activité à cause de la pandémie mondiale du Covid19 et afin de remédier à cette situation critique où la société risque la cessation de paiement, nous estimons qu’il est indispensable de prendre des mesures urgentes pour l’immédiat et mettre en place un processus garantissant sa pérennité à moyen et long terme.

Dans l’immédiat, il faudra prendre en compte les effets catastrophiques du COVID19 sur le transport aérien de par le monde. L’Etat doit raisonnablement assurer le juste dédommagement à l’instar des autres secteurs. Les dispositions prises par de nombreux pays pour soutenir leurs compagnies aériennes et leur industrie aéronautique, illustrent le caractère de force majeure (Act of God) de cette pandémie.

S’agissant de TUNISAIR, il y a lieu de procéder à un renflouement immédiat des liquidités et au rétablissement des équilibres financiers pour :

  • régler les impayés envers les fournisseurs locaux et étrangers,
  • remettre en état de vol les avions au sol,
  • compenser les pertes occasionnées pour la Covid19,
  • élaborer un plan de sauvetage de la compagnie, visant à rétablir ses équilibres financiers et son climat social.

L’Etat est appelé dans ce cadre à assurer les facilités de trésorerie et d’accès aux crédits sur les marchés financiers (à travers les garanties), accorder les crédits de TVA, accélérer le règlement des dettes des organismes publics, convertir les dettes auprès de l’OACA en augmentation de Capital, réviser l’indexation sur l’Euro des tarifs aéroportuaires en Tunisie.

La sortie de crise est l’objectif immédiat, une refonte du mode de gouvernance, de la mission, de l’organisation, de la stratégie commerciale et des politiques de gestion des ressources humaines devra suivre sans délai dans le cadre d’un Plan de Restructuration et de Redressement Global. Dans cette perspective nous recommandons de prendre en considération les points suivants :

  • La gouvernance de TUNISAIR et de ses filiales doit être totalement repensée et mise à niveau pour jouer pleinement son rôle et assurer sa responsabilité à tous les niveaux : redéfinir la gouvernance, renforcer le rôle du dirigeant responsable et distinguer entre les rôles d’actionnaire et de contrôleur de l’état, séparer les fonctions de Président du Conseil et de Directeur Général. Les décisions stratégiques sont traitées au conseil d’administration seulement. Le gouvernent peut intervenir à ce niveau et seulement à ce niveau. Plus de conseils interministériels, plus de commission des achats.
  • Revoir le Business Model de TUNISAIR à long terme et distinguer entre les missions de
    Service Public et d’Entreprise Commerciale. Les missions d’intérêt public imposées par l’état doivent être dans le cadre d’une convention claire et précise. Tenir compte du rôle historique joué par TUNISAIR en qualité d’exportateur (recettes en devises) et le faire bénéficier des privilèges accordés aux entreprises exportatrices. Elaborer et mettre en œuvre un Business Plan avec des objectifs de trafic, recettes, réseau, productivité, flotte, niveau de rentabilité et qualité de service.
  • Revoir le niveau du capital et sa répartition, l’état devrait rester majoritaire à 51%. Ouvrir le capital au personnel et à des partenaires privés nationaux et/ou internationaux.
  • La fonction technique doit être valorisée et les mesures adéquates apportées pour remettre la flotte à niveau et pour revenir aux standards de l’industrie et du métier.
  • TUNISAIR doit établir un contrat avec ses filiales qui doit inclure des niveaux de service
    objectifs (Service Level Agreement « SLA »), les compensations et corrections nécessaires pour assurer une qualité de service avion satisfaisante.
  • Un plan de modernisation des méthodes et moyens de gestion et de transformation
    numérique doit être élaboré et mis en place sans tarder. L’organigramme de TUNISAIR établi en silos à multiples couches avec des redondances de postes et de fonctions doit être revu et compacté pour plus d’efficacité et pour une meilleure responsabilisation. L’optimisation des ressources humaines et l’adéquation poste-compétence doit être clairement établie et rationalisée.
  • TUNISAIR, ses dirigeants et l’ensemble de son personnel devront impérativement pour leur part consentir des sacrifices à la mesure des défis en termes de productivité, de compétitivité, de sécurité, de qualité de service et d’image de marque. Des programmes et des actions significatifs doivent être engagés à cet effet touchant les effectifs, la gestion et l’organisation du travail, le réseau, avec le mot d’ordre : « la chasse au gaspillage et aux surcoûts ».

Nous n’avons aucune autre ambition ou intérêt dans notre approche si ce n’est apporter une contribution à son redressement.

Le soutien de l’Etat, pour nécessaire qu’il soit, ne peut garantir la réussite de Plan de sauvetage de TUNISAIR que s’il est assuré de l’adhésion pleine et entière de l’ensemble du personnel de la Société, et ses partenaires sociaux.