Au Pakistan, peu de leçons tirées du “11-Septembre” du textile

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és pakistanais travaillent dans une usine de textile de Karachi, le 11 novembre 2014 (Photo : Asif Hassan)

[07/01/2015 08:38:59] Karachi (AFP) 11 septembre 2012. Au Pakistan, 255 ouvriers périssent dans l’incendie de leur usine textile, un des pires accidents industriels de l’histoire du Pakistan. Depuis, personne n’a été condamné pour cette catastrophe, emblématique d’un secteur souvent impitoyable pour les petites mains qui confectionnent le prêt-à-porter exporté en Europe.

Elle est là, sur un boulevard achalandé à la sortie du port de Karachi (sud), dans le quartier talibanisé de Baldia Town, avec son béton moulé et ses fenêtres brisées. Abandonnée, l’usine d’Ali Enterprise trompe l’ennui, imperturbable, comme un monument rappelant de sa seule présence une catastrophe que plusieurs voudraient oublier.

C’est, pour les familles des victimes, l’autre “11-Septembre” du Pakistan, celui qui restera gravé à jamais dans leurs tripes.

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à Karachi, le 11 novembre 2014. En 2012, un incendie dans une autre usine pakistanaise avait fait 255 victimes (Photo : Asif Hassan)

Ce jour-là, peu après 18h, un feu se déclare dans le magasin de l’usine où s’accumulent jeans et t-shirts fabriqués par plus d’un millier d’ouvriers, en majorité des journaliers non enregistrés, et destinés à l’Europe. Bloqué à l’intérieur, l’un des ouvriers, Riaz Parveen, appelle sa femme Nazia.

“Il m’a dit: il y a un feu énorme dans l’usine, je ne rentrerai à la maison que si je m’en sors”, pleure cette mère de trois enfants, son visage enserré sous un voile noir.

Riaz et son frère Rafaqat ne rentreront jamais. Retrouvés calcinés au milieu des décombres, leurs corps seront enterrés dans la banlieue de Karachi avec la majorité des 255 morts de cette catastrophe.

Le rapport d’enquête de la justice pakistanaise sera accablant. Il pointe le manque de sorties de secours, de formation des employés sur les mesures d’urgence, la tentative des propriétaires de l’usine “de mettre le plus de machines dans le moins d’espace possible”, et l’inconséquence des inspecteurs du gouvernement qui ont passé outre ces lacunes flagrantes.

– ‘Ils sucent le sang des pauvres’ –

Deux ans plus tard, les familles des victimes ont au total reçu l’équivalent de 1,33 million d’euros, une compensation d’urgence versée par les propriétaires de l’usine et le groupe allemand KIK qui achetait la majorité de sa production. Des négociations sont en cours pour une indemnisation à long terme.

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émoignage le 12 novembre 2014 à Karachi, au Pakistan (Photo : Asif Hassan)

Nazia a reçu l’équivalent de 5.650 euros qui lui ont permis d’acheter un modeste lopin de terre à Karachi, mais en veut toujours aux propriétaires de l’usine et à leurs donneurs d’ordre européens.

“Les employés étaient payés à peine 100 roupies (0,80 euro) pour produire des vêtements qui se vendent plusieurs euros” en Europe, rage Nazia. “Ils sucent le sang des pauvres. Nous sommes analphabètes, sans éducation, et ils exploitent cette faiblesse… C’est ce que nous avons compris lorsque nous avons été indemnisés”.

Les propriétaires de l’usine ont été accusés de meurtres, mais attendent toujours le début du procès. Ce délai exaspère Faisal Siddiqui, l’avocat des familles des victimes qui y voit “une preuve de l’échec total du système pénal au Pakistan où il est presque impossible aux ouvriers d’obtenir justice”.

Avec une main-d’oeuvre au rabais, payée l’équivalent de 80 euros par mois, le textile fournit plus de la moitié des exportations du “pays des purs” avec des ventes évaluées à dix milliards d’euros l’an dernier et destinées principalement à l’Europe.

Début 2014, le Pakistan a obtenu de l’UE le statut “GSP+” qui exempte de taxes ses exportations de textile, une aubaine pour les industriels. Le Pakistan avait obtenu ce statut après avoir maintenu son moratoire sur la peine de mort, mais a repris en décembre les exécutions dans la foulée de l’attaque talibane contre une école de Peshawar, fatale à 150 personnes.

Dans la foulée de l’incendie de Karachi, le parlement européen avait demandé aux grandes marques de “réexaminer d’un oeil critique” leurs chaînes d’approvisionnement au Pakistan et réclamé la mise en place “d’un système efficace et indépendant” d’inspection du travail et des bâtiments industriels. Cela n’a jamais été fait.

– Inspecteurs fantômes –

Le drame au Pakistan a été suivi par une tragédie encore plus meurtrière au Bangladesh, où l’effondrement d’un édifice textile a tué plus de 1.100 personnes en avril 2013.

Depuis, “il y a une pression pour améliorer les conditions des employés du textile”, note un responsable de l’industrie sous couvert d’anonymat. “Mais ce n’est pas de la bienfaisance”, prévient-il: “Les grandes marques veulent s’assurer de ne pas être liées à un nouveau scandale”.

L’inspection dépend donc du bon vouloir de chacun. A l’usine D.L. Nash, qui confectionne des draps et housses de couette exportés en France, le propriétaire Shabir Ahmed se félicite des mesures qui ont permis d’éviter une autre tragédie au printemps dernier lorsqu’un étage supérieur a pris feu.

“Nous avons sonné l’alarme, les ouvriers étaient bien préparés, ils ne se sont pas attroupés et ont évacué l’usine tranquillement… personne n’a été tué ou blessé”, dit-il en présence d’un représentant de son partenaire, la société française Duquennoy et Lepers, venu inspecter les fiches de paie et la sécurité des lieux.

Avant d’être ravagée par l’incendie, Ali Enterprise avait elle reçu un certificat de sécurité. Mais le document était un faux, émis par une société soupçonnée d’avoir ainsi indûment “inspecté” une centaine d’usines au Pakistan.

De nombreuses sociétés étrangères rechignent à envoyer leurs propres inspecteurs dans ce pays régulièrement ensanglanté par des attentats islamistes. Au final, l’inspection est souvent sous-traitée à des sociétés locales et il est difficile de connaître les conditions réelles dans les usines, d’autant que les inspecteurs du gouvernement, censés contrôler ce processus, sont réputés bien moins tatillons que sensibles aux bakchichs.

L’avocat Faisal Siddiqui ne voit qu’une solution pour sortir de ce cercle vicieux: “Etablir la responsabilité des grands acheteurs” étrangers, qui seront alors poussés à réclamer au gouvernement de “vraies inspections des usines”. “Lorsqu’une tragédie à Karachi aura des conséquences à Berlin, Amsterdam, Paris ou en Italie, alors là, seulement, les choses pourront vraiment changer”.