Eviter les décisions populistes lorsqu’il s’agit du budget de l’Etat, et qui plus est un Etat dont les ressources sont très limitées, c’est une condition vitale pour stabiliser l’hémorragie des dépenses publiques et assurer la relance économique.

Le gouvernement Mechichi a malheureusement péché par excès de populisme et donné le ton en cédant aux séparatistes d’El Kamour. La Tunisie devrait s’attendre à plus de contestations et plus de revendications, venant de tous les coins du pays, dans les prochaines semaines ou prochains jours.

L’Etat a-t-il les moyens de les satisfaire toutes ? Le gouvernement des technocrates réussira-t-il là où les autres ont échoué ?

Acte II du décryptage de la situation socioéconomique de la Tunisie avec Habib Karaouli.

WMC : Pensez-vous que ce gouvernement pourrait s’en sortir avec autant de contraintes et en cédant à tous les coups ?

Habib Karaouli : Revoir d’abord le budget et de manière drastique, c’est le premier élément. Et puis, inspirons-nous de la sagesse populaire et appliquons le célèbre dicton : « على قد كسائي امد رجلي ».

Dans les années précédentes, nous puisions les dépenses supplémentaires dans le titre II. Malheureusement, il n’y a plus de titre II et il faut serrer les vis du budget de fonctionnement. Ce n’est pas normal de voir un certain nombre de ministères disposer de parcs automobiles aussi importants à la disposition des ministres et des secrétaires d’Etat. Il est souhaitable de mieux gérer les parcs automobiles et rationaliser la consommation du carburant. Nous devons trouver les moyens de limiter les dépenses de l’Etat.

Les entreprises publiques sont non seulement déficitaires mais elles font de la concurrence déloyale à l’investissement et au secteur privés.

Ce n’est pas non plus normal qu’aucune entreprise publique ne verse aujourd’hui des dividendes à l’Etat. Et non seulement ces entreprises sont déficitaires mais elles font de la concurrence déloyale à l’investissement et au secteur privés. Saviez-vous que pour l’exercice 2019, 60% du total des crédits accordés aux entreprises ont profité aux entreprises publiques ? Et elles sont perdantes en plus. Qui crée de la richesse ? Qui produit ? Qui exporte ? Ce sont les entreprises privées. Donc on veut qu’elles créent de la richesse, et on leur produit des éléments d’exclusion et des éléments de siphonage de liquidités. Il est temps de mettre au clair tout cela et reconnaître qu’il y a un certain nombre d’entreprises qu’il faut absolument assainir, et qu’elles soient cédées dans le cadre de partenariats stratégiques ou restructurées pour être performantes.

A ce propos, l’exemple de la Régie de tabac est le plus approprié. Et si nous n’adoptons pas cette logique maintenant, nous y arriverons dans deux ou trois années.

Mais les syndicats opposent un niet systématique à toute tentative de cession des entreprises publiques même si elles sont déficitaires. Il y a beaucoup de lignes rouges tracées par la centrale syndicale.

C’est pour cela que je reviens toujours à mon idée initiale de vision d’ensemble. Il faut que chacun de nous donne du sien et fasse un geste -gouvernement, partenaires sociaux, secteur privé, tout le monde-, ceci rentre dans ce que j’appelle “cadre d’ensemble“.

De mon point de vue, il se n’agit pas de privatiser pour alimenter le budget de l’état, il faut être d’accord là-dessus. Elles serviront plutôt à sauver les entreprises elles-mêmes, les emplois ; et les produits en cas de cession, si cession il y a, doivent être affectés en fonction d’objectifs précis.

Dans le projet de loi de finances 2021, il y a une disposition qui porte sur une taxe additionnelle de 100 millimes par kg de sucre. Je pense qu’on aurait dû aller plus loin, jusqu’à 300 ou 400 millimes de taxes. Ceci pour des raisons de santé publique.

nos responsables n’ont pas de vision large, ils ont plutôt une vision comptable stricte.

C’est pour cela que je vous expliquais que tout projet économique doit refléter une vision. Comme vous le disiez tout à l’heure…, nos responsables n’ont pas de vision large, ils ont plutôt une vision comptable stricte.

S’agissant du prix du sucre, saviez-vous que la moyenne de consommation par an dans le monde est de 16 kg, mais 31 kg par an en Tunisie ? Tous les spécialistes vous diront que le pays souffre d’une explosion des nouvelles maladies causées par une surconsommation de sucre et qui touchent malheureusement les gamins.

Mon idée est de faire un exposé des motifs avant toute prise de décision. J’expose le problème et je dis : “je mets en place cette taxe pour aligner mon prix domestique sur le prix international. Le différentiel, je ne le remets pas dans le budget de l’Etat mais je crée une ligne spéciale du trésor et je la dédie à la prise en charge des maladies de diabète, etc.“. Vous voyez, tout dépend de la manière de voir les choses, de les présenter et de gagner la confiance.

Vous savez que toute augmentation des produits de consommation courante suscite un chaos en Tunisie ?

Vous avez raison de me dire : non vous ne pouvez augmenter de manière arbitraire. Mais lorsqu’on présente un projet en mettant en avant des raisons valables comme la santé publique, c’est différent. Les privatisations, c’est pareil. Si je vous dis que “j’ai décidé de privatiser, je ne peux le faire sans un argumentaire convaincant et des raisons valables“. Sur ce chapitre, il y en a des tonnes.

Ce patrimoine de l’Etat appartient aux générations futures aussi, il n’appartient pas à ceux qui sont là maintenant, c’est pour cela que nous n’avons pas le droit d’observer sa déchéance en ne faisant rien pour le sauver. Si je dis que je dois lever des fonds pour financer l’innovation, pour financier la transition énergétique, pour financer la transition numérique dans le pays, les gens me suivront parce qu’ils savent que l’Etat œuvre pour leurs enfants et leurs petits-enfants, et que les ressources et les produits qu’il va tirer des décisions de privatisations, de partenariats ou de restructuration serviront à assurer l’avenir des générations futures.

A chaque fois, et dès que l’on parle de privatisations, les responsables de l’UGTT arguent que plus de 8 milliards de dinars de créances n’ont pas été récupérées par l’Etat. En réalité, il s’agit de plus de 10 milliards de dinars dont seulement 4 milliards de dinars sont récupérables parce que des sociétés ont disparu depuis des décennies, d’autres ont fait faillite. N’est-il pas temps d’agir en fonction des chiffres réels et non mythiques ?

Et qui décide d’annuler ou de radier toutes ces créances irrécupérables ?  C’est l’Etat, justement. C’est pour cela que je reviens toujours à la notion de “responsabilité et d’exemplarité“. Il faut assumer ses responsabilités et ne pas continuer à vivre d’illusions. Nous savons parfaitement qu’au moins 6 milliards de dinars ne peuvent pas être récupérés, donc il faut une loi spécifique pour radier les montants.

Je suis de ceux qui estiment que la force d’un gouvernement est dans son exemplarité. Il faut des gestes exemplaires pour renforcer et appuyer sa crédibilité et son autorité afin d’exiger des autres autant d’exemplarité. Quand vous êtes en train de faire des efforts de la rationalisation budgétaire, quand vous faites du cost-killing, vous éliminez toutes les dépenses inutiles et vous donnez aux autres le moyen de le faire.  J’imagine mal que la résistance à vos décisions soit au même niveau, parce que vous aurez démontré que vous êtes sérieux et que vous appliquez les mêmes recettes. C’est une question de méthodologie et d’approche dans la présentation des choses. Je ne crois pas qu’il y a des lignes rouges ou jaunes, il y a de l’efficacité et une logique. Une entreprise est là pour produire des biens et des services de qualité et pour être compétitive, quel que soit le statut qu’elle a et l’appartenance de son capital. Ce n’est pas cela qui détermine le niveau de performance.

Nous avons un certain nombre d’entreprises publiques qui continuent à bien fonctionner même étant dans le public, il faut être d’accord là-dessus. L’enjeu principal est que dans un certain nombre de secteurs, les entreprises ne doivent pas être dans le public. Nous avons longtemps souffert et continuons à souffrir de la situation des banques publiques qui évoluent dans un secteur concurrentiel, appliquent les mêmes règles prudentielles que tout le monde tout en étant prisonnières de l’armature administrative. Nous sommes dans une configuration où nous ne sommes pas en train de rendre service à notre propre tissu économique. Les choses peuvent changer et peuvent être rattrapées. Il faut mettre en place un comité de personnes connues pour leur intégrité et qui peuvent nous dire comment tout doit être géré et comment réussir, mais il ne faut pas laisser les gens patauger dans le brouillard et la désinformation.

Et si jamais la loi complémentaire des finances ne passait pas ?

Nous sommes dans un pays où on peut éviter le pire et je pense que le bon sens prévaudra. Il y aura un certain nombre d’aménagements qui devraient être faits par le ministère des Finances. La loi complémentaire passera nettement revue. Mais il ne faudrait surtout pas que ce soit une fin en soi. Son rejet doit être perçu comme une alerte sérieuse pour revoir les choses de manière fondamentale.

il faut comprendre que si jamais la loi complémentaire 2020 ne passe pas, il n’y aura pas de loi de finances 2021

Je ne crois pas du tout au scénario grec en Tunisie, nous irons sûrement vers quelque chose qui puisse passer. Ceci étant, il faut comprendre que si jamais la loi complémentaire 2020 ne passe pas, il n’y aura pas de loi de finances 2021 et il y aura un quasi arrêt des principales activités parce que le Parlement lui-même va autoriser le chef du gouvernement à prendre un certain nombre de décisions sur certains sujets. J’espère que cette alerte réveillera les consciences en considérant que sauver la donne relève de la responsabilité de tous. Il ne faut pas jeter les responsabilités sur certaines parties comme la BCT qui n’a rien à voir avec cette crise.

Vous êtes optimiste ?

Je ne suis pas de ceux qui sont totalement optimistes mais je suis réaliste. Je crois que personne n’a intérêt à ce que le pays aille vers la ruine. S’il y a blocage, nous allons vers l’inconnu. Il faut que peuple et responsables tunisiens sachent que l’on ne peut compter que sur nous-mêmes.

Notre regard est tourné vers ce qui se passe ailleurs, alors que notre avenir doit se dessiner ici.

Quand je vois un certain nombre de responsables suivre ou commenter les élections américaines, ou les déclarations du président turc alors que leur pays est dans l’attente de solutions à des crises successives, ça me choque. Notre regard est tourné vers ce qui se passe ailleurs, alors que notre avenir doit se dessiner ici. Et s’il devait se dessiner ailleurs, c’est parce que nous avons été mauvais et que nous n’avons pas été à la hauteur de ce qu’on attend de nous.

Nous devons assumer nos responsabilités, arrêter de pleurnicher et d’attendre que les choses viennent d’ailleurs.

Nous devons donc assumer nos responsabilités, arrêter de pleurnicher et d’attendre que les choses viennent d’ailleurs. Nous sommes capables d’ici de réussir et de faire les choses comme elles doivent être faites. Nous sommes dans le même bateau et si demain il y a une vague gigantesque, elle ne va pas distinguer ceux qui ont travaillé de ceux qui ne l’ont pas fait, ou ceux qui ont réussi et les autres qui ont échoué. La vague emportera le tout.

J’espère que la position prise par la Banque centrale, et qui est très responsable, servira à réveiller les consciences et à pousser vers des décisions utiles pour le pays, sans populisme et sans calculs. Parce qu’à aucun moment, la Banque centrale n’a essayé de se substituer aux responsables ou aux gouvernements, mais elle a été dans son rôle. Alors que chacun assume ses responsabilités !

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

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