Gerhard Schröder, chancelier allemand de 1998 et 2005, a, contre vents et marées, engagé son gouvernement sur la voie d’une réforme d’ensemble du système de protection sociale bravant toutes les résistances, ce qui lui valut une impopularité croissante. Il dut, en février 2004 démissionner, provoquant des élections anticipées en septembre 2005. Celle qui a le plus profité des fruits de son courage politique et d’une Allemagne puissante économiquement et stable Socialement est Angela Merkel.

Comme cité par l’ancien président français, François Mitterrand, «Gouverner, ce n’est pas plaire». Les compromis et compromissions des gouvernements successifs depuis 2011 sont en train de mener le pays à la dérive.

Pour Tarak Cherif, président de la CONECT, la Tunisie a besoin d’un Gerhard Schröder qui sacrifiera ses ambitions personnelles au profit des intérêts de la patrie.

Entretien.

WMC : Comment est-ce que les entreprises tunisiennes vivent le retour de la Covid-19 ?

Tarak Cherif : Il s’agit plus de situations individuelles. Chaque chef d’entreprise essaie de gérer au mieux son entreprise dans son périmètre. Certains secteurs n’ont pas été affectés par la Covid-19, tout au contraire, elles en ont profité aussi bien au niveau du marché local qu’à l’export. Et c’est tant mieux pour eux. Ces entreprises ont prospéré, mais il y en a d’autres -et c’est une majorité- qui ont été sérieusement affectées.

Nous sommes face à deux typologies : celle des grandes entreprises qui ont plus de moyens pour réagir et neutraliser les effets négatifs et faire en sorte que son impact soit le moins préjudiciable.

Pour les petites et moyennes entreprises, c’est beaucoup plus compliqué. Nous le voyons bien à la CONECT, elles souffrent. La complication vient surtout du financement des entreprises. Ces entreprises doivent aujourd’hui faire face à des engagements de différentes natures et à des échéances. Elles doivent honorer leurs engagements financiers alors qu’elles n’ont pratiquement pas de recettes ou pas suffisamment.

Depuis le début de la crise de la Covid-19, nous avons sollicité un report des charges dans la mesure du possible.

Mais encore une fois, c’est du cas par cas. Il n’y a pas de règle générale. Du coup, et depuis le départ, nous avons sollicité un report des charges dans la mesure du possible. C’est très important. Payer les employés même, dans une moindre mesure, à la limite, elles font tout pour y arriver, mais payer les charges en plus, ça devient lourd pour l’entreprise qui n’a pas de recettes.

Autre point important : il faut que l’entreprise dispose de suffisamment de liquidités pour qu’elle puisse entretenir son business ou le flux d’affaires qu’elle a et surtout préparer la relance. La résilience est importante mais la relance l’est plus.

Les entreprises ont bénéficié d’un report des charges jusqu’à fin septembre, et nous espérons sa reconduction. C’est ce que tous les pays compétiteurs à la Tunisie ont fait. Reste que les mesures d’accompagnement des entreprises n’ont pas été rapides au niveau de leur octroi, et on n’a pas été assez généreux avec les moyennes et petites entreprises. Les aides ont été données trop tard ou carrément pas données. C’est dramatique pour l’entreprise tunisienne.

Structurellement parlant, l’entreprise tunisienne est sous-capitalisée, si on ne prend pas en considération cette réalité, ça pose un problème…

Quels sont les secteurs les plus touchés à cause de la Covid-19 ?

Le tourisme et hôtellerie, les cafés et restaurants, et tout ce qui est services annexes à hôtellerie… avec 0 millimes de recettes. Il y a des hôtels qui n’ont pas ouvert leurs portes, donc leurs recettes sont nulles.

Les services du transport touristique comme les agence de voyage, les incentives, la restauration, etc. Là aussi pas de recettes non plus.

Le secteur culturel est aussi une victime de la pandémie, c’est même un drame total et absolu.

