Dix-sept (17) dialectes intégrés dans des applications softwares pour couvrir la zone Moyen-Orient et l’Afrique. L’intelligence artificielle n’est plus de la science fiction en Tunisie grâce aux fondateurs d’iCompass, Hatem Haddad et Ahmed Nouisser.

La mondialisation a fait son temps et les populations revendiquent leurs spécificités et se recentrent sur leurs identités. Et parce que la langue est un préalable à l’attribut culturel, un élément important de la construction identitaire et une forme de rapport au monde, les fondateurs d’iCompass, aujourd’hui unique en Afrique, ont choisi d’entrer dans la révolution industrielle 4.0 via les technologies des langues en voix et en texte.  Entretien avec Ahmed Nouisser.

WMC : iCompass est l’histoire d’une longue amitié mais c’est aussi la résultante du constat qu’au siècle de la mondialisation, on risque d’être dépassés par les nouvelles technologies qui évoluent à une grande. Pourquoi des softwares dialectes ?

Ahmed Nouisser : L’industrie 4.0 arrive à grands pas et on n’en mesure pas encore l’impact sur la société tunisienne. Il est aussi important de faire en sorte que la langue natale ne soit pas un handicap alors que les avancées technologiques sont énormes. En Europe, la main-d’œuvre commence à faire défaut (l’Allemagne en est le parfait exemple). J’ai vu, il y a quelques temps,  une pub produite par une université canadienne, où un Tunisien invitait en dialecte tunisien des jeunes talents et compétences à rejoindre le Canada et a terminé en scandant l’hymne national. C’est dire les milliers de talents et de compétences qui partent chaque année de notre pays. Cela ne m’attriste pas, la Tunisie est un pays riche en talents et généreux, ses enfants reviendront un jour ou l’autre. Un des axes de l’industrie 4.0, est l’intelligence artificielle, c’est créer un canal de communication entre l’homme et la machine. En nous y préparant, nous pourrons faire de la Tunisie un site de choix pour les grands donneurs d’ordre européens qui sont en train de déployer l’industrie du futur et qui pourraient délocaliser leurs industries dans notre pays.

Pour nous, il était essentiel de faciliter l’adaptation de notre tissu économique à la nouvelle industrie. Grâce aux applications iCompass, nous pouvons adapter les machines au contexte socioéconomique local en intégrant la facilité de la langue. Il est évident que ces machines restent dotées des langues d’origine. Le but de la démarche est d’enlever la barrière de la langue et de permettre à des centaines de jeunes en difficulté à intégrer le monde du travail.

Donc à la base, iCompass ce sont des softwares de dialectes que vous introduisez dans n’importe quelle machine. N’y a-t-il pas de risques pour qu’il y ait des bugs avec les langues d’origine ?

Absolument pas. Pour info, nous avons tout d’abord traité les langues classiques (français, anglais, espagnol), ensuite nous avons créé l’application dialecte tunisien avec toutes ses expressions. Pour cela, nous avons récolté les datas intégrant toutes les expressions dialectales depuis celles classiques jusqu’à celles utilisées par les jeunes.

Nous avons également étoffé notre équipe en y intégrant des jeunes talents et développé le concept du « Natural langage processing » (le NLP).

Un des axes de l’industrie 4.0 c’est comment faire en sorte qu’à partir d’une masse de données, on puisse automatiser et simuler un comportement humain. C’est comme si vous preniez un cerveau et lui inculquez toutes les informations qu’il doit apprendre. Avant notre arrivée, l’état de l’art avait une base de connaissances de 6 000 phrases annotées en tunisien dialectal, avec iCompass, nous sommes passés à un million de data annotées et à partir de la, nous passons à un cerveau qui comprend.

Il comprend l’intention, qui comprend le hate speech, et il comprend le contexte. Par exemple : le rouge et ses différentes variations/sens selon la situation et le contexte. Si vous êtes dans un contexte bancaire, c’est que votre compte est déficitaire, s’il s’agit de choisir un objet, c’est la couleur, et ainsi de suite.

Au début, nous pensions que le tissu économique tunisien était peu préparé à ces avancées technologiques, nous avons travaillé sur une proof of concept, soit une démonstration de la faisabilité de notre procédé. La Covid-19 a accéléré le processus.

