Une fois n’est pas coutume, le rapport du Fonds monétaire international (FMI) sur les consultations au titre de l’article IV avec la Tunisie, publié le 26 février 2021, cite le « Brain Drain », voire l’exode des cerveaux comme un des talons d’Achille de l’économie tunisienne.

Abou SARRA

La fuite des cerveaux pour les sociologues, ou fuite du capital humain pour les économistes sont les flux migratoires de personnes à haut niveau de qualification (scientifiques, chercheurs) qui s’installent à l’étranger pour trouver de meilleures conditions de vie, d’études, de travail et de rémunérations…

Dans son rapport, le Fonds met en garde contre ce phénomène qui commence à prendre de l’ampleur en Tunisie et qui peut compromettre, à long terme, le développement futur du pays.

D’après le FMI, cette fuite de cerveaux nuirait à l’économie tunisienne si rien n’était fait pour endiguer le phénomène.

La fuite des cerveaux est nuisible… (OIT)

Et pour cause. L’Organisation internationale du travail (OIT) définit la fuite des cerveaux comme étant “une émigration permanente ou de longue durée de travailleurs qualifiés qui se réalise au détriment du développement économique et social du pays d’origine”. Cette définition correspond à la situation qui prévaut en Tunisie.

Selon des statistiques officielles de 2018, quelque 100 000 compétences multidisciplinaires tunisiennes ont quitté le pays depuis 2011. Ce chiffre avait été révélé par le secrétaire d’Etat auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, à l’époque, Khalil Laâmiri, lors d’un entretien accordé à une radio privée.

Ce chiffre est corroboré par un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui montre que la Tunisie a enregistré, depuis 2011, la migration de 95 000 personnes dont 84 % d’entre eux en Europe, principalement dans les filières de la médecine, de l’ingénierie, de l’informatique et de l’enseignement supérieur.

Les motifs de cette fuite des cerveaux sont multiples. Certes, l’argent constitue la raison principale du départ des professeurs tunisiens – les salaires à l’étranger sont parfois 4 fois supérieurs à ceux accordés en Tunisie -, mais elle n’est pas la seule. Derrière ce phénomène, il y a la disponibilité de meilleures conditions de travail et de recherche. Il y a aussi le souci pour les concernés de donner vie à des projets ambitieux, de faire de la recherche, de booster leur carrière, et surtout “d’avoir la reconnaissance de leurs pairs”. Plus qu’un besoin d’argent, les universitaires réclament dignité, reconnaissance et respect.

Le mauvais calcul des gouvernants

En dépit de son impact négatif relevé par le FMI et les agences spécialisées de l’ONU, cette fuite des cerveaux ne semble pas préoccuper outre mesure les gouvernements qui se sont succédé, depuis 2011. Bien au contraire, ils y perçoivent même une chance pour le pays.

S’exprimant lors d’une conférence sur les compétences tunisiennes à l’étranger ayant pour thème «Tunisie 2030 – Recherche et Innovation: Notre voie vers les nouvelles technologies et les secteurs porteurs » (août 2017), le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, avait déclaré que “le phénomène ne constitue pas un problème en soi en ce sens où ces compétences peuvent devenir, un jour, un filon d’investissement devant contribuer à l’économie nationale“.

Mieux, le gouvernement s’y prépare en mettant en place une base de données sur les compétences tunisiennes vivant à l’étranger, l’ultime but étant d’établir des liens avec elles et avec les universités, les instituts de recherches et les entreprises économiques où ils travaillent, avait-il ajouté à l’époque.

L’exemple des hôpitaux et des travaux publics

Pourtant, le débat sur cette question à travers le monde relève que la fuite des cerveaux a principalement des effets néfastes sur le développement des pays émetteurs. Il fait ressortir surtout que même si les migrants transfèrent des fonds dans leurs pays d’origine, cela ne parvient pas à compenser les pertes occasionnées par leur départ : coût de leur formation, emploi de personnel expatrié…).

En somme, cette forme de migration prive ces pays des hommes capables d’assurer leur développement.

D’ailleurs, c’est ce qui commence à se faire sentir dans certains secteurs clefs en Tunisie.  A titre indicatif, le départ de plus en plus massif des médecins formés en Tunisie à l’étranger prive les hôpitaux publics tunisiens, particulièrement des régions intérieures du pays, de leurs services et est à l’origine de la sous-couverture médicale dont souffrent ces établissements hospitaliers.

Idem pour les travaux publics. Par l’effet de la migration d’ingénieurs spécialisés en la matière, le ministère de l’Equipement ne dispose pas du nombre d’ingénieurs requis pour contrôler les projets en cours de réalisation. Conséquence : à défaut de contrôle, la qualité de l’infrastructure routière est généralement de piètre qualité.

Même remarque pour les statistiques officielles. Pour justifier les données trop approximatives ou peu précises qu’il publie, l’Institut national de la statistique (INS) évoque, constamment, le manque de ressources humaines qualifiées en raison de la migration de ses ingénieurs à l’étranger.

Cette fuite des cerveaux a aussi des conséquences néfastes sur la qualité de l’enseignement supérieur et l’avenir des étudiants. Ainsi, par l’effet de la migration d’enseignants, des centaines d’étudiants de troisième cycle dans les beaux-arts, les médias et la littérature anglaise à la Faculté des sciences humaines – 9 Avril souffrent de manque de professeurs encadreurs.

Créer un environnement propice à la sédentarisation de nos cadres

Donc, en cette ère de globalisation et de prévalence de la règle de l’offre et de la demande, la Tunisie ne peut pas, objectivement, arrêter ce phénomène. D’autre pays qui ont connu des transitions similaires connaissent le même phénomène ; c’est le cas de la Croatie qui a vu le cinquième de sa jeunesse qualifiée quitter le pays.

Cela ne veut aucunement dire que cette tendance du gouvernement à s’accommoder de manière presque mécanique de cet exode des cerveaux est convaincante. Il faudrait l’accompagner par une autre stratégie consistant à sédentariser les compétences du pays et à faire profiter, en priorité, la communauté nationale de leur savoir. Surtout que c’est grâce à l’argent du contribuable que ces cadres ont été formés.

L’enjeu donc réside dans la mise en place d’un environnement propice à la sédentarisation de nos compétences et à l’exportation, sur place, de leur savoirfaire.

Il s’agit pour les gouvernements de se retrousser les manches pour créer les conditions d’un bénéfice de bien-être supérieur dans ses frontières qu’au sein des pays étrangers.