On ne se dit pas que c’est peut-être l’occasion de réfléchir à un programme pour améliorer l’existant et booster l’entreprise…

L’industrie a aussi été affectée, et malheureusement, et je tiens à le préciser, au lieu de profiter de cette situation pandémique pour faire les réformes, pour préparer la relance et essayer d’identifier les problèmes surtout au niveau de la compétitivité, on ne bouge pas. Quand on parle d’industrie, on aborde directement la logistique, et au lieu de se dire que c’est peut-être l’occasion de réfléchir et mettre en place un programme pour avancer, améliorer l’existant et pour essayer de booster l’entreprise et de lui donner de l’oxygène pour préparer la relance, rien n’est fait.

Il s’agit de l’infrastructure routière, ferroviaire, et surtout maritime.  Quand on a un port qui fonctionne sans grue -il y a quelques semaines, toutes les grues étaient en panne-, on reste coït ! Et bien sûr, les prix qui flambent au niveau du marché local, nous sommes moins compétitifs par rapport à l’importation, parce que les pays compétiteurs sont des pays qui disposent d’une logistique parfaite, et qui ont en plus des supports et des subventions à l’exportation. Nous, nous sommes victimes d’une double peine : nous avons un port défaillant à 90% (je parle de celui de Radès), et les autres sont très petits ou ont très peu d’activités.

La Tunisie recule à vue d’œil à cause d’une position de monopole au niveau de l’acconnage.

Quand vous alignez nos chiffres avec ceux de la concurrence, il n’y a absolument rien de comparable. Nous sommes en repli de deux ou 3 centenaires. C’est misérable ! Nous reculons à vue d’œil à cause d’une position de monopole au niveau de l’acconnage. C’est dramatique ! Au lieu de faire tout pour rattraper notre retard, récupérer nos entreprises et leur donner une bouffée d’oxygène, nous sommes en train de désindustrialiser la Tunisie au vu et au su de tout le monde. Et ceux qui refusent de voir cela, refusent de regarder la situation en face.

Toutes les institutions financières internationales en parlent et personne ne peut le contester, sauf nous. Ce marasme aurait pu servir à changer la situation et aider les entreprises industrielles pour qu’elles puissent mieux exporter et garder leurs parts de marchés. Là, c’est l’indifférence totale. Circulez, il n’y a rien à voir ! Certaines personnes veulent que la situation reste comme ça parce qu’elles en profitent.

Il nous faut des réformes. La Tunisie a besoin d’un Gerhard Schröder qui sacrifiera ses ambitions personnelles au profit des intérêts de la patrie.

Ne pensez-vous pas que l’un des problèmes centraux entre secteur privé et décideurs politiques c’est un problème de confiance ? Comment instaurer de nouveau un climat de confiance entre vous ?

La confiance ne se décrète pas. C’est un comportement, une attitude responsable de toutes les parties prenantes qui l’instaurent, la construisent. Prenons l’exemple de la Jordanie, un pays similaire à la Tunisie, on ne peut pas réviser ou abroger une loi qui touche à l’investissement avant dix ans. Pourquoi ? Parce que ça touche à la visibilité, à la stabilité et à la pérennité. La Jordanie a 4 millions d’étrangers sur son territoire, entre Palestiniens, Irakiens et Syriens, lesquels ne sont pas tous riches.

La STAM, une entreprise publique de 850 employés, bloque le développement de tout un pays

Malgré toutes les difficultés et parce que les règles de fonctionnement sont claires, tout marche à merveille ! J’y étais il y a quelque mois. J’ai été dans des zones industrielles et ce qu’on y voit est fantastique. Le patron du port d’el Akaba a plus de pouvoirs qu’un ministre. Il est même habilité à accorder des visas, parce que les Jordaniens ont compris que les choses ne peuvent plus fonctionner comme avant et qu’il faut disposer de tous les moyens opérationnels et logistiques pour avancer et avoir un véritable essor industriel et économique.

Regardez l’Arabie saoudite, ils construisent des ports partout, privés et publics, et ils fonctionnent indépendants les uns des autres.

