Plus de 11 000 échantillons de graines d’origine tunisienne (génotypes autochtones de semences) se trouvent dans des banques de gènes étrangères et des organismes internationaux.

Six mille échantillons de ce patrimoine vivant spolié, ont été récupérés par la Banque nationale des gènes (BNG), une sorte d’Arche de Noé des graines, qui agit depuis son lancement en 2007, pour conserver des ressources génétiques végétales et animales menacées par la biotechnologie, le changement climatique et l’érosion génétique, terme qui désigne, selon les scientifiques, la perte de gènes ou de combinaisons de gènes, tels que ceux trouvés dans les variétés de terroir, adaptées aux conditions locales.

La banque conserve, aujourd’hui, 44 000 génotypes de ressources végétales et animales, dont 65% d’échantillons de céréales locales, 21% de fourrages locaux et 23% de différentes catégories de plantes fourragères, médicinales et de catégories animales.

Pour la première fois depuis la révolution de 2011, les parlementaires ont auditionné, le 9 janvier 2020, le directeur général de la BNG, M’Barek Ben Naceur, à la tête de la banque depuis 2014 et le directeur général de l’Office des céréales, Taoufik Saïdi.

C’est la polémique autour d’une affaire d’importation de blé contaminé qui a attiré l’attention des députés de la commission de l’Agriculture, de la sécurité alimentaire et du commerce au sein de l’ARP sur le sujet de la sécurité alimentaire, selon l’ex-président de la commission, Zouhair Rejbi.

Les parlementaires ont appelé, à cette occasion, à détacher la BNG, du ministère des Affaires locales et de l’Environnement pour l’affilier au ministère de l’Agriculture. Zouhair Rejbi trouve, lui aussi, “bizarre” l’affiliation au département de l’Environnement d’une banque dont la vocation est essentiellement liée aux semences et à la biologie.

“Il faut mettre la BNG sous la tutelle du département de l’Agriculture et il faut que ce dernier accorde davantage d’importance à la question de la sécurité alimentaire, d’autant plus que les prévisions climatiques tablent sur une augmentation des températures dans les années à venir. Nos variétés de céréales sont résistantes à la chaleur, donc il faut les protéger et les exploiter pour notre sécurité alimentaire”, préconise le responsable.

La préservation des ressources phytogénétiques ne suffit pas

En effet, plus de 100 variétés tunisiennes de blé dur sont conservées à la BNG, mais les agriculteurs tunisiens n’exploitent que 5 variétés contre 50 variétés dans les années 40, selon le directeur général de la BNG M’Barek Ben Naceur.

Le recul du taux d’exploitation des semences locales dans les cycles de production mènent à la détérioration des gènes, a fait remarquer le responsable, recommandant, la réintroduction dans les champs des agriculteurs, des semences locales pour leur multiplication et exploitation afin de réduire la dépendance de l’importation.

Les ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture sont essentielles, selon la FAO, pour maintenir à niveau et améliorer la production alimentaire (…). “Par conséquent, l’accès à ces ressources permet de les utiliser pour concrétiser la sécurité alimentaire, de manière durable”.

Les efforts de la BNG dans la préservation des génotypes locaux de blé dur et d’orge ont, par exemple, permis chez les agriculteurs de mettre en évidence une augmentation du nombre de variétés réinsérées.

Les résultats des rendements ont prouvé que le génotype autochtone de blé “Beskri” pourra constituer une solution durable et intéressante dans certaines zones humides avec des rendements supérieurs aux variétés commerciales dont le rendement moyen varie entre 10 à 60 quintaux/ha, selon le rapport 2016 de la Cour des comptes sur la filière des semences.

Ceci s’oppose à l’argument du faible rendement des variétés locales, souvent utilisé par certains officiels pour justifier le recours aux variétés étrangères.

L’absence des lois, une grande menace

D’après Ben Naceur, en l’absence d’un cadre juridique, le phénomène de vol des gènes d’espèces agricoles tunisiennes permet à n’importe qui, notamment le visiteur étranger, de transporter avec lui des graines de plantes, chose qui constitue une menace pour les ressources génétiques locales.

L’Institut Tunisien des Etudes stratégique (ITES) est du même avis. Il reconnaît qu’il y a une absence totale d’un cadre juridique pour dissuader le vol et le transfert illégal des ressources génétiques.

“En effet, les visiteurs du pays (touristes, partenaires étrangers des programmes de recherche, etc..) peuvent transporter avec eux les graines, boutures et autres via les services douaniers, ce qui est une menace pour les ressources génétiques locales. Il est recommandé d’interdire le transport des graines tunisiennes sans autorisation spéciale à travers les points de passage frontaliers (aéroports, ports, etc…), tel est le cas dans l’ensemble des pays occidentaux”, note l’ITES, dans son rapport 2019 sur “le rôle de la BNG dans la conservation de la diversité biologique et la sécurité alimentaire en Tunisie”.

Une grande partie du patrimoine génétique est aussi exposée aux menaces de disparition et d’extinction. Il s’agit, entre autres, selon le document de l’ITES, de variétés végétales de plusieurs régions, dont le mûrier, le figuier et le caroubier de La Manouba, ward Ariana, les gombos de La Marsa, les fraises de Ouchtata, la poire de Ben Hassan (Moknine), l’abricot de Hajeb Laâyoun et Chbika, la pomme de Bouhajla et Chrarda, la pastèque et le melon de Médenine, la pomme de Sbiba, la pastèque de Sidi Bouzid, le caroube de Kalaâ Kbira, la poire de Radès et bien d’autres produits.

Une dépendance dangereuse de l’étranger

La filière des semences souffre de gros problèmes de disponibilité des variétés d’origine tunisienne par rapport aux variétés étrangères, ce qui constitue une dépendance dangereuse de l’étranger et une hémorragie constante et continue de devises, constate encore l’ITES.

“De plus, le développement de sociétés semencières importatrices de semences étrangères même pour les céréales constitue une sonnette d’alarme quant à la sécurité alimentaire du pays. Plus encore, plusieurs variétés d’origine tunisienne sont utilisées dans les régions méditerranéennes aussi bien dans les programmes d’amélioration et/ou directement comme c’est le cas de la variété “Karim” au Maroc sans aucun retour bénéfique pour la Tunisie”.

l’ITES fait état aussi dans son rapport, d’une très faible utilisation des ressources génétiques locales dans les programmes d’amélioration des semences.

La stratégie de la BNG doit avoir comme objectif, à long terme, la libération du pays des monopoles Terminator, nom donné aux technologies utilisées par les multinationales pour rendre les semences génétiquement modifiées stériles et non reproductives. C’est à travers cette technologie qu’une poignée de multinationales issues de l’agrochimie a désormais la mainmise sur le marché mondial des semences.