Une évidence : la gauche tunisienne vient d’essuyer un cuisant échec aux élections générales (la présidentielle et les législatives) de 2019. Ses trois candidats à la présidentielle anticipée -Mongi Rahoui (mouvement des patriotes démocrates, Watad), Hamma Hammami (Parti ouvrier communiste tunisien) et Abid Briki (Mouvement Tunisie en avant)- n’ont pu obtenir, ensemble, que 1,67% des voix.

Aux législatives, selon les sondages à la sortie des urnes, seul le Front populaire (Watad) a pu décrocher un siège, à Jendouba (Mongi Rahoui) contre 15 sièges lors de la dernière législature.

Cette disparition de la gauche du paysage politique –ou presque- est inquiétante au regard de son apport “positif“ au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

En effet, le Front populaire, qui représentait cette gauche au Parlement, s’est distingué, depuis la Constituante de 2011 jusqu’à la législature de 2014, comme une force de propositions pour la consécration des libertés fondamentales et pour la lutte contre la corruption et le lobbysme que favorisaient certaines lois scélérates soumises à l’ARP.

Au nombre de ces acquis, figurent en bonne place l’adoption par la Constituante de l’article 6 de la Constitution sur la liberté de conscience et le blocage au niveau des commissions de lois scélérates qui servaient les lobbies économiques (loi sur l’urgence économique…).

Par ailleurs, ce recul de la gauche, même s’il était prévisible pour des raisons objectives, tombe mal par son timing. Il intervient à un moment où le “terrorisme légalisé“ fait son entrée au Parlement.

Les ennemis jurés de la gauche, des islamistes djihadistes regroupés au sein de la coalition d’Al Karama et de ses dérivés (parti Rahma et compagnie), font une entrée massive au palais du Bardo avec plus de 25 députés, sans doute aux dépens de la gauche.

Des erreurs tactiques

Pour revenir aux erreurs qui ont fait chuter la gauche, elles sont, à notre avis, fort nombreuses. On pourrait les compiler en deux catégories. Des erreurs d’ordre tactique et d’autres d’ordre stratégique.

La principale bourde tactique aura été, à notre avis, la scission en deux clans, à la veille des élections générales, du Front populaire. En effet, au mois de mai 2019, ce rassemblement politique des gens de la gauche, nationalistes, écologistes et autres indépendants, né en 2012, a volé en éclats. Neuf députés sur 15 que comptait le groupe parlementaire de ce mouvement ont décidé de démissionner. Il s’agit pour la plupart de députés du Watad.

Pis, le fait que les deux clans portent l’appellation de «Front» a créé une grande confusion auprès des électeurs. Conséquence : en présentant trois candidats à la présidentielle avec trois programmes différents, la gauche n’avait aucune chance de réaliser un score acceptable.

Il faut reconnaître, en même temps, que le vote utile pour le candidat laïc, Abdelkrim Zbidi, et les enjeux que représentait ce vote pour contrecarrer le péril islamiste, même s’il n’a pas abouti, les ont beaucoup défavorisés.

La gauche ne s’est pas adaptée

Sur le plan stratégique, la gauche tunisienne n’a pas su s’adapter dans les temps aux évolutions qu’ont connues les partis de gauche dans le monde. Elle aurait pu ainsi s’inspirer des expertises réussies développées par la gauche européenne ; laquelle, malgré quelques ratés, résiste dans certains (Espagne, Italie, Portugal, France, Allemagne…).

Ainsi, en s’investissant dans l’économie et l’écologie sociales créatrices d’emplois (agriculture bio, énergies vertes, recyclages de déchets, résilience au réchauffement climatique…), elle a récemment récolté quelques bons résultats lors des élections européennes.

Elle est devenue, en France et en Allemagne, la troisième force politique. Malheureusement, le Front populaire n’a pas jugé indispensable de suivre ce bon exemple européen d’autant plus qu’il existe en Tunisie une forte demande environnementale.

Cette non-acceptabilité environnementale s’est amplifiée, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, dans toutes les grandes villes du pays, à Gafsa, à Sfax, à Gabès, à Monastir, à Tunis, à Bizerte…
Autre erreur stratégique, la gauche n’a pas su être à l’écoute du sous-prolétariat rural et suburbain lesquels auraient pu être son vivier électoral.

Ainsi, le Front populaire, qui s’est focalisé sur la critique du surendettement du pays et sur le rôle nuisible que joue, dans ce contexte, le FMI, a rarement présenté d’alternatives crédibles devant profiter aux démunis du pays.

Il s’agit, notamment, de l’exploitation des femmes rurales, du retard qu’accusent les projets de lois sur l’économie solidaire, la micro-assurance agricole, la micro-finance, les énergies vertes, la pollution…

Cela pour dire que les erreurs étaient assez significatives et assez nombreuses pour justifier la chute libre de la gauche tunisienne. Cette dernière a intérêt à cravacher aux fins de se réinventer une identité visible et de refigurer dans le paysage politique.