Par Lotfi Farhane*
La période de confinement s’étend et, raisonnablement, le déconfinement ne se fera que progressivement. La communauté scientifique étant encore dans le tâtonnement, l’incertitude et aussi la controverse, et n’ayant pas encore trouvé ni remède faisant l’unanimité ni vaccin, le virus reste pernicieusement tapi dans la nature, à nous narguer, guetter tout relâchement de vigilance, nous plongeant dans un comportement quasi névrotique, réduits à gérer un stress devenu de plus en plus incontrôlable.
Je crains que, avec l’enfermement prolongé et la distanciation sociale imposée, on finisse par développer une forme de phobie sociale. En effet, je note qu’on entre de plain-pied dans une période hargneuse et misanthrope car on est devenu acariâtre, insociable, bougon et renfrogné.
Moi-même, j’appréhende une reprise prochaine de mes cours à la faculté, car mettre des étudiants venus des quatre coins du pays dans un amphithéâtre bondé, épaule contre épaule, sans parler de la promiscuité qui règne dans les résidences universitaires, sont des facteurs comportant des risques majeurs de résurgence de nouveaux foyers de contamination.
En outre, l’enseignement à distance, tâche qui incombe normalement à l’université virtuelle, une institution qui n’a jamais mieux porté son nom, tel qu’il est préconisé à la hâte, n’a pour moi strictement aucun sens, ne fait que creuser davantage les écarts sociaux et ne sert qu’à se donner une bonne conscience ! On dispense des informations à distance, chose qui peut être obtenue par le biais de n’importe quel moteur de recherche et d’un simple clic ! Un rapport déshumanisé et froid … Non, on perd le fond et l’âme de l’exercice d’enseignement qui sont l’interaction, l’implication directe de l’étudiant, les aspects de théâtralité et de narration.
Un bon enseignant est celui qui sait bien raconter une histoire, disait Feynman …
Honnêtement, je crois qu’il serait plus prudent de ne point envisager une reprise des cours et passer directement aux examens validant les connaissances acquises par une présence physique. Ces examens doivent, pour des raisons évidentes, être étalés sur le temps et dans l’espace. La rentrée universitaire prochaine avancée d’au moins deux semaines et des séances de rattrapage programmées permettront, tant soit peu de combler le retard cumulé et de colmater des brèches dans l’édifice des connaissances.
Quand je repense à l’histoire de la commande de masques, passée par simple coup de fil entre un ministre et un député industriel, il me vient à l’esprit une désormais célèbre expression qu’on doit à Chirac lequel, interrogé au sujet de sommes faramineuses de frais de voyages qu’on lui imputait, il a déclaré que les sommes ne se dégonflent pas mais font pshiiiit ! C’est exactement ce qu’il en est advenu de cette histoire, un superbe pshiiiit !
Les protagonistes ont balbutié des excuses, puis le chef du gouvernement est venu absoudre les deux pénitents et les disculper en cachérisant la procédure. Affaire entérinée, plus personne n’en reparlera …
Le député en question est décrit comme un brillant industriel, droit, honnête et philanthrope n’hésitant pas à mettre la main à la poche pour aider les plus démunis dans sa circonscription. Je n’en doute pas un seul instant, seulement, personne n’est habilité à délivrer des attestations d’honnêteté mais tout le monde veille à la bonne application des réglementations.
Par ailleurs, il y a une question qui m’a toujours chiffonné ! Quand on est patron d’industrie ou homme d’affaires accompli, avec un agenda de rendez-vous et un emploi de temps bien chargés, pourquoi vouloir être en plus député, charge qui requiert une certaine disponibilité ? Pourquoi dans cette Assemblée, il y a plus d’affairistes, de trafiquants, de repris de justice et de blanchisseurs du terrorisme que de gens de lettres, de penseurs, d’hommes de culture ou d’universitaires ?
L’argument de l’urgence fourni par le chef de gouvernement pour justifier cette malversation est un sauf-conduit pour tous ceux qui cherchent à contourner les lois. Rien ne peut dépénaliser la non-application des lois. L’urgence de la situation et la panique ne peuvent être des circonstances atténuantes !
“Je suis pressé, habillez-moi lentement”; une phrase, bel oxymoron, de Napoléon à son majordome …
Donc rien ne sert de s’agiter inutilement puis, si des lois sont mauvaises ou des procédures sont non-adaptées, on ne leur tord pas le cou et on ne les contourne pas, mais on les change légalement.
Hélas, les affaires se suivent et se ressemblent : détournement, corruption, abus de pouvoir, abus de biens publics, népotisme, clientélisme … Toutes ces activités sont hissées au rang de sport national ! Le comble est qu’eux ne s’en cachent plus et nous, on s’y habitue et on ne s’en émeut plus outre mesure.
Certes, on subit les affres d’une crise économique et on oublie qu’on vit une crise plus grave : une crise morale, une déliquescence des valeurs, une absence de garde-fous, une déficience de notre humanité … De piteux députés qui se servent directement et s’auto-accordent des privilèges indus, se donnent en un spectacle affligeant, s’invectivent et jurent comme des charretiers, se traitent de noms d’oiseaux, un gélatineux est allé jusqu’à lancer un langage ordurier et obscène à l’endroit de sa collègue Moussi, devenue à la fois leur pire cauchemar et un souffre-douleur. De vils personnages à clouer au pilori …
Emplois fictifs et de pure complaisance !
Le gouvernement appelle en choeur à faire des sacrifices et joignant la parole aux actes, il sucre, avec la bénédiction de la puissante centrale syndicale, le salaire d’une journée de travail à tous les fonctionnaires, et pour ratisser large et bien racler les tiroirs, il y associe aussi les retraités, des personnes qui ont durement travaillé et cotisé, qui ont pour la plupart déjà du mal à joindre les deux bouts et n’aspirent qu’à finir leurs jours paisiblement …
En même temps, on nomme deux nouveaux conseillers auprès du chef de gouvernement avec titre et avantages de ministre, dont l’unique talent est celui d’appartenir au parti islamiste, certains diront que ce n’est qu’en remplacement de partants mais, en ces temps durs on pouvait carrément et simplement supprimer ces postes, devenus des emplois fictifs et de pure complaisance !
Notons que dans ce volet des nominations de conseillers, le président de la République n’est pas en reste … Puis, cerise sur le gâteau, le président de l’Assemblée des représentants du peuple qui s’affiche, telle Marie Antoinette dans ses appartements, dans son immense nouveau bureau richement décoré et généreusement meublé. Étalage obscène, ostentation et opulence …
Au vu de ces manœuvres fourbes, il serait un doux euphémisme que de parler d’insulte à notre intelligence, je n’y vois que provocation, totale impunité et une forme de viol, car, désarmés et inertes, on subit les extorsions et on essuie les avanies !
Nous assistons tous au spectacle de ce boa constrictor qui  s’enroule méthodiquement autour du corps de l’État pour bloquer toute circulation sanguine et l’entraîner vers une mort lente avant de l’engloutir … Alors, sommes-nous devenus défaitistes, des êtres à la conscience insensible, cautérisée au fer rouge ?
Depuis sa désignation, je ne me suis guère illusionné sur les capacités de l’actuel chef du gouvernement, la portée de ses projets en tête et sa marge de manœuvres.
J’ai appris à être suspicieux de tout responsable obtenant l’aval des frérots, puis, il n’est pas le parfait inconnu et il n’est pas venu de nulle part. Il a été ministre dans la période de la Troïka, on connaît ses états de service et de quel bois il est fait … Il est inespéré de croire qu’il sera miraculeusement devenu rebelle, la caque sent toujours le hareng !
Alors, combien de temps les gens pourront-ils encore se leurrer sur sa soumission au parti islamiste ?
D’autres questions légitimes me reviennent inlassablement: Peut-on encore rêver de jours meilleurs ? Peut-on encore espérer vivre des lendemains qui chantent ?
Enfin, aurions-nous encore la force et l’intime et ardente conviction pour reprendre, en se le réappropriant, un vers dans un poème de Victor Hugo, disant : Ah ! je voudrais, Je voudrais n’être pas Tunisien pour pouvoir dire, Que je te choisis, Tunisie, et que, dans ton martyre, Je te proclame, toi que ronge le vautour, Ma patrie et ma gloire et mon unique amour!
Une raison d’y croire ?
* professeur des Universités, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique