Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), bête noire du Parlement tunisien, est une femme de tête qui a réussi une gageure : unir contre elle toutes les forces dites démocratiques, lesquelles pourtant n’affichent pas d’habitude leur sympathie les unes envers les autres.

Abir Moussi, dont les interventions enflammées à l’Assemblée suscitent systématiquement des réactions non pour critiquer une posture, un projet ou une opinion, mais par refus de voir un des rares députés crier haut et fort ce que beaucoup taisent par lâcheté ou par complicité, est la présidente de la  Commission de l’industrie, de l’énergie, des ressources naturelles et de l’environnement. C’est suffisant pour faire d’elle la femme à abattre ! 

Entretien.

WMC: Le point sur le dossier des compagnies nationales opérant dans le secteur énergétique et qui sont presque toutes en faillite ?

Abir Moussi : Quand nous nous sommes penchés sur la situation des entreprises publiques, nous avons relevé le nombre impressionnant de problèmes dont elles souffrent et leur complexité. Nous avons décidé de nous rendre sur place et de nous informer sur la réalité des choses.

Premier constat : les infrastructures. Ce sont des institutions édifiées par l’État national dans les années 60 qui souffrent de l’absence de maintenance et de vétusté des équipements. Or, manifestement, aucun effort n’a été fait pour la réhabilitation des installations existantes, des raffineries à titre d’exemple.

Lorsque nous avons discuté avec les responsables de la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR), créée en 1961, nous avons été surpris par la réponse. On nous a dit : “l’Etat signe avec nous un accord pour l’amélioration de l’infrastructure et le renouvellement des équipements et ne l’honore pas après coup”.

En effet, à la STIR, les citernes de stockage de pétrole et de gaz  qu’on devait refaire depuis 2012 ne l’ont pas été jusqu’en 2018 pour la simple raison que le premier appel d’offre lancé à l’époque a été caduc. Les problèmes dus à l’octroi du marché à un étranger dans un premier temps ont eu pour conséquence sont départ. Il a été remplacé par un national qui, normalement achèvera les travaux de rénovation en juin 2020. 

L’unité de distillation et de fractionnement du pétrole brut en vue de le séparer en différents groupes d’hydrocarbures est devenue aujourd’hui dangereuse et nécessite un revamping topping. Donc pour qu’une entreprise aussi importante que la STIR soit sauvée, il faut que la volonté politique y soit. 

Incapable de procéder elle-même à l’opération du raffinage du pétrole à cause de la vétusté de ses équipements, la STIR a été obligée d’importer le pétrole raffiné, ce qui coûte plus cher à l’Etat et cause un déficit commercial avec l’Italie d’où est importé le pétrole raffiné. 

Pour résumer, toute opération de blocage de la bonne marche des activités de la STIR coûte très cher à l’Etat. La STIR n’arrive plus à honorer ses engagements avec ses fournisseurs parce qu’elle-même n’est pas payée par l’Etat.

Aujourd’hui … les engagements de la STIR avec les banques s’élèvent à 1,320 milliard de dinars

Aujourd’hui, c’est le cercle vicieux pour ce fleuron de notre industrie pétrolière dont les engagements avec les banques s’élèvent à 1,320 milliard de dinars en partie parce que l’Etat est incapable de suivre la politique d’ajustement automatique des prix. 

Par quoi expliquez-vous l’incapacité du gouvernement à réussir cette opération ?

Notre Etat a une peur bleue des mouvements sociaux. Il sait qu’il est impératif de prendre des décisions douloureuses, mais dans l’intérêt de la nation. Il s’implique et après fait marche arrière parce qu’incapable d’identifier une piste de sortie viable. Est-ce de l’impuissance ? Si on examine les chiffres inclus dans le budget de l’Etat pour 2020, on y trouve un montant de soutien de 1,450 milliard de dinars à la STIR. Or, le déficit de l’entreprise, rien qu’en 2018, est de 1,160 milliard de dinars. Donc, cette somme servira non pas à subventionner la STIR mais à couvrir le déficit.

la STIR a aujourd’hui des dettes que l’Etat paye par petits montants.

L’Etat fait du surplace, la STIR a aujourd’hui des dettes que l’Etat paye par petits montants. 

Les subventions qui n’ont pas été versées par l’Etat et qui font que la STIR souffre de grandes difficultés financières sont de l’ordre de 430 millions de dinars en 2017, 1,160 milliard de dinars en 2018, et 800 millions de dinars en 2019.

Comment clôturer les exercices des trois années dans ces conditions ? Autant dire que des grandes firmes comme la STIR assument la responsabilité de la politique sociale de l’Etat. 

La subvention de 1,450 milliard de dinars prévue dans le budget 2020 ajoutée aux arriérés des trois dernières années suffisent à mettre la STIR en faillite. Et nous assistons à un effet dominos : la STIR ne paye pas l’ETAP tout comme la STEG. L’ETAP, aujourd’hui non réglée par la STIR, souffre d’un déficit 850 millions de dinars. Elle disposait au 31 décembre de 2017 de 1,7 milliard de dinars de liquidités. Aujourd’hui elle souffre d’un déficit de 300 millions de dinas et est incapable, comme les autres, de payer ses fournisseurs.  

Aujourd’hui, l’ETAT souffre d’un déficit de 300 millions de dinas et est incapable, comme les autres, de payer ses fournisseurs.  

Quelles conséquences de tous ces déficits sur le secteur énergétique national ?

Il y a un risque majeur pour la souveraineté nationale et pour les institutions nationales. Quand il y a des projets pétroliers et des puits pour l’exploitation où travaillent coude à coude institutions nationales et étrangères, les premières deviennent incapables de s’acquitter de leurs participations dans le cadre des contrats d’exploitation signés en amont. Du coup, elles vont prendre leurs parts en nature. A terme nous perdons nos capacités et le droit de gérer les ressources énergétiques nationales.

D’où l’importance de préserver les entreprises nationales qui ont cumulé une expertise reconnue à l’international, qui disposent de grandes compétences et ont la capacité de remonter la pente en veillant à ne pas les vampiriser pour des raisons sociales. 

Pour les dirigeants de l’ETAP, le seul moyen de sauver les firmes nationales est de programmer une loi de finances complémentaire et de verser les subventions aux entreprises déficitaires pour qu’elles atteignent leurs équilibres financiers.

Donc, nous avons la STIR, la SNDP, l’ETAP et la STEG, toutes déficitaires, et on parle de souveraineté nationale

Rendez-vous compte, si la STIR ne peut pas régler les fournisseurs, l’ETAP, pour sa part, ne pourra plus assurer la distribution du gasoil. Donc nous avons la STIR, la SNDP, l’ETAP et la STEG, toutes des entreprises déficitaires et on parle de souveraineté nationale ?

Nous sommes incapables à ce jour de donner à ces fleurons les moyens de leurs restructurations, ou pire l’Etat donne des solutions fictives et reporte le structurel. Et pour répondre aux besoins immédiats en liquidités, il contracte des prêts sous forme des « Mourabaha » auprès des banques islamiques au prix fort et avec des marges bénéficiaires exagérées.

Et quand le gouvernement se présente à l’ARP pour défendre l’approbation des prêts en question, les gens ne se rendent pas compte que c’est une spirale sans fin parce que ces prêts contractés pour résoudre des problèmes immédiats, et qui doivent être remboursés à très court terme, nos firmes ne peuvent pas honorer leurs échéances. 

Donc, ce qui se passe au sein de notre honorable ARP, c’est beaucoup de prêts approuvés destinés à financer le déficit de ces entreprises. Ceux à l’adresse des projets de développement, qui ne sont pas tous nouveaux, relèvent de l’occulte. Nous avons beau vouloir avoir des informations sur les avancées des projets, nous ne voyons rien de concret.

En dehors du secteur énergétique, il y a nombre de lignes de financements qui attendent un déblocage d’ordre réglementaire et procédural pour que les projets avancent

Faisons tout d’abord le point sur toutes les lignes financières dont a bénéficié notre pays. Nous avons, comme vous le savez, appelé à un audit sur tous les financements extérieurs. Le problème est que même ceux qui nous accordent ces financements se demandent ce qu’ils sont devenus. L’exemple le plus édifiant en la matière est celui de l’ambassadeur de l’Union européenne qui a parlé de 10 milliards d’euros.

La BERD cite 350 millions d’euros consacrés aux projets d’infrastructure dont seulement 10% ont été investis, d’où un risque de revenir sur le prêt en question.

Pourquoi en sommes-nous là ? A cause des lois, de la lourdeur administrative, de la gouvernance, d’une impuissance décisionnelle et d’une instabilité politique.

Voyez la souffrance des sociétés immobilières qui assurent des centaines de logements populaires prêts qui risquent de tomber en ruine parce qu’à cause des mauvais calculs et de la corruption, on ne les attribue pas.

Donc, nous avons des entrepreneurs qui risquent la faillite et un Etat léthargique.

Et ce n’est pas le seul exemple. L’usine de stockage de gaz de Gabès, un fleuron de l’industrie énergétique et une fierté nationale, était fin prête avant l’entrée en exercice du champ Nawara.

Dirigée par des cadres femmes et hommes brillants, elle a dû subir les retards énormes accusés au niveau de l’achèvement du champ Nawara. L’usine de Gabès a été acculée à contracter des prêts pour faire fonctionner ses équipements afin qu’ils ne soient pas abîmés. Cela s’appelle “des millions de dinars jetés par terre”. Et je vous épargne les détails des problèmes sociaux en rapport avec le champ à cause d’OMV revenue sur les accords l’engageant à garder des travailleurs tunisiens.

Nous n’admettrons pas que des compagnies étrangères licencient des compétences nationales sans raisons convaincantes ou qu’elles amènent une main d’œuvre étrangère alors que le marché local dispose des qualifications requises. C’est d’ailleurs ce qui explique notre rejet de l’accord aérien conclu avec le Qatar et qui a été reporté parce que nous nous y sommes opposés. 

Cet accord stipule que “Qatar Airways peut employer qui elle veut et de différentes nationalités” et souffre d’un manque de précision à propos du volet sécurité qui se rapporte au contrôle par les autorités tunisiennes des avions qui atterrissent sur notre sol ou décollent depuis nos aéroports. 

A l’ARP, ces problèmes sont-ils pris au sérieux tant au niveau du contrôle de la gestion gouvernementale que de la promulgation des lois ?

Nous planchons au niveau de notre commission sur l’examen de tous les contrats conclus par l’Etat tunisien avec les partenaires internationaux. Notre but est d’améliorer les conditions de négociation au maximum. 

Il est impératif d’accélérer les procédures et ceci dans tous les secteurs économiques et surtout dans l’énergie. Il faut que la loi sur les marchés publics change. L’article 13 doit être révisé car il rallonge les délais alors que les standards internationaux ne dépassent pas les 7 à 8 mois pour l’accord ou le rejet d’un accord de prospection.

Dans les contrats…, le PDG de l’ETAP m’a assuré que l’Etat est systématiquement gagnant à hauteur de 65 à 70%

Pourquoi ne pas appliquer la réglementation internationale dans notre pays ? Et c’est d’ailleurs là où doivent intervenir les commissions consultatives. Il s’agit de parvenir au juste milieu : ne facilitons pas plus qu’il n’en faut et ne compliquons pas outre mesure l’octroi des autorisations.

Je voudrais préciser à ce propos que la législation adoptée depuis des décennies en Tunisie ne permet aucun abus, et d’ailleurs le PDG de l’ETAP m’a assuré que l’Etat ne rentre dans aucun contrat perdant et que notre pays est systématiquement gagnant à hauteur de 65 à 70%.

Donc, soyons vigilants et protégeons les intérêts nationaux sans leur faire du tort. D’ailleurs, l’idée de la création du Conseil économique et social allait dans ce sens, à savoir la mise en place d’une institution nationale où experts, représentants de l’Etat et partenaires sociaux donnent leurs avis sur les projets de loi, d’ordonnance ou de décret qui leur sont soumis pour étude et recommandations. 

Malheureusement, les députés l’ont rejeté et c’est dommage pour notre pays. Ces députés prétendent qu’il existe l’Instance du développement durable, bloquée à cause des disputes entre différents partis et qui n’a rien à voir avec le Conseil économique et social. Une instance dont les prérogatives sont insensées et qui ne verra jamais le jour car ses membres doivent être plébiscités par l’ARP à hauteur de 145 voix alors que le gouvernement lui-même a été adopté par 129 voix.

à quoi sert une ceinture sans projet de sauvetage viable et concret pour notre pays?

On parle donc d’une ceinture de partis autour du chef du gouvernement, ou est-elle ? Je ne vois ni vision, ni plans de relance, ni programme de développement. Dans ces conditions, à quoi sert une ceinture sans projet de sauvetage viable et concret pour notre pays ?

Comment expliquez-vous le fait que vos propositions soient systématiquement rejetées par l’Assemblée ?

C’est simple, parce que nombre de représentants du peuple ne dissocient pas leurs haines personnelles des intérêts du pays. Détestez-moi autant que vous voulez, cela ne me gêne pas, je ne suis pas à l’ARP pour être aimée, mais pour servir mon pays et honorer mes engagements envers mes électeurs. Et je le ferai quoiqu’il m’en coûte. 

A chaque fois que nous discutons d’une question critique touchant aux hauts intérêts de notre pays, on nous rétorque “où étiez-vous du temps de Ben Ali ?”.

Je vais suivre ce raisonnement : Ok je n’ai pas pris position à l’époque, mais aujourd’hui est-ce que votre démocratie va m’opprimer et m’empêcher de parler ? Est-ce que les voix patriotes n’ont pas voix au chapitre ? Devons-nous nous taire à jamais parce que nous étions, il y a 10 ans, au parti au pouvoir ? C’est ça la démocratie apportée par la prétendue révolution ?Marginaliser les voix qui ne sont pas les échos de leurs bruits? N’ont-ils pas assuré que la révolution a eu lieu contre la dictature de Ben Ali ? N’est-ce pas l’occasion pour eux de faire le contraire, permettre à d’autres d’exister, de proposer, de participer et de servir leur pays ?

devons-nous créer une nouvelle terminologie: la démocratie révolutionnaire discriminatoire?

Il faut quand même être cohérents, ou devons-nous, exception tunisienne que nous sommes, créer une nouvelle terminologie et un nouveau lexique : la démocratie révolutionnaire discriminatoire ? Ridicule !

Comment voyez-vous les choses aujourd’hui ?

Il faut que les islamistes fassent la part des choses et nous laissent travailler et servir notre pays au mieux de nos forces sans déployer tous leurs moyens pour bloquer les travaux des commissions. Et là je parle de la mienne où ils viennent régulièrement avec une discipline incroyable avec pour seule mission : saper notre travail.

Nous tiendrons bon face à l’adversité pour assurer notre rôle en tant que parti d’opposition. A la différence des autres, notre parti a un projet, une vision et des propositions pour un modèle de développement adapté aux exigences de notre pays que nous soumettrons systématiquement à l’approbation de l’Assemblée et du gouvernement.

Si le gouvernement, qui peut faire appel à des experts indépendants pour discussion, approuve, là il doit les mettre en œuvre. 

Quelles sont vos relations avec les partenaires sociaux ?

Nos relations avec l’UGTT sont courtoises et cordiales, nous discutons fréquemment avec ses représentants. Feu Farhat Hachad était autant l’enfant du parti destourien que de l’Union des travailleurs tunisiens, soit un lien que personne ne peut briser. 

Nous soutenons l’UGTT lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts des travailleurs ou ceux des entreprises publiques que nous devons restructurer et sauver.

Nous n’avons pas encore parlé avec le bureau exécutif de cette problématique, et nous comptons le faire autant avec le syndicat des travailleurs qu’avec le patronat avec lequel nous avons également de bonnes relations.

Nous encourageons l’initiative privée et le développement d’un tissu économique national avec pour clé de voûte nos opérateurs privés qui ont prouvé leur capacités de résilience et leur patriotisme tout au long de ces dernières années.  

Nous militerons pour que le secteur privé ne soit pas l’otage de certains partis politiques qui le soumettent à nombre de chantages

Nous militerons pour que le secteur privé ne soit pas l’otage de certains partis politiques qui le soumettent à nombre de chantages allant jusqu’à le racketter.

Nous estimons que l’UGTT doit rester forte et influente dans l’arène publique, car son rôle est central dans le processus des réformes socioéconomique, tout comme l’est le rôle de l’UTICA.

Par ailleurs, c’est bien grâce à une entente entre les partenaires sociaux que nous pouvons assurer la stabilité sociale nécessaire à l’investissement et la création de richesses et d’emplois. 

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali