Révolus les temps où les banques centrales détenaient les instruments autoritaires d’encadrement du crédit. Aujourd’hui, les politiques monétaires sont plus une affaire de régulation monétaire. Les BC, indépendantes, orientent les établissements de crédits via la contrainte de liquidité. La monnaie devant refléter la réalité économique et jouer un rôle dans la formation et la maîtrise de l’équilibre économique.

La Banque Centrale de Tunisie (BCT) a eu récemment à répondre à un dilemme important : renflouer le trésor tunisien en injectant près de 8 milliards de dinars en seulement deux mois ; dans le cadre de la loi des Finances complémentaires ; ou limiter les dégâts en ne cédant que près de trois milliards pour éviter d’aggraver le phénomène d’inflation et de priver les opérateurs économiques de financements. Un accord de prêt sur 5 ans garanti par l’ARP a été, de ce fait, conclu. La BCT versera dans les prochains jours 2,8 milliards de dinars au budget de l’Etat pour boucler l’année financière.

Retour sur un accord polémique qui a fait couler beaucoup d’encre avec Rym Kolsi, directrice générale de la Politique monétaire à la BCT.

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WMC : Quelles sont les raisons derrière la réticence de la BCT à financer le budget de l’Etat alors que le pays traverse l’une de ses pires crises d’assèchement des ressources financières ?

Rym Kolsi : Le Trésor est un agent économique comme tous les agents économiques. Qu’il s’agisse de trésor, de ménages ou d’entreprises, la Banque Centrale est là pour financer l’économie dans toutes ses dimensions et c’est à travers le secteur bancaire que nous pouvons atteindre cette population qui est notre cible. Nous sommes conscients de la situation et de la crise que traverse le trésor public pour la levée des fonds. La Covid 19 a compliqué encore plus la situation économique à cause des difficultés de mobilisation des ressources extérieures et de collecte des ressources fiscales en raison du confinement total puis progressif.

La masse salariale est en tête de ces dépenses, mais il aussi les arriérés que l’Etat doit à nombre d’entreprises publiques ou privées.

Donc il y a eu la pandémie ensuite vint le bilan. On prévoyait un déficit budgétaire initial de 3% du PIB et nous nous retrouvons face à un déficit de 13%.

Nous ne pouvons pas tout attribuer à la Covid+. Lorsque nous nous sommes penchés sur les raisons de ce déficit, nous avons relevé qu’outre la pandémie qui a causé une baisse substantielle des ressources fiscales, il y a eu une augmentation importante des dépenses. La masse salariale est en tête de ces dépenses. Il y a aussi les arriérés que l’Etat doit à nombre d’entreprises publiques ou privées et que le ministère des Finances tient à honorer.

Conséquence : l’ardoise avait gonflé et le gap à financer est tellement important que le fait de le combler devient risqué pour notre économie. Il s’agit de débourser la somme de 8 milliards de dinars sur une période de tout juste deux mois.

La BCT s’est dite prête à aider mais qu’il faudrait être conscient des risques.  Si le montant de 8 milliards dinars est injecté dans le budget en un laps de deux mois, c’est la catastrophe monétaire. C’est l’inflation …c’est la dépréciation du taux de change … c’est l’érosion des devises … c’est beaucoup de choses à la fois.

Nombre d’experts économiques disent que, dans d’autres pays, les Banques centrales ont injecté des fonds dans les trésors publics et cela n’a pas engendré de l’inflation.

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Ce n’est pas vrai, car techniquement c’est impossible. On ne peut, en l’espace de deux mois seulement, débloquer une somme aussi importante. Quand il s’agit d’une telle action monétaire, il faut entre 6 mois et deux ans pour en appréhender les conséquences.

Si la BCT avait accordé les 8 milliards demandés, dès le premier semestre 2021, les premiers effets seraient perceptibles sur le volume de refinancement, sur l’inflation et sur le taux de change. Il y a d’autres impacts que nous pourrons recenser et ce, sur différentes échéances. C’est pour cette raison que la BCT a expliqué qu’il était impensable d’injecter autant de liquidités, d’autant plus que le budget devait servir à solder une ancienne ardoise, ce qui n’est pas réalisable en deux mois.

le gouverneur de la BCT avait déclaré que la Banque centrale, qui est en charge de veiller sur la stabilité des prix, sortira de son mandat si elle accepte de financer le budget par un montant aussi substantiel.

Je vous rappelle à ce propos que le Gouverneur de la BCT avait déclaré, à la commission des Finances puis à l’ARP, que la Banque Centrale qui, faut-il le rappeler, est en charge de veiller sur la stabilité des prix, sortira de son mandat si elle acceptait de financer le budget par un montant aussi substantiel.

C’est ce qui explique qu’il a demandé une autorisation spéciale et non récurrente pour financer directement le budget à hauteur de 2.8 milliards de dinars.

La BCT de son côté a, de suite, lancé le processus de la préparation de la convention entre la banque centrale et le ministère des Finances pour déterminer les termes de cet emprunt.  L’argent devrait être débloqué incessamment.

Dans cette convention, les conditions ont été clairement définies : Il s’agit d’un versement exceptionnel et non récurrent sur une période de 5 ans dont une année de grâce. Le Trésor commencera à débourser à partir de l’année de 2022. Cela pourrait prendre la forme de 4 échéances égales de 702,5 millions de dinars ou des échéances inégales.

Pourquoi la BCT, qui a été conciliante avec le gouvernement Chahed en répondant présente à chaque fois que le Trésor public l’a sollicité, a-t-elle été aussi sévère avec le gouvernement Mechichi ? Il y a trois ans, les collatéraux étaient à 60%/40%, pourquoi les 60% ont été aujourd’hui réduits ? Est-ce politique ?

Il faut savoir que nous, à la Banque centrale, nous sommes des techniciens. Nous ne sommes pas des politiques et nous n’avons rien à voir avec les politiques.

Nous sommes les techniciens de la politique monétaire du pays au service de ses intérêts et de ceux de ses agents économiques. Pour ce qui est des bons de Trésor, et dans le cadre de sa politique de collatéraux, la Banque centrale les prend en garantie du refinancement qu’elle accorde aux banques, tout comme les créances saines sur le secteur privé. Actuellement, nous sommes en équilibre à 50%/50% dans la politique des collatéraux, c’est-à-dire que chaque banque doit apporter autant de bons du Trésor (en valeur) que de créances.

Ce qui veut dire ?

Lorsque la BCT verse des liquidités à travers le marché monétaire, elle reçoit en contrepartie des garanties. C’est ce qu’on désigne par collatéraux.  Ils se présentent de deux manières, soit sous formes de bons du trésor de l’Etat soit de créances saines sur le secteur privé. Comme vous l’avez dit, il y a 3 ou 4 ans ils étaient à 60% et 40%. Ce ratio a été ensuite inversé dans le but d’impulser l’investissement, avant d’équilibrer la composition.

Après le 14 janvier, la situation économique est devenue morose et la croissance économique était faible. La BCT a élevé son apport pour impulser l’initiative privée et encourager les banques à prendre les créances.

Le problème des banques est leurs capacités à disposer de liquidités en dinars.  Nous leur avons dit, vous financez l’économie et nous garantissons votre refinancement.

Si vous revenez à 2016, 2017, le Trésor n’était pas en crise, il avait les appuis budgétaires dont ceux des instances internationales. Depuis la révolution, nous avons bénéficié de deux programmes d’appui du  FMI sur 2 ans et 3 ans. La conclusion d’une revue avec le FMI incitait les autres bailleurs de fonds à débloquer des prêts en faveur de la Tunisie. Ils s’alignent systématiquement sur la position du FMI, qu’il s’agisse de la Banque Mondiale ou de la BAD etc. Donc, il n’y avait pas fondamentalement de manque de liquidités. Certes, l’activité économique n’était pas au beau fixe et on ne pouvait pas lever autant de recettes fiscales, mais nous savions que la reprise allait venir.

Qu’est-ce qui a changé ?

Malheureusement, la situation économique a commencé à se dégrader et fût encore plus compliquée par la pandémie Corona qui a causé une paralysie totale de l’activité économique du pays pendant deux mois. Il y a eu ensuite une reprise au ralenti, sachant que 2019 était une bonne année par rapport aux années précédentes avec 1.5% de croissance.  Mais est-ce suffisant face à tous les défis qu’affronte notre pays ? Ces 1,5% peuvent-il créer des postes d’emplois ?

Entre 2011 et 2019, le taux de croissance économique a été de 1.4% en moyenne. Avec ce taux, on ne peut pas créer de l’emploi et on ne peut pas résorber le chômage. C’est pour vous dire la complexité de la situation économique en Tunisie. Une crise dont nous observons les conséquences au quotidien, et c’est ce qui explique notre action.

Au mois de mars 2020, nous avons décidé, en tant que Conseil d’administration de la Banque centrale, de rééquilibrer les collatéraux à 50/50

Au mois de mars 2020, le Conseil d’Administration de la Banque Centrale a décidé de rééquilibrer les collatéraux à 50/50. Le premier qui en a profité, bien sûr, est le Trésor. Les banques ont pu acheter auprès du Trésor dans les émissions des bons et les apporter dans le cadre du refinancement de la BCT comme garanties.

En 2020, la Banque Centrale a intensifié ses opérations d’open market, cela veut dire quoi ? Cela veut dire que la BCT opère des achats fermes de bons du Trésor sur le marché secondaire, c’est à dire auprès des banques. Je précise à ce propos que la loi nous interdit d’acheter directement auprès du Trésor pour des considérations très importantes d’indépendance de notre Institution et de transparence dans les opérations. Et ce d’autant plus qu’il n’y a pas de monétisation de la dette.

.En quoi cela peut-il menacer votre indépendance ?

Le législateur a été ferme sur ce point pour éviter tous les dérapages.  L’article de loi régissant la Banque centrale est clair sur la question. La Banque centrale ne peut pas acheter directement au Trésor mais sur le marché secondaire comme tous les opérateurs économiques.

En 2020, nous avons intensifié les achats fermes pour des raisons de politique monétaire afin d’accorder des liquidités structurelles aux banques, nos vis-à-vis. Dans un deuxième temps, parce qu’on savait que le Trésor avait des problèmes de mismatch, c’est à dire un décalage entre les dates d’encaissement de ressources extérieures et les dates où le Trésor devra faire face aux dépenses.

La BCT a donc décidé d’acheter ferme dans les mêmes conditions pour une raison de stabilité financière. Comme vous le savez, toutes les opérations de dépenses ou de recettes au niveau du Trésor passent systématiquement par le secteur bancaire.

Certains experts disent aussi que faire fonctionner la planche à billet dans ce contexte difficile n’aura aucun impact sur l’inflation. Vous y croyez ?

Je n’en crois pas un mot ! Je vois ce qui se passe dans les autres pays lorsqu’ils recourent à la planche à billets et les résultats sont catastrophiques. Voyez ce qui se passe au Venezuela, est-ce l’exemple que vous voulez suivre ?  Le taux d’inflation est de 1800% !  Ne dramatisons pas, nous ne sommes pas le Venezuela mais en Tunisie pouvons-nous supporter un taux d’inflation ne serait-ce que de 50% ?

La planche à billets, c’est imprimer des billets sans contrepartie réelle, sans produire et sans créer des richesses. Ce n’est pas la planche à billets qui résoudra les problèmes de la Tunisie, il faut que le pays se remette au travail et que l’appareil de production se remette à fonctionner correctement !

Quand il y a création de richesses, la masse monétaire augmente en conséquence et on crée de la prospérité. C’est l’exigence de la Banque Centrale. Aujourd’hui, il urge de remettre la machine en marche et réactiver les sites de production pour produire, exporter, et générer de la richesse. Et la Banque centrale est là pour appuyer le secteur bancaire et l’aider à financer l’économie.

Ce n’est pas la planche à billets qui résoudra les problèmes de la Tunisie, il faut que le pays se remette au travail et il faut produire.

Si jamais un investisseur met en place un projet, la BCT demande aux banques de financer ses investissements en lui accordant des crédits, mais il faut d’abord que nous puissions protéger nos sites de production pourvoyeurs en devises et en ressources financières.  Voyez combien de sites sont bloqués ! Il y a le phosphate, le pétrole et ajouté à cela, le tourisme dont on ne peut pas blâmer les opérateurs impuissants face à la crise de la Covid+.

Des secteurs aussi stratégiques que le phosphate qui procurait par le passé 3 milliards de dinars d’exportation par an est devenu aujourd’hui importateur ! C’est dramatique ! Et nous importons au prix cher parce que les cours mondiaux montent.

De plus, les conditions d’emprunt sont devenues très onéreuses parce que la notation souveraine de la Tunisie s’est dégradée à cause des mauvaises performances économiques de ces dernières années ! La logique veut qu’avant d’aller chercher l’argent chez les autres, il faudrait le chercher chez soi. Donc reprenons le cycle vertueux du travail et si les ressources vinrent à manquer, nous savons et pourrons y remédier.

Le risque. Est-ce pour cela que les banques prêtent plus facilement l’argent aux particuliers qu’aux professionnels et à l’Etat ?

C’est la conjoncture.  Je vous explique : quand vous êtes un particulier et votre salaire est domicilié dans une banque, elle a la garantie d’être payée. Il n’y a pas de risques ou disons que le taux du risque est le plus faible. Quand vous êtes une entreprise et que le revirement de la conjoncture fait que vous n’avez pas de visibilité sur vos cash-flows futurs, vous êtes perçus comme potentiellement risqués ! Les banques aiment bien financer les particuliers parce qu’elles sont sûres de leur solvabilité. S’agissant des entreprises, il faudrait que la banque obtienne la garantie d’être refinancée par la BCT et qu’elle ait de la visibilité sur le cash-flow futur à générer.

Dans le contexte actuel, tant que l’économie ne redémarre pas, tant que les marchés ne reprennent pas, nous allons rester sur cet état de doute ou d’incertitude. Et en plus, nous ne sommes pas seuls, nous avons des partenaires. Ce qui se passe actuellement dans la zone euro à cause de la pandémie est inquiétant.

On s’attend à un taux de croissance négative à la zone euro de -8% pour l’année 2020 et l’Europe est notre premier partenaire. Nous osons espérer que la pandémie s’estompe, que la situation se normalise sur les marchés à l’exportation et il faudrait que l’offre soit présente pour faire face à la reprise.

Quand vous êtes une entreprise et que le revirement de la conjoncture fait que vous n’avez pas de visibilité sur vos cash-flows futurs, vous êtes perçus comme hautement risqués

Nous espérons que nos entreprises puissent reprendre au plus vite le travail et la production, qu’elles puissent vendre sur le marché local et surtout qu’elles exportent. Tout ira beaucoup mieux, car il y’aura moins de frilosité au niveau des banques pour financer les PME et les entreprises. Il faut que la Tunisie se remette au travail et à la production, car il ne s’agit pas que de marchés. Les marchés sont à côté de nous et ils n’attendent que cela. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une initiative et une volonté d’être omniprésents sur tous les secteurs et partout sur les marchés limitrophes.

Nous avons avec ces pays des liens historiques et à notre avantage. Nous avons des liens étroits, une réputation à notre faveur et des opportunités qui peuvent favoriser une croissance assurée.

Les opérateurs disent que les réglementations tunisiennes compliquent les échanges avec la Libye ?

Faux ! peut-être que les opérateurs n’en sont pas bien informés, mais je citerais un cadre très propice aux échanges, celui de la convention de l’UMA. Les textes sont là. Ils favorisent et facilitent toutes les transactions entre nos pays. La convertibilité courante existe depuis 1993. Elle rend libre les échanges dans les deux sens soit à l’import ou à l’export.

Quant au plan financier, Monsieur le Gouverneur est extrêmement conscient de l’importance du marché libyen et le département de change à la BCT y a beaucoup travaillé. Nombre de facilités ont été accordées aux libyens pour l’ouverture des comptes et le retrait de l’argent en monnaie locale. Il y a eu des efforts drastiques de la part de la BCT, mais souvent il y a un problème de communication qui entrave l’évolution des échanges.

Quel impact d’une possible reprise économique sur la baisse des créances accrochées et les équilibres monétaires du pays ?

Si l’activité économique s’améliore, le taux des créances accrochées baissera automatiquement. Les créances accrochées reflètent l’incapacité des professionnels à honorer leurs engagements envers les banques parce que n’ayant pas pu exercer à cause du confinement total ou partiel. Ils ont eu des impayés et passés les trois mois, une créance qui n’est pas payée devient classée.

Tout est relié à l’activité économique et c’est pour cela que la Banque centrale veille à préserver la capacité des banques à financer l’économie réelle.  Ce qui lui importe le plus c’est de sauver le tissu entrepreneurial, de créer et de donner des opportunités d’investissements pour créer des emplois.

Tout est relié à l’activité économique. C’est pour cela que la Banque centrale veille à préserver la capacité des banques à financer l’économie réelle

Notre pays souffre fondamentalement d’une déficience de l’offre et c’est ce qui fait que nous traversons autant de difficultés. Il y a des opportunités énormes à l’échelle régionale et internationale mais que nous n’exploitons pas comme il se doit. Il faudrait peut-être que nous nous y mettions et avec toutes nos forces.

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Entretien conduit par Amel Belhadj Ali