La confection de masques barrières, lavables et réutilisables “Made in Tunisia”, pour éviter la contagion par le coronavirus après le déconfinement, est certes une belle initiative nationale, mais, bien que ces masques ne soient encore que des projets à coudre, l’odeur de la corruption, du clientélisme et des conflits d’intérêt flotte déjà sur tout le projet.

Une affaire de soupçon de corruption a été déjà transférée par l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) au procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis. La brigade économique et financière s’est chargée de l’enquête sur ces suspicions.

Au démarrage, un délit d’initiés

Dans son plan de lutte contre le coronavirus et pour se préparer à la reprise après le confinement total, l’Etat, à travers une commission technique nationale, a ordonné la confection de 30 millions de masques barrières lavables et réutilisables “Made in Tunisia”.

Il s’agit là d’un marché juteux qui vaut plus de 20 millions de dinars, d’après les premières estimations. Une opportunité aussi pour les opérateurs du textile, frappés de plein fouet par la crise engendrée par la pandémie du Covid 19.

Un cahier des charges technique a été élaboré, à la hâte, par la commission précitée, pour la confection de ces masques multicouches en tissu. Ce document aurait fuité avec la complicité d’un fonctionnaire de l’Etat.

Des hommes d’affaires informés des critères techniques de confection des masques se seraient rués sur le marché, pour un achat massif de toutes les quantités disponibles du tissu recommandé pour la fabrication des bavettes.

Le conseiller juridique de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Faouzi Chemingui, a déclaré à l’agence TAP que l’Instance, alertée par des industriels et des artisans, a enquêté sur l’affaire et “est en possession de justificatifs d’une pénurie du tissu recommandé destiné à la confection des masques”.

“Nous avons reçu, depuis une semaine, 11 alertes concernant des soupçons de corruption et des conflits d’intérêt relatifs à la confection de 30 millions de masques”, a-t-il dit.

L’Instance a aussi constaté qu’un premier contrat pour la confection de 2 millions de masques a été conclu avec le ministère de l’Industrie, en transgression claire de la loi sur les marchés publics.

“Il ne s’agit même pas d’un marché de gré à gré. Pis encore, l’acheteur public (ministère de l’Industrie) a enfreint la loi et a conclu le marché par un simple coup de téléphone”, a lancé le responsable, choqué. Il n’y a pas de cas d’urgence pour conclure ce marché, d’après Chimingui.

Et d’ajouter “On a découvert aussi un conflit d’intérêts, puisqu’un membre de la commission technique est à la fois propriétaire d’une usine de confection de masques et chef d’un laboratoire d’essais pour tester et valider les critères techniques énoncés dans le cahier des charges”.

La commission technique chargée de l’élaboration du cahier des charges devrait être elle-même contrôlée par une partie tierce, pour assurer la bonne gouvernance, a-t-il recommandé.

S’il s’avérait que certains hommes d’affaires avaient raflé, après une fuite du cahier des charges, les quantités disponibles sur le marché du tissu spécifique servant à fabriquer les masques de protection réutilisables, il s’agirait dans ce cas de délit d’initiés, de conflit d’intérêts et de délit de monopole.

Un délit d’initiés, rappelle-t-on, est une infraction commise par une personne qui utilise les informations privilégiées qui sont de nature confidentielle et dont ne disposent pas les autres opérateurs.

Un parlementaire impliqué dans l’affaire!

Un député du parti ” Al Badil “, Jalel Zayati, également chef de l’entreprise Ortho Group est soupçonné dans cette affaire. C’est ce parlementaire que le ministre de l’Industrie avait contacté par téléphone et avec qui il a contracté le marché pour la confection de 2 millions de masques.

Il a reconnu, par ailleurs, avoir acheté le tissu, évoquant “une initiative pour aider les tunisiens dans cette conjoncture de lutte contre le coronavirus”.

Jeudi, l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) a affirmé avoir transféré le dossier de deux marchés relatifs à la fabrication et l’acquisition de 30 millions de bavettes de protection pour le grand public et 2 millions autres destinés aux ministères du Commerce, de la santé et de l’Industrie; au procureur de la République auprès du Tribunal de première instance de Tunis pour enquêter sur des suspicions de corruption.

L’instance a assuré détenir des preuves solides sur des faits de corruption concernant les deux marchés et l’implication de hauts responsables et d’hommes d’affaires dans ce dossier. Elle a informé le président du gouvernement du contenu du dossier des deux marchés pour prendre les mesures qui s’imposent à cet effet.

Les critères techniques des masques controversés

Interrogée sur la viabilité des masques barrière à confectionner conformément au cahier des charges déjà élaboré, Faten Debbabi, maitre-assistante à l’école Nationale d’Ingénieurs de Monastir et membre du laboratoire du génie textile de l’ISET de Ksar Hellal (Université de Monastir), a qualifié la proposition technique destinée aux industriels de “restreinte et floue”.

“Proposer une seule composition restreinte et pas très clairement définie, mènerait automatiquement à un blocage du marché et au monopole et favoriserait les grands industriels au détriment des petits et des artisans”, développe-t-elle.

“Dans le cahier des charges, il n’y a aucune recommandation sur les conditions d’hygiène à respecter lors de la fabrication sachant que les entreprises qui vont s’engager, n’opèrent pas toutes dans le domaine des “textiles médicaux””.

Les conditions d’entretien font également défaut, d’après elle, car l’effet déperlant de la couche extérieure peut disparaître suite à un lavage répété à 60°C. Le choix de tissu déperlant n’est pas adéquat avec les conditions de lavage classiques chez nous.

L’exigence de structure serrée est contradictoire avec la limite minimale de perméabilité de 96 L/m²s. Les structures serrées limitent la respiration mais ne filtrent pas sûrement les particules solides et les gouttelettes de salive de la bouche.

D’autres combinaisons recommandées par IFTH sont plus importantes et plus adéquates.”Pour valider une proposition, plusieurs exigences et tests sont nécessaires impliquant une augmentation du coût de revient de ces masques, des charges supplémentaires sur l’Etat et le consommateur. Pour moi, il n’est pas scientifiquement et techniquement démontrée que la solution proposée est appropriée pour la protection contre le Covid-19″.

D’après elle, l’Etat aurait dûe procéder autrement, c’est-à-dire, analyser techniquement plusieurs combinaisons de matières des masques et tester leurs viabilités, leurs disponibilités sur le marché, pour passer, après, les commandes de multicompositions qui répondent aux exigences liées aux masques barrières contre covid-19.

Pour assurer une bonne gouvernance, pouvoir contrôler le marché et dissuader toute tentative de monopole et de corruption, l’Etat aurait du prendre en charge l’achat ou le contrôle de la vente des tissus validés chez des fournisseurs, et après les vendre aux industriels ou les artisans sous son contrôle, comme elle le fait pour les céréales à travers l’Office des céréales ou pour les produits subventionnés, recommande l’universitaire et chercheurs en génie textile.

“Si l’Etat veut assurer la transparence et la bonne gouvernance, il doit contrôler en amont et pas en aval ce genre de marchés. Ce qui n’est pas le cas pour les masques Made in Tunisia “, résume Debbabi.