Comment interpeller les milieux d’affaires et les partenaires sociaux autrement que par des choix forts. Contrairement aux recettes homéopathiques, les choix de rupture parlent d’eux-mêmes et produisent des résultats concrets.

En à peine une semaine, deux figures respectables se sont exprimées sur deux questions sensibles concernant le devenir économique du pays.

Pr Mahmoud Ben Romdhane, universitaire et ancien ministre, a évoqué la manière d’aborder le redressement des entreprises publiques. Afif Chelbi, actuel président du Conseil d’analyses économiques et ancien ministre, a énuméré une dizaine de propositions de nature à donner plus de couleurs à la loi de finances de 2019 dans le souci de faire du budget un levier de relance économique.

Tous deux, dans les colonnes de La Presse de Tunisie, ont exposé leur vision sur des questions macroéconomiques qui peuvent peser sur le devenir de l’économie tunisienne. Tous deux convergent vers la recherche d’un effet de déclic pour hâter la reprise.

Le pays a pris une option pour, disait-on, un nouveau modèle de développement. A présent on a revu nos ambitions à la baisse et l’on se contenterait d’un redémarrage de la croissance.

Nous aimerions apporter une série de réflexions à l’effet d’élargir le débat. Les deux interventions, certes cohérentes et structurées, ont péché par trop de prudence en matière de recommandations. Et nous voilà une fois encore frustrés de ne pas voir exprimés des choix forts, parce qu’on reste uniquement au plan des suggestions “constructives“ mais à impact réduit.

La question est toute simple : faut-il continuer à y aller par petites touches avec des quick wins, ou opter pour des choix structurants ?

La réforme –impossible ?- du secteur public

En deux chiffres, Pr Mahmoud Ben Romdhane* représente le gâchis du maintien des entreprise publiques relevant du secteur concurrentiel dans le giron de l’Etat. Les deux chiffres en question sont les suivants : la valeur ajoutée des entreprises publiques est en régression aux prix courants entre 2010 et 2015, ce qui indique une chute d’au moins 30% à prix constants. Leurs résultats d’exploitation, qui étaient supérieurs à 2 milliards de dinars en 2010, sont devenus nuls. Et, leurs résultats nets qui avoisinaient 1,2 milliard de dinars sont devenus négatifs au cours de la même période.

Pour faire court, on dira que le secteur public, au lieu d’alimenter le budget, en est à le ponctionner. Voilà la messe est dite.

Comment redresser la situation ? Par reflexe mécanique, on pense à la privatisation. L’attitude du Pr Ben Romdhane est plus nuancée, car, dit-il, «une multiplicité de voies s’offre à nous parmi lesquelles l’éventuel recours à la privatisation lorsque celle-ci apparaît comme la plus appropriée aux plans économique et social ainsi qu’au plan stratégique national».

Un diagnostic au cas par cas, oui, mais via CAREP, c’est-à-dire avec option dominante de privatisation utile, c’est-à-dire qui ne ressemble pas à un bradage, ce que l’administration sait faire.

Pr Ben Romdhane envers et contre l’opinion la plus enracinée chez le bon peuple que les syndicalistes y voient rouge et ont bien indiqué les lignes rouges dont la privatisation. La toute puissante Allemagne, quand elle s’est retrouvée dans une situation similaire à la nôtre, a trouvé la pirouette de la co-gestion. Pourquoi ne pas faire siéger les syndicalistes dans les conseils d’administration des entreprises publiques puisque, au bout du compte, ils y ont le pouvoir alors pourquoi ne pas les associer au commandement ?

Par ailleurs, Pr Ben Romdhane a été l’un des architectes d’un plan tunisien de dialogue social, alors pourquoi ne pas appeler à l’activer ? Une façon d’être au rendez-vous de l’histoire est de savoir engager les grandes manœuvres et l’artillerie lourde, pour se sortir du bourbier du blocage des réformes.

Pr Ben Romdhane n’a pas parlé de la flexibilité du travail et du pluralisme syndical. De notre point de vue, ce sont là deux options qui nous inscriraient dans une optique de rupture, et l’effet électrochoc jouerait à plein car l’investisseur saurait qu’il ne serait plus dans une perspective de bras de fer permanent avec les syndicats, donc d’immobilisme, mais bien en univers de concertation ce dont il s’accommode.

Et Pr Ben Romdhane de citer que la recapitalisation des banques publiques, sur fonds budgétaires, a été un succès. C’est aller vite en besogne. Et si les plans de sauvetage des entreprises publiques devaient s’inspirer de celui des banques, autant le dire tout de suite, on va au devant d’une grande désillusion. Si cette opération était défendable, pourquoi ne pas l’avoir réalisée via la Bourse, évitant ainsi de saigner le budget de l’Etat ? Les investisseurs auraient signifié à l’Etat, en acceptant ou en refusant de souscrire, si son plan de redressement était viable ou pas. On peut comprendre que la STB ait pu avoir des difficultés parce qu’on a plombé ses comptes avec les ardoises de la BNDT, banque du tourisme, et de la BDET qui a financé une partie du secteur touristique et abondamment le secteur des PME-PMI, mais cela se comprend moins pour la BH et la BNA. L’origine de leurs difficultés demeure bien mystérieuse.

Et si ces trois banques se portent bien, pourquoi ne passent-elles pas aux critères de Bâle II ? L’une des composantes du plan de développement de la STB comporte une extension du réseau d’agences, option très coûteuse alors qu’on pensait qu’elle irait davantage vers le profil de banque d’affaires, ce qu’elle sait faire du reste, étant donné que c’est plus lucratif et que cela va dans le sens du redéploiement de la profession.

Quel levier du dynamisme économique : le plan ou le budget ?

Dans un communiqué** récent, le président du Conseil des analyses économiques préconisait un certain nombre de mesures à porter dans la loi de finances 2019 dans le souci de renforcer le frémissement constaté sur le premier semestre de l’année en cours afin d’apaiser les investisseurs et, par conséquent, de doper la création d’entreprises.

Il souhaite également endiguer le fléau de l’informel. Il cite en cours de route le dynamisme de l’économie marocaine qui a enregistré des performances remarquables notamment en doublant ses exportations à destination de l’UE, les portant de 7,1 milliards d’euros à 15,1 milliards d’euros entre 2010 et 2017, alors que la Tunisie plafonnait sur cette même période autour de 9 milliards d’euros.

Afif Chelbi a omis de rappeler que dans l’intervalle et alors que la Tunisie exportait plus que le Maroc en 2010, ce dernier s’est doté d’un port en eaux profondes, a accueilli deux constructeurs auto, à savoir Renault et Peugeot, tous deux tentés par une délocalisation en Tunisie, au départ.

Saïd Aïdi, au mois d’avril 2011, lors de la cérémonie de dédicace du livre de Cyril Ghrislain, avait annoncé que le Conseil d’administration de PSA avait décidé de se délocaliser en Tunisie. Depuis, on connaît la suite.

Par ailleurs, le Maroc, pour stopper le fléau de l’informel, a décrété une amnistie de change et s’est engagé à avoir un Dirham stable. Pourquoi Afif Chelbi ne plaide-t-il pas pour ces options de rupture ? Il est vrai que la Tunisie a réalisé un bond d’exportations grâce au secteur auto mais elle a vite fait du surplace.

Afif Chelbi défendait le concept de remontée des flux, ce qui signifie en bonne logique que le secteur des composants autos devait accueillir un constructeur auto, ce qui aurait procuré un saut de palier à l’économie. Cela ne se fait toujours pas et c’est l’occasion pour nous de rappeler que le secteur des pièces autos pourrait se transposer ailleurs car ce secteur accompagne les délocalisations des constructeurs.

Le groupe Elloumi dissémine ses implantations en Tunisie, au Portugal, en Egypte et en Roumanie, à la demande des constructeurs autos, pour assurer l’approvisionnement en flux tendu. Afif Chelbi, s’il recourt au budget, qui est en soi un levier d’importance, semble laisser de côté le plan lequel doit être assorti d’une vision sur le moyen terme de la physionomie de l’économie, projet là encore de rupture.

Il a bien tenté une opération d’envergure avec un certain nombre de grandes figures internationales à l’effet de mobiliser un Plan Marshall pour la Tunisie. On ne connait pas encore l’issue de cette initiative. Les investisseurs auraient-ils boudé le site tunisien ? La réponse tarde à venir.

Lire aussi : Partenariat : Un plan Marshall européen pour la Tunisie?

 La culture du résultat

Quand on est aux affaires, on doit s’obliger à la culture du résultat. Dans la situation actuelle de la Tunisie, les résultats sont trop timides. Tabler sur le microcrédit, la Banque des régions ou la PME pour changer la physionomie de l’économie tunisienne, c’est aléatoire. La PME, promue aux conditions initiales de l’API avec 30% de fonds propres et 70% de crédit, a causé trop de mal au secteur bancaire. Le cumul des créances carbonisées des PME a pompé trop de ressources, pour un résultat désolant.

Appeler à une banque des régions est encore une fois aléatoire. Un Fonds d’investissement serait dans l’ordre de rupture. Exiger des PME une parité entre fonds propres et endettement est une issue qu’un fonds d’investissement peut garantir. Cette parité, et tous les financiers vous le diront, garantit l’accès au crédit pour la PME mais garantit aussi sa rentabilité.

Jusque-là on a pris pour critère majeur de promotion de la PME, l’emploi, et on a fait fausse route autant sur le standing de l’entreprise que sur sa finalité. On finance d’abord et avant tout un projet s’il est rentable. C’est à cette condition qu’il peut créer du bon emploi, c’est-à-dire de l’emploi qualifié et durable.

Par ailleurs, s’obstiner à créer de la PME dans le secteur manufacturier et négliger le développement du secteur agricole ainsi que celui de l’énergie, c’est faire fausse route. Ce sont là deux priorités qui peuvent restructurer durablement l’économie tunisienne. Et, le choc de confiance sera au rendez-vous.

Ali Abdessalam

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* La Presse du jeudi 23 août
** La Presse du mercredi 29 août