Zitoun serait-il victime des promesses non tenues du parti auquel il appartient depuis bientôt 40 ans ? Lui en voudrait-on pour la responsabilité d’Ennahdha dans la désintégration des institutions de l’Etat et l’usage de la religion comme instrument, non seulement de mainmise sur le pouvoir mais de manipulation des foules à des fins purement électoralistes et politiciennes ?

A toutes ces questions et à bien d’autres, l’intéressé répond : «On juge un homme politique sur ses déclarations publiques et officielles. Maintenant, on peut me condamner si je ne respecte pas les miennes».

Seule l’histoire nous montrera le degré de sincérité de Lotfi Zitoun et si son amour pour la Tunisie a supplanté son appartenance au mouvement sectaire qu’est Ennahdha !

Entretien (acte II).

WMC : Pensez-vous facile pour un parti qui a bâti tout son programme politique sur la religion de s’en passer ?

Lotfi Zitoun : En Europe, il y a eu de grandes guerres, sanglantes, afin d’établir un État civil et laïc, mais dans nos sociétés, fort heureusement, nous n’avons pas traversé de telles guerres. Aujourd’hui, les maisons de Dieu sont ouvertes, personne n’empêche qui que ce soit d’y accéder. La religion appartient à tout le monde, elle n’est le monopole de personne et les valeurs qu’elle véhicule sont portées par toutes les religions du monde : il s’agit des valeurs humaines universelles. A quoi cela servirait-il dans ce cas de faire de la religion un mobile pour mener des batailles contre les siens ?

La religion ne peut être un fonds de commerce pour les acteurs de la scène publique et un motif d’exclusion des rivaux

Si on veut créer un instrument pour éliminer nos adversaires politiques, la séparation de la religion des batailles politiques devient dans ce cas impérative et nécessaire, car elle ne peut être un fonds de commerce pour les acteurs de la scène publique et un motif d’exclusion des rivaux.

La religion appartient à tout le monde, elle était un moyen de lutte lorsque l’Etat brimait les libertés. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et elle ne peut plus être au centre de la chose publique.

Pensez-vous qu’en usant ainsi de la religion, on préservera le processus démocratique en Tunisie ?

Je vous l’ai déjà signalé : la religion doit être écartée des batailles politiques, et si nous voulons réussir la transition démocratique de la Tunisie, il va falloir se plier aux règles de la démocratie. Il faut qu’il y ait un équilibre réel entre deux grands partis. Idéalement un parti libéral et un autre conservateur. Des partis qui croient en la nécessité de l’alternance politique. En démocratie, on ne s’éternise pas dans le pouvoir, votre seule certitude est d’exercer toujours dans la légitimité.

Il faut que les luttes entre adversaires politiques tournent autour des programmes… et non autour d’idéologies destructrices

Que vous soyez l’élu ou pas, vous avez toujours autant d’importance dans les décisions se rapportant à la chose publique. Si votre adversaire gagne avec 52% de voix, les 48% dont vous disposez vous permettent non seulement d’être légitime par le niveau de votre représentativité mais de participer à la gestion des affaires publiques et de gouvernance.

Il faut que les luttes entre adversaires politiques tournent autour des programmes qui puissent assurer le bien-être des citoyens et non autour d’idéologies destructrices. Ceci concerne autant la droite que la gauche.

La séparation de la religion de l’État et du conflit politique, ainsi qu’une atténuation maximale des idéologies est vitale pour les islamistes, les gauchistes, les nationalistes et tous les autres, sinon l’expérience démocratique échouera comme d’autres l’ont été.

Il est temps d’aller de l’avant, que l’on parle des années d’oppression et que l’on en fasse un cheval de bataille pour défendre les années de prison ou d’exil ne suffit plus. Nous sommes tous d’accord sur le fait que tous les opposants ont souffert de l’oppression et pas seulement les islamistes.

Les islamistes ont eu des dédommagements !

Pas tous. Il y en a qui souffrent également du chômage, de la pauvreté et de la maladie. Je pense nécessaire qu’il y ait reconnaissance des sévices subis par tout le monde, et là nous parlons de la justice transitionnelle, et ensuite nous fermerons la parenthèse et nous penserons à l’avenir.

Encore faut-il que nous comprenions ce qui s’est vraiment passé en janvier 2011 !

La révolution de 2011 a été sociale et non politique. Ce sont des femmes et des jeunes des quartiers qui sont sortis pour dire ça suffit, il faut que cela change. La révolution sociale est plus profonde que la révolution politique. Les manifestants ne brandissaient pas des slogans politiques mais dénonçaient la corruption, le chômage, l’injustice, la marginalisation et le déséquilibre régional ainsi que l’absence de développement.

En 2011, les manifestants ne brandissaient pas des slogans politiques mais dénonçaient la corruption, le chômage, l’injustice…

Je l’ai observée, car de Londres, je suivais ce qui se passait en Tunisie heure par heure. Les politiques sont intervenus à partir de la Kasbah 2. Ils ont convaincu les sittineurs qu’il ne s’agissait pas que d’une crise socioéconomique mais qu’à la base, il y avait une crise politique. Ils leur ont assuré que lorsqu’il n’y a pas de démocratie, c’est l’injustice sociale et la corruption qui règnent en maîtresses. Ces derniers ont cru les politiques qui leur ont assuré qu’ils ont pris les choses en main et qu’ils allaient gérer le pays comme il se doit. Ils sont donc rentrés chez eux. Que s’est-il passé ensuite ? A l’exercice, nous avons premièrement réalisé que cette classe politique n’était pas prête pour diriger le pays. Elle n’était pas compétente pour cela. Deuxièmement, elle n’avait pas de feuille de route, et encore moins des projets et un programme pour remettre le pays sur les rails.

Le RCD, premier parti de la Tunisie et plus fort, n’a pas réagi alors que parmi ses 2 millions de prétendus adhérents, 50 000 auraient pu occuper la rue et défendre le régime en place.

La première réalisation post-révolutionnaire a été sa dissolution, privant le pays de procéder à une réelle évaluation de l’ère RCD et épargnant les responsables de la détérioration de la situation dans notre pays, même les archives ont, semble-t-il, disparu. Pensez-vous que la dissolution du RCD a été une bonne idée ?

Sa dissolution a été une grande erreur et je l’avais déclaré à l’époque car on pouvait lui enlever ses privilèges, mettre fin aux abus et jugeant les responsables présumés sur les crimes.

Donc, la dissolution du RCD fut l’une des erreurs majeures commises lors de cette révolution. Elle a déstabilisé le pays car si l’équilibre avait été maintenu, les forces en présence auraient pu réaliser la stabilité attendue. Les Tunisiens sont habitués au dialogue, à la négociation et au consensus.

La démocratie de laquelle les politiciens ont tiré leur légitimité ne pourra pas résister plus longtemps si les choses continuent ainsi.

Une autre erreur fut la dissolution du Parlement, le vide qui s’en est suivi et la gestion par décrets n’a pas vraiment aidé le pays. Les politiciens qui ont poussé à la Kasbah 2 estimaient qu’ils pouvaient résoudre tous les problèmes du pays, et pourtant, huit ans après, la situation est similaire à celle d’avant 2011, elle est encore plus grave. La démocratie de laquelle les politiciens ont tiré leur légitimité ne pourra pas résister plus longtemps si les choses continuent ainsi.

N’oubliez pas que ceux qui ont pris les commandes en 2011 ont vidé l’Administration de ses compétences et fragilisé les institutions. Ils sont responsables de ce qui s’est passé en Tunisie, prétendant être les sauveurs, ils ont enfoncé le pays. Ne pensez-vous pas que cette phase de notre pays doit être également évaluée ?

Je pense qu’il ne s’agit pas de parler de l’Administration et de ce qu’elle a perdu, j’estime qu’il faut changer d’angle de vue et évaluer différemment les choses. Il s’agit pour moi d’être exigeant par rapport aux institutions, ce n’est pas l’individu qui décide de ce qui doit être fait et de ce qui ne doit pas être fait, ce sont les cadres institutionnel et légal qui déterminent le comportement de tous. C’est la capacité des politiques à faire les meilleurs choix pour le pays et à les traduire par des actions réelles. Il ne s’agit pas de se focaliser sur cette obsession «nous voulons empêcher le retour à la dictature et à la tyrannie».

Ce n’est pas l’individu qui doit décider de ce qui doit être fait et de ce qui ne doit pas l’être, mais les cadres institutionnel et légal

Nous aurions pu prendre des décisions ou promulguer des lois rendant impossible le retour à la dictature et œuvrer pour que les anciennes pratiques ne refassent surface dans l’administration publique.

Lorsque le système en lui-même est corrompu, toute personne qui y évolue peut devenir corruptible. L’être humain est faible, mais il n’est ni ange ni démon. C’est par la force de la loi que nous pouvons mettre de l’ordre dans notre pays. C’est la loi qui impose aux uns et aux autres d’être droits et de ne pas se soumettre à la tentation.

Un corrompu dans un système verrouillé est incapable de dévier, une honnête personne dans un système corrompu peut résister jusqu’à un certain point et succomber ensuite

Un corrompu dans un système verrouillé est incapable de dévier, une honnête personne dans un système corrompu peut résister jusqu’à un certain point et succomber ensuite. Et comme on dit chez nous, «l’argent qui coule à flots incite au vol», surtout lorsqu’il y a de grandes différences de niveau de rémunération entre compétences comparables.

Il faut créer une nouvelle culture : celle de la juste récompense aux plus méritants. Voyez comment sont gratifiés les plus compétents à l’international et même à l’échelle régionale. Aujourd’hui, il existe un marché international des compétences où on peut vendre son savoir au plus offrant, pourquoi agissons-nous avec elles comme si la compétence était donnée ?

En 2011, des compétences ont été écartées, mode du “dégagisme” oblige, et remplacées par des médiocres sous prétexte de nettoyer l’Administration !

Et je n’ai jamais approuvé ces pratiques. Pour moi, la seule manière de sécuriser l’Administration publique est la mise en place de lois qui empêchent tout abus, tout débordement et tout dépassement ! Je n’ai jamais défendu l’exclusion au nom de la révolution.

Vous avez pourtant été l’un des artisans de la campagne «Ikbiss» qui s’attaquait aux hauts cadres de l’administration !

Il y a une grande confusion à ce propos. En fait, j’étais le conseiller de Hamadi Jebali, alors Premier ministre. Je suis sorti pour discuter avec les jeunes qui se sont rassemblés, et je leur ai exprimé la détermination du gouvernement pour lutter contre la corruption et modifier les lois. Je leur ai assuré que les institutions sécuritaires ont changé et sont au service du peuple et du pays et non du régime.

Rappelez-vous le contexte alors, le pays était chaotique, les ordures remplissaient les rues et il y a eu l’attaque de l’ambassade américaine. Le parti Nidaa Tounes était en pleine constitution –du reste, je figurai parmi les premiers à avoir salué sa création. J’étais contre le principe de l’exclusion et j’ai dû subir le courroux de ceux à l’intérieur du mouvement Ennahdha et même à l’extérieur qui m’ont accusé d’encourager les destouriens à reprendre du service.

On vous a également accusé d’être l’espion de Ghannouchi au sein du cabinet Jebali ?

Oui, on pensait que j’ai accepté le poste de ministre conseiller auprès de Hamadi Jebali pour l’espionner pour le compte de Rached Ghannouchi. Ces imputations ont été colportées au sein du parti par de grands noms -bien que je n’aie jamais sollicité de poste. J’étais le seul spécialisé en sciences politiques et en relations internationales dans le mouvement. J’ai refusé le titre de ministre car il y en avait trop dans un gouvernement où l’on cherchait à satisfaire tout le monde à la Troïka.

Je voulais que le gouvernement adopte un véritable projet de réforme et ne devienne pas un marché aux enchères où l’on négocie les parts de chacun.

En fait, depuis la Troïka, nous avons assisté à une vague de démocratisation de la corruption !

Oui, il y a eu démocratisation de la corruption, parce que nous nous sommes orientés vers les individus au lieu de nous orienter vers les institutions et de les renforcer.

Nous ne sommes pas le premier pays à traverser une transition démocratique, d’autres ont vécu cette expérience, des ouvrages ont été écrits à ce sujet, il y a eu des thèses de doctorat sur comment résister à la corruption dans la transition démocratique. La dernière thèse sur la lutte contre la corruption a été réalisée par Hatem Brik, un docteur d’Etat tunisien, enseignant au Canada. Ce qu’il y dit est que «vous ne devriez pas cibler les particuliers pour lutter contre la corruption mais s’attaquer aux systèmes judiciaires et les adapter aux exigences de l’heure en offrant des solutions viables et réalisables »

Pourquoi ? Parce que cette économie parallèle que nous combattons représente un gagne-pain pour beaucoup de nos compatriotes. Pour exiger de ceux marginalisés par le système d’y adhérer, il faudrait peut-être leur proposer un programme convaincant qui leur permette de vivre dignement.

Ça fait drôle de parler de programme, lorsque nous voyons les conséquences du régime politique et de la Constitution sur le pays. Tout le monde décide, personne ne décide ! Ceux qui gouvernent se jettent à la figure la responsabilité de tout échec et la Tunisie est perdante à tous les coups !

Quand nous avons transformé un Etat centralisé en un Etat décentralisé où le pouvoir exécutif est divisé et nous avons continué sur cette lancée avec la gouvernance locale et des municipalités réunissant en leur sein différentes sensibilités politiques, nous avons en quelque sorte instauré de nouveaux principes : ceux de la dissémination du pouvoir et des centres de décision sans oublier les différentes instances dont la HAICA, l’ISIE et autres ainsi que les syndicats qui affaiblissent et épuisent l’Etat.

En Tunisie, Le pouvoir judiciaire lui-même est devenu problématique parce que les syndicats le contrôlent.

Le pouvoir judiciaire, lui-même, est devenu problématique parce que les syndicats le contrôlent. L’Etat est aujourd’hui victime de l’existence d’autres pouvoirs qui lui disputent ses prérogatives. Nous sommes face à un Etat et des pouvoirs parallèles devenus les rivaux de l’Etat. Le seul moyen de mettre de l’ordre dans cet état de guerre des attributions et des prérogatives était la Cour constitutionnelle qu’on n’a pas voulu élire.

La cour constitutionnelle est la seule apte à remettre de l’ordre dans une Constitution qui part dans tous les sens. Espérons que la prochaine législature veillera à sa mise en place, sinon le pays risque fort d’aller vers le chaos.

Propos recueillis par Amel BelHaj Ali

Lire l’Acte I: Tunisie  : «L’islam politique divise plus qu’il ne rassemble», estime Lotfi Zitoun