La reprise des négociations sur l’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi) entre la Tunisie et l’Union européenne devrait se faire, dans un contexte post-Covid-19, sur de nouvelles bases, estime le président de l’Initiative méditerranéenne pour le développement “Mediterranean Development Initiative” (MDI), Ghazi Ben Ahmed.

Dans une interview accordée à l’agence TAP, Ben Ahmed souligne l’impératif de rectifier le tir, et sur la forme et sur le fond de cet accord, pour reprendre sur des bases solides. 

Où en sont actuellement les négociations autour de l’ALECA ? La crise du coronavirus les a-t-elle impactées ?

Ghazi Ben Ahmed: Les négociations sur l’ALECA ont connu une pause naturelle avec le changement de l’exécutif, respectivement en Tunisie et au sein de l’Union européenne. Cette pause a été prolongée à cause de l’épidémie de la Covid-19 qui a vu aussi bien la Tunisie que la grande majorité des Etats membres européens confiner leurs citoyens et fermer leurs frontières.

Cette pause a été mise à profit pour avancer dans les études, affûter notre stratégie offensive et défensive et surtout évaluer la mise à niveau nécessaire pour restructurer le secteur agricole, et finaliser la loi sur les coopératives, absolument nécessaire pour aider les petits agriculteurs à devenir plus productifs et compétitifs.

L’objectif était aussi d’affiner notre connaissance fine des zones de force de notre économie pour asseoir des politiques publiques et construire des filières industrielles dans les principaux secteurs stratégiques (agriculture, santé et numérique) à même d’intéresser les européens et anticiper leur stratégie de relocalisation.

Dans un contexte post-Covid-19, les entreprises européennes vont être amenées, au nom d’une certaine résilience, à atténuer les risques en recourant à la relocalisation (coûteuse) et/ou à la diversification régionale (moins coûteuse). La Tunisie doit impérativement reprendre sans plus tarder la discussion avec l’UE afin de négocier les nouvelles barrières non tarifaires comme les normes et les standards de qualité.

Ces normes sanitaires, phytosanitaires, écologiques et environnementales rigoureuses pour tous, qui s’imposeraient face aux marchés, seront parmi les chapitres les plus importants car elles se durciront pour refléter une orientation des préférences collectives européennes vers davantage de sécurité ou de précaution (précautionnisme), et s’ajouteront aux tarifs douaniers. Un véritable défi pour les entreprises et leurs fournisseurs.

Ces négociations vont-elles reprendre après la crise de la Covid-19?

Les négociations entre la Tunisie et l’UE ne devraient pas tarder à reprendre, car après le confinement, le temps est à la relance économique, et il y a urgence car l’objectif est d’être apte à renouer avec la croissance dès 2022.

Toutefois, la reprise des négociations dans un contexte post-Covid-19 doit se faire sur de nouvelles bases qui reflètent les nouvelles priorités, afin qu’elles soient plus en adéquation avec notre vision et notre transition économique. Il est primordial de rectifier le tir, sur la forme et sur le fond.

Sur la forme, nous proposons “APTE” -pour Accord de partenariat pour la transition économique- au lieu d”ALECA -pour Accord de libre-échange complet et approfondi. Ceci reflète mieux la volonté de se donner les moyens (l’aptitude) de relever les défis de plus en plus complexes et les opportunités nouvelles aux niveaux régional et global.

Sur le fond, l’APTE devrait signifier le partage d’une vision audacieuse de long terme, cumuler les avantages comparatifs pour coproduire et relocaliser une partie des chaînes de valeur en Tunisie, s’y préparer convenablement et entreprendre les réformes nécessaires pour aller (à notre rythme) vers une économie de marché.

ALECA, quelles opportunités et quels risques pour notre pays ?

La Covid-19 change la donne et laisse entrevoir de nouvelles opportunités qui justifieraient une reprise des négociations sur de nouvelles bases.

En effet, cette crise sanitaire offre de nouvelles opportunités pour la Tunisie qui pourrait servir de backup régional pour une plus grande résilience des firmes européennes et autres, appelées à relocaliser dans la proximité. La mondialisation sera sous pression pour se régionaliser, et le potentiel est énorme pour la région. L’enjeu sera alors pour la Tunisie d’être apte à répondre à toute dynamique européenne tournée vers la réorganisation régionale du modèle de production et d’approvisionnement. Ce qui suppose pour le gouvernement tunisien de revenir à la table des négociations avec l’UE.

Le véritable risque est que nous soyons incapables de bénéficier d’un accès libre au marché européen des produits agricoles et des services faute de capacité adéquates, d’infrastructures et de moyens logistiques efficaces. Pour cela, nous avons suggéré d’associer un partenaire tiers, la Chine, dans le cadre de la Route de la soie, pour renforcer nos capacités et améliorer notre compétitivité.

La Tunisie a adhéré à l’initiative de la route de la soie en juillet 2018 sans réelle vision. Cette vision commune et partagée avec les Chinois doit encore être élaborée. Elle fera bientôt l’objet d’un débat public entre think tanks tunisiens (sous le leadership du MDI) et chinois en présence de décideurs politiques et du secteur privé des deux pays.

Cette Initiative de la route de la soie, associée à la partie projets du voisinage de l’UE, a le potentiel de mettre en commun les forces de toutes les parties, y compris européenne, et apporter de nouveaux espoirs aux pays du voisinage dans un contexte de mondialisation malheureuse et contestée, pour aller vers “une communauté d’avenir partagé par l’humanité”.

L’UE et la Chine peuvent faire avancer ensemble le développement de notre région et du continent africain, c’est notre pari. Toutefois, une condition sine qua non pour cette concrétisation sera de mettre en œuvre un certain nombre de réformes, et notamment, moderniser le port de Rades et organiser conjointement avec l’UGTT sa privatisation partielle. La Centrale ouvrière a une responsabilité historique et un rôle clé.

Les demi-mesures et les solutions de rafistolages, comme le nouveau système informatique d’exploitation portuaire ” Terminal Operating System” (TOS) seront toutes vouées à l’échec. De même pour la Société tunisienne d’aconage et de manutention (STAM), il est urgent de la privatiser afin d’améliorer nos services portuaires.

Quelles sont les raisons derrière les critiques acerbes de la part de la société civile à l’encontre de cet accord ? Les craintes et appréhensions des ONG sont-elles fondées ?

L’ALECA a suscité beaucoup de débats, de passion et de controverses. L’impression générale était que l’accord proposé n’était pas véritablement en adéquation avec les objectifs poursuivis dans le partenariat privilégié UE-Tunisie signé en 2012, et mettait trop d’emphase sur le commerce et le libre-échange, ce qui a eu pour effet de créer un climat de suspicion et de procrastination de la partie tunisienne.

En effet, depuis le 13 octobre 2015, date du lancement des négociations, les progrès ont été limités entre tergiversations, atermoiements et questionnements sur l’aptitude de la Tunisie à pouvoir faire face à la concurrence des entreprises européennes, ou son aptitude à pouvoir bénéficier d’un accès sans entraves au marché européen, notamment des services en l’absence d’accord sur la mobilité.

Cela a fortement influencé l’opinion publique qui a ressenti, légitimement, beaucoup d’appréhension et de scepticisme dans les efforts tunisiens et européens pour parvenir à un accord équitable, entre défaillance de communication et de pédagogie d’une part, et diabolisation de l’ALECA à des fins politiciennes, d’autre part.

La société civile a souvent cherché à faire le parallèle entre l’ALECA et l’Accord d’association de 1995 entre la Tunisie et l’UE. Plusieurs ONG ont dénigré l’Accord de 1995.

Une étude d’impact est en cours et devrait nous éclairer plus. Toutefois, s’il y a une critique à formuler, nous devons d’abord l’adresser à nous-mêmes, car si la Tunisie a su tirer parti des préférences accordées par l’UE, son industrie n’a pas su se diversifier, et profiter pleinement de l’accès au marché de l’UE et encore moins, augmenter la valeur ajoutée produite localement.

Ce constat a été exacerbé par les inégalités régionales croissantes et un taux de chômage élevé parmi les jeunes et les diplômés du supérieur, et a mis en relief les limites du modèle économique tunisien actuel. D’où les craintes actuelles que nous ne soyons pas en mesure de bénéficier d’un accès amélioré au marché européen de l’agriculture et des services. Raison de plus pour mieux se préparer et mettre à niveau notre économie.