Tunisie – Turquie : A l’UTICA, Erdogan soumet une feuille de route économique aux Tunisiens

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A l’UTICA, où a atterri Erdogan, Premier ministre turc, en jeudi 6 juin, pour le Forum d’Affaires tuniso-turc, accompagné d’une délégation de plus de 215 hommes d’affaires, la grande salle était relativement pleine et l’attente a été longue. Alors que le démarrage de la séance était prévu pour 15h30, l’assistance a dû attendre que leurs excellences Premiers ministres, membres du Haut Conseil stratégique tuniso-turc et hauts représentants de deux pays entrent en salle à 17 h. C’est dire l’importance qu’accordent les uns et les autres au temps … Mais passons, car ce qui a précédé la parade UTICA à Gammarth est de loin plus important et plus décisif pour notre pays.

Risquerions-nous, comme l’ont décrié les manifestants sis devant l’ambassade turque, de redevenir une dépendance ottomane? Pourquoi pas… Nous sommes des amis de longue date, Erdogan l’a rappelé à l’UTICA: «Nous avons vécu sous le même règne pendant 4 siècles».

Les 20 accords signés entre Ali Larayedh et Erdogan ont touché à la formation de la police, les technologies de la communication, la poste, la pêche, l’administration locale, le tourisme et l’éducation. Autant de secteurs tous aussi importants les uns que les autres et déterminants pour l’avenir du pays.

La première lecture que l’on peut faire du discours prononcé par le Premier ministre turc à l’UTICA devant un parterre de ministres, hommes d’affaire et en présence d’Ali Larayedh, chef du gouvernement, ressemblait plus à une feuille de route offerte gracieusement à ses interlocuteurs tunisiens. D’ailleurs n’a-t-il pas été le premier à conseiller à Ennahdha de prendre en mains les rênes du pouvoir après le 23 octobre et éviter un gouvernement neutre?

«Je suis arrivé à la tête d’une délégation de 215 hommes qui envisagent d’investir en Tunisie pour une valeur totale de 40 milliards de dollars, a-t-il affirmé. 60 sociétés turques prévoient de s’installer en Tunisie, mais j’estime que c’est peu… et je vous promets qu’en matière d’échanges commerciaux, nous atteindrons le seuil de 3 milliards de dollars au lieu du milliard actuel».

Sur un tout autre volet, Erdogan n’a pas hésité à conseiller à son homologue tunisien d’avancer plus dans le processus de privatisation des entreprises déficitaires: «Privatisez, n’ayez pas peur, osez, chez nous avant les dernières élections, on nous avait conseillé de ne pas privatiser pour gagner les élections. Nous avons privatisé et gagné les élections, c’est vous dire qu’il faut parfois, en tant que gouvernants, prendre des décisions audacieuses contre vents et marées. Aujourd’hui, les entreprises privatisées en Turquie sont de loin plus performantes et efficientes. C’est à cela que servent les privatisations ou les partenariats public/privé»

Les Turcs ne viennent pas juste pour la parade, ils viennent pour investir… envahir… presque tous les secteurs économiques: énergie, activités à haute valeur ajoutée, textiles, agroalimentaire, transport, sidérurgie, bâtiment et bien entendu tourisme.

Erdogan a également annoncé dans son discours avoir discuté avec son homologue tunisien la mise en application de l’accord de libre-échange signé par les deux pays en 2004 et l’abolition des formalités douanières. «Trop tôt», rétorque un opérateur privé tunisien, qui considère que le secteur privé tunisien ne pourra pas résister longtemps à une invasion des produits turcs ou des investissements unilatéraux dans des secteurs prioritaires comme les travaux publics où les Tunisiens ont aussi leur mot à dire: «Nous estimons que le devoir de l’Etat tunisien est de protéger le tissu économique local. Nous ne désapprouvons pas l’ouverture sur d’autres marchés ou le développement de partenariats privilégiés avec nos homologues turcs, à condition que cela ne se fasse pas à nos dépens. Il faut que toutes les négociations se fassent entre fédérations professionnelles des deux pays, pour que chacun y trouve son compte. Si les Turcs veulent conquérir l’Afrique ou accéder à l’Europe à travers la Tunisie, nous sommes prêts en tant qu’hommes et femmes d’affaires tunisiens à investir avec eux, mais nous n’allons pas leur servir de passerelle sans que notre pays en profite et que nos intérêts soient préservés».