Et c’est valable aussi dans les industries, dans le e-commerce, dans le tourisme et dans la santé ?

Nous avons créé le ChatBot 3ziza pour le ministère de la Santé. 3ziza c’est du chat brut (talk, conversation). Nous nous sommes rendus compte que 30% des conversations  concernaient  la Covid-19, 30% concernaient  les démarches administratives, et 40% des gens étaient friands de parler avec un robot. Il y en a qui insultaient, d’autres qui lui parlent en tunisien mais en utilisant des lettres latines.

Nous avons procédé à un paramétrage qui détecte la langue. Si on lui parle en arabe, 3ziza vous répond en arabe, si vous lui parlez en français, elle vous répond en français, si vous lui parlez en bilingue, elle vous répond en français et son interlocuteur lui rétorque parlez-moi arabe ! C’est hilarant l’engouement de nos compatriotes pour ce genre de machine. C’est ludique. Du coup, les Nigérians qui ont entendu parler de « 3ziza » nous ont commandé une « sœur » d’Aziza que nous avons baptisée Amina the Bot. Elle s’exprime dans 4 dialectes dont l’anglais, l’yoruba, l’igbo et couvre une population de 120 millions de  transfrontaliers.

Du coup, nous avons décidé de fabriquer des applications pour 17 dialectes dont le tunisien, l’algérien, le marocain et l’égyptien.

Est-ce qu’il y aura des gadgets qui traduiront automatiquement dans sa langue natale à un Tunisien à l’étranger ?

Nous sommes en train de dessiner des produits dans ce sens. Un petit stylo, une petite boîte, des gadgets qui traduisent systématiquement du tunisien à une autre langue et vice et versa. En fait, il n’y a pas de limites pour l’imagination. Nous sommes en 2021 et c’est l’année de la voix à l’international. Nos concurrents sur le territoire africain sont des mastodontes, du Google, Facebook  et d’autres. Mais nous sommes des Africains bien ancrés dans notre continent et nous comptons bien nous y déployer.

Justement j’allais y venir. Comment ?

En 2019, nous sommes arrivés 5 minutes avant l’heure, ce qui est un bon timing, et le marché était en train de bouger. La digitalisation est arrivée à grands pas et l’étape d’après la digitalisation, est l’homme/machine.

La pandémie Covid-19 est enclenchée et tout s’est accéléré et ça a été le déclencheur de la révolution numérique. Nous avons, du coup, réalisé que les 5 minutes en avance nous ont permis d’être prêts à temps.

En 2020, nous avons démarré  un processus que nous avions prévu pour l’année 2021. Avec la Covid-19, les lignes de recherches et développement (R&D) ont été chamboulées pour répondre aux demandes du marché.

Nous sommes sollicités par nombre de pays, dont le Maroc, pour développer des applications dans des langues locales. Au Maroc, il y a le rif, le tamazight et le dialecte marocain.

Est-ce que dans cette mouvance, des organisations ou des firmes internationales vous ont sollicités pour répondre aux besoins des programmes socioéconomiques qu’elles développent en Afrique ?

Effectivement, on commence à nous connaître et à faire appel à nos services. Nous avons un client dans la Big pharma, une grande boîte pharmaceutique et qui a besoin d’un système de consultation à distance grâce auquel on peut parler dans sa langue et poser des questions à la machine à propos du produit. C’est très utile surtout pour ceux et celles vivant dans les régions reculées. Imaginez une femme diabétique qui habite une zone rurale et qui a une crise de diabète à 19h ou 20h, on lui offre d’envoyer via une application WhatSapp, un message de secours et c’est la machine qui lui répond et l’oriente. Ceci permet au moins de gérer les urgences.

Grâce à l’intelligence artificielle, dans une décennie, certains pays pourraient multiplier leurs taux de croissance par 10 car doter les machines d’un pouvoir, leur permettant de communiquer, apprendre et agir pour enrichir les activités humaines, permet de booster le développement économique et peut avoir un effet salvateur sur un pays comme le nôtre.

En ce qui nous concerne, nous continuerons à développer notre produit parce que nous avons confiance en notre pays et en notre jeunesse et leur génie. Ici à Icompass, nous sommes entourés de jeunes vraiment géniaux, c’est revigorant et ça nous donne foi en l’avenir de la Tunisie.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

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