La Tunisie est considérée comme une école en matière de transition démocratique pacifique dans la région. D’autres pays africains devraient s’en inspirer car on voit de manière concrète la gestion intelligente du passage d’un régime à un autre.

C’est en tout ce que pense Abdoulaye Mar Dieye, sous-secrétaire général chargé du Bureau des politiques et de l’appui aux programmes du PNUD, de passage il y a quelques jours à Tunis à l’occasion de la tenue du Forum de Tunis sur l’égalité de Genre.

« Votre modèle séduit le monde », déclarait-il lors d’un point de presse. Un contraste total entre l’image de notre pays perçue par les organismes internationaux et celle que renvoient aussi bien les discours des médias, de la société civile, ou des partis politiques.

« On ne peut pas faire de politique économique sans économie politique et c’est ce qui est intéressant dans l’école de Tunis : le système essaye d’ouvrir des vannes pour que la voix du peuple porte et influe sur les politiques gouvernementales », témoigne Mar Dieye.

Abordant la question de genre et son importance dans la croissance, Mar Dieye a rappelé que le monde entier perd 3 à 4% de croissance à cause des inégalités entre les genres, sans oublier le facteur gouvernance en termes de justice et d’inclusion sociale ainsi que de transparence et de bonne gouvernance des institutions. Soit des conditions d’importance pour assurer le développement. Les jeunes de la région arabe et africaine ont un rôle fondamental à jouer en la matière et pourront participer à dessiner les politiques internationales lors de la tenue du Sommet bilan de Beijing en 2020.

L’ONU représente le lieu géométrique pour les batailles intellectuelles de tous

Les concepts conçus ailleurs, tel le genre, sont-ils les mieux appropriés pour des pays comme les nôtres ? N’est-il pas temps de créer des instruments de développement propres aux pays africains et arabes ? Une question qui mérite d’être posée lorsque nous voyons l’élaboration régulière de nouvelles notions préparées soigneusement dans les « cuisines » ou think tanks des grandes puissances et appliquées à coups de milliards de dollars sur des années dans tous les pays du monde !

Ce à quoi a rétorqué Mar Dieye, en disant que les normes internationales appartiennent à la communauté des nations ou ONU qui représente tout le monde. Les idées sont des armes à la portée de tous. Les Nations unies représentent le lieu géométrique pour les batailles intellectuelles de tous. Et les intellectuels des pays en développement ont autant de présence dans ce lieu que tous les autres, ils se battent dans ce système et leur voix portent de plus en plus.

« J’ai vu des activistes africains, asiatiques et arabes qui sont là à défendre leur culture et leurs spécificités dans la sphère des Nations unies et mettent sur la balance leurs idées. Je m’inscris toujours en faux lorsqu’on me dit que nous sommes seulement des consommateurs d’idées. Si nous prenons l’exemple de la question du genre, j’estime qu’elle nous concerne tous au même titre. Les femmes se battent dans nos pays pour plus d’équité, plus de parité et plus d’égalité et nous n’avons de leçons à recevoir de quiconque à ce propos ».

En plein dans le mille ! Les inégalités vécues dans nos pays, rien qu’à observer la question d’héritage, pousseraient les plus tolérants d’entre nous à se révolter contre un ordre social injuste. Lorsque dans des pays comme le Sénégal ou la Tunisie, nous voyons des femmes travailler la terre et ne pas en hériter, ou encore les femmes premières victimes des conflits et des guerres, il est plus qu’urgent de réagir par la mobilisation de toutes les bonnes volontés à travers la communication et la sensibilisation.

« La jeunesse doit militer et se battre pour une égalité totale entre les hommes et les femmes. Depuis le premier sommet de Beijing (1995), que de chemin parcouru dans des pays comme les nôtres sur le chemin de plus de parité, ce qui est le cas pour les Seychelles, le Rwanda et la Namibie et qui est garant de stabilité et de croissance, mais beaucoup reste à faire ».

La société civile devrait avoir l’initiative des lois

Répondant à une question à propos des aides accordées par le PNUD à la société civile et aux critères de choix des ONG, le sous-secrétaire général a reconnu que c’est quelque chose qui n’est pas vraiment réussi dans les modèles de gouvernance des organisations internationales lorsque l’on sait que la société civile représente le quatrième pouvoir dans n’importe quel régime.

« La société civile devrait avoir l’initiative des lois. Pourquoi faire de l’élaboration des lois la chasse gardée des parlementaires ou de l’exécutif ? La société civile exprime la volonté populaire. Nous savons que c’est pris en compte en Tunisie et c’est pour cette raison que le système des Nations unies l’appuie sans préférence et sans jugement. Il est vrai par ailleurs que lorsque nous travaillons dans l’intergouvernemental, nous avons tendance à travailler plus avec le gouvernement. Au niveau du PNUD, nous avons un conseil de la société civile qui se réunit souvent et oriente nos politiques. Nos programmes résultent des propositions des gouvernements et des acteurs de la société civile».

Dans ce même ordre d’idées et à propos des possibles dérives d’une démocratie participative menée par une société civile non ou peu formée et qui peut tourner au désordre ou brutalement à l’atteinte à la souveraineté nationale, Mar Dieye a déclaré que la beauté d’une révolution est le désordre. « Un désordre primal auquel doit succéder l’ordre après avoir laissé les énergies se libérer. Et j’admire le bouillonnement de la révolution tunisienne. Je n’irais pas jusqu’à faire preuve d’arrogance internationale pour donner des leçons à la société civile en Tunisie. Elle devrait pouvoir s’organiser et nous acteurs extérieurs, nous ne pourrons que l’accompagner. Il faut revendiquer le droit au désordre et nous orienter quant à la meilleure manière de soutenir une démarche constructive servant les intérêts du pays ».

Le développement humain est au centre de toute croissance.  Et le rôle du PNUD est de laisser les acteurs concernés trouver des solutions en interagissant sur les principaux problèmes les touchant, précise le responsable du PNUD qui appelle à aller au-delà des politiques économiques prescriptives aux politiques économiques studieuses et c’est à reconnaître que les organismes internationaux ne connaissent pas la solution mais qu’elle existe et qu’elle sortira des expertises qui se trouvent autour d’une table.

« En Tunisie, il y a un modèle de gouvernance qui est en train d’émerger et j’invite la classe intellectuelle à entamer des réflexions profondes dans le cadre d’un laboratoire d’idées sur l’avenir du pays ; le PNUD pourrait les accompagner dans cette démarche ».

Réagissant à une proposition consistant à offrir aux jeunes africains et arabes un espace où ils peuvent faire valoir leurs talents dans un contexte où les cerveaux partent parce que ne disposent pas des moyens pour leur épanouissement dans leur propre pays, Mar Dieye s’est dit ouvert à des suggestions allant dans le sens de l’organisation de sommets ou de rencontres régionales et inter-régionales pour la valorisation des talents locaux.

Commentant ce qui se passe en Libye, il a estimé que c’est terrible : « Il faut condamner la destruction de la Libye entreprise par certaines puissances malgré la désapprobation de l’Union africaine et militer pour une solution politique. Lorsqu’on ignore l’espace de négociations et de débats des Nations Unies et celui de l’UA -c’est ce qui arrive-, on fait d’un pays un lieu de chaos et une source d’insécurité régionale et on alimente l’instabilité et le trafic d’armes ».

Ce qui est édifiant lorsqu’on a devant soi un M. Dieye, un Africain, occupant le poste de sous-secrétaire général chargé du Bureau des politiques et de l’appui aux programmes du PNUD, c’est qu’on n’a pas besoin de beaucoup d’explications ou d’argumentaires pour se comprendre. D’où l’importance de l’approche culturelle dans aussi bien les plaidoyers ou la mise en œuvre des programmes des organismes internationaux dans des régions telles que les nôtres.

Qui est à même de saisir les subtilités culturelles et d’être le plus à même de communiquer avec les nationaux que des experts internationaux certes répondant aux critères d’usage dans ce genre d’organisation, mais en même temps saisissant les subtilités de cultures différentes qui peuvent échapper à d’autres qui n’en saisissent ni la dimension ni les contours.

Dans un monde où la globalisation et l’influence culturelle de ceux qui détiennent médias et moyens de communication est de plus en plus percutante et impose une uniformisation des idées et des attitudes qui risque de faire perdre à des pans entiers de la population mondiale leurs richesses culturelles et leurs spécificités, il est impératif de s’adresser à eux par le biais d’interlocuteurs qui les comprennent et les considèrent.

Ce fut le cas avec Abdoulaye Mar Dieye, sous-secrétaire général du PNUD.

Pourvu que les actes suivent les paroles.

Amel Belhadj Ali