Précisons à ce propos qu’alors que l’Etat tunisien s’est désengagé presque totalement du secteur privé, en Turquie, nombre de secteurs sont subventionnés par l’Etat, ce qui donne aux opérateurs privés turcs une longueur d’avance sur leurs confrères tunisiens. Et ce ne sont pas les 2 mille tonnes de dattes qu’Erdogan a promis d’élever à 5.000 tonnes exportées à destination de la Turquie qui pourront sauver le marché tunisien de l’envahissement des produits ottomans. Rien qu’à voir les produits agroalimentaires commercialisés aussi bien dans les grandes surfaces que dans les épiceries de quartiers, on se rend compte de l’agressivité commerciale des entreprises turques.

Juguler le déficit commercial entre les deux pays

Du côté tunisien, Ali Larayedh a affirmé son ambition pour une «nouvelle Tunisie» où le peuple pourra bénéficier de l’égalité, la justice et un développement économique profitables à tous ses pans. Il n’a pas omis de citer «Al Thawra al Almajida» rappelant en cela une autre formule celle du «7 novembre al Moubarak»… C’est dire que l’histoire est un éternel recommencement…

Le chef du gouvernement a annoncé la création du projet d’une zone industrielle intégrée à Ennahli qui sera réalisée en coopération avec la Turquie. Il s’agit d’un village industriel comprenant aussi bien l’infrastructure de base que la logistique permettant de développer des activités dans les secteurs de l’agriculture, les industries pharmaceutiques, les semences et autres.

Il a également insisté sur l’importance du renforcement des partenariats PP en s’engageant à faciliter la libre circulation des hommes d’affaires et les doter des moyens de renforcer leurs capacités compétitives.

Monsieur le chef du gouvernement a, bien entendu, négligé de citer les opérateurs privés interdits de voyages et acculés à passer plus de temps dans les tribunaux que dans leurs entreprises à investir et créer des richesses… Il n’a pas omis de parler des associations de microcrédits et celles caritatives, lesquelles dans notre pays, sont plus dans l’exportation des djihadistes que dans le financement des petits projets…

Ali Larayedh a laissé le soin à Abdelwaheb Maatar, ministre du Commerce, et Wided Bouchamaoui, présidente de l’UTICA, de parler du déficit commercial structurel entre la Tunisie et la Turquie. «Un milliard de dinars tunisiens, c’est le volume des échanges entre nos deux pays, nous estimons qu’il faudrait atteindre les 3 milliards de dinars. Il faudrait également qu’il y ait plus d’équilibre au niveau des investissements et des échanges commerciaux. Nous voulons un marché turc plus ouvert aux exportateurs tunisiens et des investissements plus consistants. Il ne faut pas s’arrêter aux déclarations d’intention mais passer à des réalisations concrètes, a indiqué la présidente de l’UTICA qui a insisté sur le fait que les accords privilégiés entre les deux pays devraient leur profiter de la même manière. «Les entreprises tunisiennes pourraient accompagner les entreprises turques qui veulent conquérir l’Afrique, tout comme celles turques pourraient soutenir les entreprises tunisiennes dans la conquête de marchés dans les Républiques islamiques et les marchés asiatiques».

Le ministre du Commerce a, pour sa part, rappelé que la balance commerciale de la Tunisie avec la Turquie a souffert d’un déficit structurel de 600 mille $ en 2012. «La Tunisie peut exporter les dattes, les produits de la mer, le phosphate, l’huile d’olive et d’autres produits pour renforcer notre positionnement dans votre pays».

Les Turcs, historiquement doués d’un esprit de conquête affirmé, et les Tunisiens, héritiers de longues traditions d’échanges commerciaux, pourront-ils ensemble avancer sans que cela se fasse aux dépens de l’une ou l’autre des parties?

A voir le nombre d’hommes d’affaires tunisiens présents au Forum et qui n’a pas dépassé la centaine face aux 215 venus de Turquie, il est difficile de lire cela comme un signe d’engouement de la part des opérateurs domestiques pour leurs confrères turcs.

Il est d’autant plus vrai qu’il est difficile de négocier à égalité lorsqu’un pays, fragilisé économiquement, par manque de savoir-faire, est dans une situation de quémander de l’aide que de débattre d’un partenariat d’égal à égal.