Plusieurs observateurs de l’économie tunisienne estiment que la réussite du Plan de relance économique est tributaire de la volonté politique de «faire la guerre» à l’économie de copinage, voire à l’économie de rente qui bloque, depuis des décennies, le développement de l’entrepreneuriat et favorise les inégalités sociales et régionales.

Abou SARRA

Du coup, l’économie informelle, diabolisée durant des années, n’est plus tenue pour première responsable de tous les blocages et dysfonctionnements de l’économie du pays. L’informalité étant désormais perçue, par ces mêmes observateurs, comme une réponse naturelle aux situations de monopoles et verrouillages générées par ce type d’économie.

Qu’entend-on par économie de rente ? 

Pour l’ancien ministre et universitaire Elyès Jouini, l’économie de rente « correspond à la situation dans laquelle l’Etat, pour consolider sa capacité à juguler tout débordement, s’appuie sur un groupe ou sur une élite, dont les membres jouissent de privilèges, d’un accès facilité aux emplois, aux agréments, aux financements, en échange de leur soutien à l’Etat. On parle, alors, de coalition dominante ».

Le polytechnicien tunisien, Anis Marrakchi, relève quant à lui que « l’économie de rente, qui privilégie certains groupes au détriment d’autres, consiste à mettre des verrous pour que les personnes qui la pratiquent ne risquent pas de se concurrencer ».

L’économie de rente se distingue de la corruption par le fait qu’elle s’appuie sur des bases légales. Autrement dit, elle est inscrite dans les lois du pays à la faveur de la collusion du politique et des affaires. C’est ce qu’on appelle le clientélisme qui a prévalu jusqu’à ce jour en Tunisie.

L’économie de rente est visible à travers… 

Cette économie de copinage est visible, d’après Elyès Jouini, à travers le favoritisme et l’octroi d’autorisations administratives de faveur : agréments de transport public, agréments pour les cafés, bars, débits d’alcool et de tabac, fusils de chasse, agréments pour l’ouverture des pharmacies, commerces,…

C’est le cas, également, selon lui, de la politique d’octroi de marchés publics, de licences d’importation ou de protection commerciale pour certains produits et pas d’autres, ou encore de crédits à taux bonifiés pour certains secteurs…

Anis Marrakchi en rajoute certaines concessions contrôlées par un nombre restreint de groupes détenant l’exclusivité de la commercialisation des plus grandes marques.

Qu’en pense le gouvernement ?

Officiellement, dans une self-interview, diffusée le 8 juillet 2020 sur le site de son département, l’actuel ministre des Finances, Nizar Yaïche, s’est exprimé de manière claire sur cette question.

Il considère que ce type d’économie ne crée pas la richesse et tue l’esprit d’initiative, d’où l’enjeu de le combattre. Le ministre a pris les devants et pris une première mesure dans ce sens. Celle-ci a consisté en l’imposition des revenus des dépôts à terme (quelque 20 milliards de dinars) dont le taux de rémunération dépasse le taux d’intérêt moyen du marché monétaire diminué d’un point en pourcentage à une retenue à la source libératoire au taux de 35%.

Il faut reconnaître pour l’histoire que le gouvernement Fakhfakh est le premier gouvernement à oser mettre le doigt sur le véritable mal de l’économie tunisien, en l’occurrence l’économie de copinage.

En quoi l’économie de rente est-elle pernicieuse ?

Lors d’une longue interview accordée au quotidien La presse de Tunisie, Elyès Jouini évoque la dangerosité de ce type d’économie.

Sur le plan économique, il considère que « la rente empêche l’accès des nouveaux entrants qui seraient peut-être plus efficaces, plus ingénieux et qui permettraient peut-être également à ceux qui sont en place d’aller plus loin et plus haut. C’est également à cause de la rente qu’il est souvent plus rentable d’importer que de produire ».

Pour sa part, Patrice Bergamini, ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, a dénoncé à maintes reprises les situations de monopole créées par l’économie de rente. « Soyons clairs : des positions de monopole privé ou public ne sont nulle part la panacée et ne facilitent jamais la redistribution de la richesse. Il faut pouvoir donner aux nouveaux opérateurs économiques la chance et l’opportunité d’émerger, tout en admettant bien sûr que le pays a toujours besoin de champions nationaux » (interview accordée à l’Economiste Maghrébin).

Sur le plan social, l’économie de rente génère l’iniquité des chances et sape, à titre indicatif, l’ascenseur social républicain, d’après Jouini. « Lorsque les systèmes d’orientation universitaires, lorsque les concours de recrutement, lorsque les diplômes eux-mêmes sont à ce point dégradés que l’obtention d’un emploi ne relève plus du diplôme mais de l’appartenance à un groupe (car nécessitant entrées, appuis, savoir-être et ouverture au monde, propres aux élites), alors il y a rupture de l’égalité des chances ! Et qui peut accepter, dans nos sociétés modernes, de voir les portes d’accès à la prospérité se refermer de plus en plus sur des pans entiers de la société ?», s’interroge-t-il.

Les pistes à explorer pour s’en sortir

Elyès Jouini considère que la solution serait d’élaborer un nouveau contrat social car, pour lui, « s’attaquer au système de rente en Tunisie, c’est du lourd ».

Il conseille de ne pas « s’attaquer à la rente à l’arme lourde », mais plutôt d’expliquer que la plupart des Tunisiens en sont victimes, même au sein de la coalition dominante. Il s’agit de faire comprendre que traquer la rente peut être source de mieux-être pour tous et d’un meilleur vivre-ensemble.

« S’attaquer au système de rente, c’est recentrer les attaques sur la source des maux et éviter qu’elles ne portent sur ce qui, au contraire, a permis jusqu’ici notre prospérité relative : notre industrie, nos industriels, nos entrepreneurs. Ce vent mauvais a malheureusement déjà commencé à souffler », dit-il.

Patrice Bergamini voit dans la conclusion avec l’Union européenne de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) une opportunité pour mettre fin aux monopoles et réduire la mainmise des rentiers sur l’économie tunisienne.

«Quand on parle (dans le cadre de l’Aleca) de libre concurrence, loyale et transparente, c’est d’abord entre opérateurs tunisiens. Si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopole. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent», a-t-il indiqué.

L’idéal serait, néanmoins, d’organiser un débat national sur un nouveau modèle de développement dans lequel toutes les catégories sociales et tous les Tunisiens, partout où ils sont, trouvent leur compte.