En Tunisie, il n’y a que des blocages. Un établissement public de 850 personnes (la STAM en l’occurrence) bloque l’économie, le développement de tout un pays, et toutes perspectives possibles de le sauver. Je n’ai rien contre la STAM mais c’est son mode de fonctionnement, sa gestion, sa gouvernance qui posent problème.

C’est la situation de monopole qui vous dérange ?

A la CONECT, nous n’aimons pas les monopoles. Leurs effets sont néfastes sur l’économie. Dès qu’on a le monopole, il y a un écosystème qui se crée avec toute la sécurité et le confort qui ne permettent pas la performance. La preuve, les pays où le monopole de l’Etat relevait presque du sacré l’ont abandonné, en prime la Russie et la Chine. Dans un pauvre pays comme la Tunisie avec des finances publiques en difficultés, nous continuons à tenir à ces monopoles.

La situation est de plus en plus dramatique parce qu’il y a beaucoup d’intérêts et des lobbys. La situation de monopole est mauvaise pour l’industrie, il faut laisser les gens créer et travailler. Il faut libérer l’initiative privée, elle nous ouvre grandes les portes des rêves et de l’innovation.

Que reprochez-vous aux lois tunisiennes ?

Leur inconstance ! Depuis la création de la CONECT en 2011, nous avons été clairs. Nous avons milité pour la constance des lois et leur application rigoureuse, quels que soient les personnes ou les secteurs.

Depuis 2011 et à cause du système politique, aucun gouvernement ne dure. On est tout le temps dans la gestion des affaires courantes, jouant aux sapeurs-pompiers. Il n’y a aucune stabilité, et une économie a besoin d’une vision, d’une volonté, de constance, de confiance et de crédibilité. Si tous ces éléments sont en place et en phase, je puis vous assurer que la Tunisie redécollera. Parce que c’est un pays qui reste attrayant pour les investisseurs et les porteurs de projets, aussi bien les investisseurs locaux qu’étrangers. Si nous osons les réformes indispensables et qui ne sont pas compliquées, en mettant en prime les intérêts économiques et socioéconomiques et pas politiques, nous sauverons la donne. Il ne faut pas que l’avenir et la relance économique d’un pays dépendent des prochaines élections.

Le secteur privé est aussi responsable de la situation économique ! Il s’est trop mêlé de politique…

A la CONECT, et moi à titre personnel, nous avons toujours défendu la thèse selon laquelle, “affaires et politique ne font pas bon ménage !“. Nous nous sommes toujours tenus dans cette ligne et je défie quiconque qui dit que la CONECT a eu un parti pris pour tel parti politique ou telle personnalité politique.

Pavé : La justice est déterminante, que ce soit dans les investissements publics ou privés.

Mais ceci nous amène au principe des lois. Il faut avoir des lois, et il faut les appliquer avec toute la vigueur qu’il faut. Ce qui nous renvoie à la justice. La justice est déterminante, que ce soit dans les investissements publics ou privés. Il faut une justice indépendante -aussi indépendante que possible.

Il faut aussi une célérité dans la justice. Quand un investisseur subit une concurrence déloyale ou une plainte insensée et que l’affaire prend 4 et 5 ans au niveau de la justice sans aucune garantie d’obtenir justice, c’est bloquant. Et qu’il s’agisse d’un investisseur local ou étranger, c’est notre pays qui perd en nouveaux investissements et en empois, et entre-temps l’entreprise peut disparaître.

La justice doit sécuriser le climat d’investissement sans pour autant être complaisante ou complice de malversations.

Qu’en est-il de la diplomatie économique ? Ne trouvez-vous que l’Etat est absent à ce niveau ?

Il y a beaucoup à faire au niveau de la diplomatie économique. A la CONECT, nous estimons que cela reste jouable et nous sommes toujours positifs. Très peu de choses et de bonnes décisions peuvent changer la donne en Tunisie. Par exemple, remettre la logistique au niveau international et même régional : ne nous donnez rien de plus que nos compétiteurs. Nous sommes redevables des produits que nous fabriquons dans la logique ex-works. Et au-delà, c’est la responsabilité de l’Etat, ce n’est pas la nôtre.

A chaque fois, nous en parlons avec les responsables gouvernementaux, et je n’ai jamais vu un responsable exprimer un refus franc quant à nos propositions. Mais il ne s’agit pas de dire oui ou non, il s’agit de faire.

Pensez-vous que le gouvernement Mechichi fera ce que les autres ont été incapables de réaliser ?

Lors de nos rencontres avec certains responsables, on nous a dit que la situation allait changer vers le mieux. Je continue à croire que cela se fera. Le pays a besoin qu’on le fasse bouger et avancer. La Tunisie a besoin de réformes. Certes, nombre de choses sont compliquées, mais si l’Etat réduit ses charges et ne dépense pas autant d’argent dans l’improductif, nous pourrons peut-être entrevoir une lueur d’espoir.

Nous encourageons les dépenses dans le productif et l’infrastructure pour booster l’économie, la croissance, la création des richesses et pour créer les emplois dont notre pays a besoin. Mais dépenser plus, toujours plus pour augmenter les salaires ne résoudra pas les difficultés de la Tunisie, et la mènera inexorablement vers des crises sans fin. Et même si vous faites appel à un prix Nobel d’économie, il vous dira la même chose.

En Tunisie quand on veut se compliquer l’existence, on promulgue une nouvelle loi.

Qu’en est-il des PPP, avec les nouvelles lois adoptées ?

En Tunisie quand on veut se compliquer l’existence, on promulgue une nouvelle loi. Le PPP, on le fait depuis 40 ans. Prenez l’exemple de la SPLT (Société de promotion du lac de Tunis, NDLR), partenaire d’un investisseur étranger, qui crée des dizaines de milliers d’emplois, de la richesse, et a redessiné et embelli la zone du Lac Nord de Tunis. Nous nous sommes mis à faire une loi, et depuis qu’elle est sortie, rien n’a été fait. Le PPP est notre fer de lance à la CONECT et on n’a jamais cessé d’en parler. C’est la solution pour la Tunisie. L’Etat n’a pas aujourd’hui les moyens financiers ou l’efficacité et la rigueur du privé. Et ce n’est pas spécifique à la Tunisie. Et je ne suis pas en train d’attaquer ou de charger l’administration. C’est partout pareil, ceux qui l’ont compris et ceux qui ont procédé aux changements qu’il faut en ont récolté les fruits. C’est ce que nous demandons: faciliter les process pour des PPP gagnant/gagnant.

Il s’agit de confiance et de crédibilité. Il ne s’agit pas de mettre un investisseur privé dans une situation d’amoindrissement en lui disant : « je suis l’Etat donc j’ai un privilège de plus ». Il s’agit d’établir une relation de confiance, entre les opérateurs publics et privés. L’Etat n’a pas besoin de mettre de l’argent, et tous les pays qui sont en train de faire de la croissance sont les pays qui ont choisi le PPP. Le Maroc, l’Egypte, la Turquie, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et même la France et l’Allemagne. C’est du PPP constant et stable dont on ne change pas les règles après 3 ou 5 ans pour étouffer le projet et le mettre en faillite.

Le PPP, c’est mettre nos moyens et nos efforts ensemble pour créer des richesses, des emplois et de la croissance

Le choix économique doit être sain. Il faut se dire : « nous allons nous mettre ensemble avec 50% chacun et travailler ». Il s’agit de mettre nos moyens et nos efforts ensemble pour créer des richesses, des emplois et de la croissance. Et lorsqu’on voit que le titre II consacré au développement en Tunisie, qui était à 7 milliards de dinars, va être réduit à 2 milliards de dinars ou un peu plus, on réalise que c’est insuffisant même pour maintenir en état les infrastructures ; quant à la création de nouveaux projets, elle sera presque impossible. D’où l’importance d’un partenariat sain pour la relance économique espérée et souhaitée.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali