Tarak Ben Ammar : ”Rendons grâce à Dieu que la Tunisie est riche de ses hommes et non de pétrole”

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Marchand de sable? Eh non Tarak Ben Ammar est plutôt un marchand de rêves… Pas de ceux impossibles mais tels ceux faits par Napoléon Bonaparte qui disait : “J’ai fait mes plans avec les rêves de mes soldats endormis”.

Les plans de Ben Ammar sont ambitieux mais pas impériaux, ils sont dans la conquête… Mais pas dans l’invasion… Sa passion pour le cinéma s’est transformée en une ferveur pour la télé.

«La télévision fabrique de l’oubli, alors que le cinéma fabriquait des souvenirs», disait Jean-Luc Godard. Dans la vision de Tarak Ben Ammar, la télévision servirait plutôt à fabriquer du cinéma.

Entretien avec un homme qui est passé de la conquête des étoiles à celle du temps… Le temps passé devant la télévision, un temps qui coûte cher mais qui est payé encore plus cher…

WMC : Tarak Ben Ammar, pourquoi avoir migré du cinéma vers la télévision? Qu’est-ce qui vous a incité à changer de créneau, vous qui avez toujours été amoureux du grand art et du grand écran?

Tarak Ben Ammar : Au commencement, il y a eu la victoire annoncée d’une télévision qui conquerrait de plus en plus du terrain dans les années 80, celui des cœurs et des téléspectateurs. J’avais alors compris que la force interne des contenus était le moment ultime où, projeté sur le petit écran, un film sacrait son parcours dans les salles de cinéma. Tous les films du monde finissent sur le petit écran. Quand je me suis associé à Berlusconi, l’initiateur de la télévision commerciale en Italie, j’ai saisi, moi, venant du cinéma, la puissance de la télévision. C’est là où il y a de l’argent et c’est le vecteur publicitaire idéal. L’idée était simple : en renforçant ma présence et mes participations dans le petit écran, je pouvais financer le grand écran. Mes projets cinématographiques auraient pour «pourvoyeuse de fonds» la télévision.

Bien sûr qu’il ne s’agissait pas de m’y aventurer sans y être préparé. Je devais maîtriser ses mécanismes et son fonctionnement. Je me suis armé d’un nombre innombrable de dossiers, d’études et d’analyses pour parfaire ma connaissance du petit écran. Je m’étais fixé la fin des années 90 pour intégrer le secteur télévisuel et j’ai démarré avec des chaines italiennes de sports : Sportitalia, un bouquet numérique à péage avec Warner et Universal, un bouquet sportif, de divertissement, de cinéma et de fiction qui compte aujourd’hui 2 millions d’abonnés. Je suis le seul promoteur arabe à avoir un groupe important de télévisions dans les pays du G8.

A quel moment avez-vous décidé d’entamer votre aventure télévisuelle tunisienne?

Aux alentours de 2008, les frères Karoui sont venus me voir. Ils voulaient disposer de plus de moyens pour conforter encore plus la place de Nessma dans le paysage audiovisuel maghrébin. Ils avaient déjà produit Star Academy Maghreb, une grosse entreprise, ce qui n’était pas du tout donné à l’époque. J’ai admiré leur courage, ils étaient seuls et ils se sont engagés dans un projet ambitieux et audacieux. J’ai décidé d’intégrer Nessma mais pas seul. Je me suis dirigé vers Mediaset, la société de télévision dont Berlusconi est actionnaire à hauteur de 30%, et qui est cotée en Bourse. J’ai préféré les Italiens aux Français parce qu’ils n’ont pas de passé colonialiste avec la Tunisie.

La donne a très vite changé. Nessma, qui se voulait au départ une chaîne de divertissement, a, révolution tunisienne oblige, évolué vers une télévision où l’information était de plus en plus prépondérante. Personne ne s’attendait à une révolution dans notre pays. A l’époque, j’y étais. Je tournais le film «l’Or noir», de Jean-Jacques Annaud. Dans le Sud, je discutais fréquemment avec la population, entre temps Mohamed Bouazizi s’est immolé, et j’ai compris que la Tunisie a basculé.

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A l’époque, vous aviez diffusé une émission sur les événements de Sidi Bouzid…

Vers le 25 décembre 2010, Nabil Karoui m’a appelé pour me dire que le gouvernement nous invitait à réaliser une émission sur les faits qui avaient eu lieu à Sidi Bouzid. Nous avions jugé que nous ne devions pas nous compromettre dans une émission de propagande. Après discussion, nous avons décidé de réaliser la fameuse émission du 30 décembre. Ce fut un succès. La presse mondiale l’a reconnu. Un tabou a été brisé en Tunisie. Pour la première fois, sous un régime totalitaire, un média a osé remettre en cause l’ordre établi. Le châtiment n’a pas tardé à tomber, nous avions reçu une lettre du ministère de l’Information, nous menaçant de nous retirer la licence si nous continuions à faire des émissions politiques. Cette lettre a peut-être été le dernier rappel à l’ordre émis par l’ancien régime à l’intention d’un organe de presse. Une lettre que j’ai encadrée et que je garderai soigneusement par devoir de mémoire pour rappeler le jour où la censure a été vaincue et faire en sorte que la censure n’existe plus en Tunisie.

Réactive à l’évolution de la situation dans notre pays, Nessma a très vite fait de se doter de journalistes spécialisés en politique. Nous imaginions bien que les plateaux de débats politiques allaient se multiplier mais pas aussi rapidement. Le public avait soif d’informations et découvrait la liberté d’expression et des médias, il ne fallait pas le décevoir. Nous n’y étions pas vraiment préparés et nous avons dû improviser. Les techniciens sont devenus des reporters, les cadreurs de caméras sont devenus des interviewers et ainsi de suite.

Entre temps, il y a eu la diffusion du film Persépolis et tout ce qui s’en est suivi…

Oui, il y a eu Persépolis. Franchement, nous ne nous attendions pas à de telles réactions suite à la diffusion du film. Nabil Karoui m’en avait parlé, j’avais pensé qu’un film qui a été projeté à Abou Dhabi et à Beyrouth et qui avait eu le visa de censure en Tunisie ne pouvait pas poser problème. Là où nous avons peut-être failli, c’est de ne pas avoir vérifié le doublage en dialecte local. Nous l’aurions projeté en français, il n’aurait pas provoqué autant de grabuges. Mais à toute chose malheur est bon, et Nessma est devenue du jour au lendemain la chaîne la plus connue de la Tunisie et perçue dans le monde comme le grand défenseur de la liberté d’expression.

Hillary Clinton a choisi de venir sur notre plateau. Personnellement, je ne la connaissais pas. Nous avions reçu un coup de fil du Département d’Etat nous informant que nous avons été choisis pour accueillir l’ex-secrétaire américaine des Affaires étrangères. C’est sur notre chaîne que s’est porté leur choix, sur aucune télévision arabe. C’était une preuve en plus du potentiel de la télévision en tant que vecteur communicationnel de qualité et de l’importance de la Tunisie en tant que locomotive pour nombre d’autres pays, et ce à différents niveaux.

Une télévision omniprésente, convoitée par tous et toutes, et possédant autant d’emprise sur la vie des gens ainsi que le pouvoir d’opérer sur le court des choses et même de l’histoire, est-ce ce qui vous a conforté encore plus dans le choix de vous investir et d’investir dans le petit écran?

tarek_ben_ammar-pos2.jpgAvant de vous exposer les raisons de mon engouement pour la télévision qui ne date pas, vous vous en doutez bien, d’aujourd’hui, je voudrais revenir sur mon parcours en tant que producteur de cinéma.

J’ai connu des stars, j’ai fait les festivals de Cannes et d’autres, j’ai produit 70 films tournés en Tunisie, qui ont permis, en l’espace de 30 ans, de délivrer des fiches de salaires à 860.000 personnes. Nous avons dépensé 750 millions de dollars en Tunisie, ce qui y a permis la construction de studios de cinéma uniques dans la région méditerranéenne et dans le monde arabe. Mais il est une richesse encore plus précieuse pour nous amoureux du grand écran, celle de la formation de techniciens et d’acteurs de cinéma de grande envergure. Comment faire en sorte que cette richesse et que ce foisonnement de talents dans lesquels nous avons investi puissent servir ailleurs? Quoi de mieux que la mise en place d’un concept intégré baptisé “la télévision du Grand Maghreb“? Le Maghreb, une région où 60% de la population a moins de 20 ans, qui nous doit de l’intérêt et un soutien. Que pouvions-nous faire pour cette jeunesse? Lui fournir un réseau de chaînes privées totalement indépendantes des pouvoirs publics et de promoteurs qui pourraient menacer leur autonomie.

A Nessma, nous avons été sollicités par nombre d’investisseurs moyen-orientaux, nous avions systématiquement opposé un non catégorique. Car nous savons que le jour où nous accepterons d’intégrer une banque du Moyen-Orient dans notre capital, nous perdrons notre indépendance et notre liberté de dire et d’agir.

Nous ne voulons dépendre d’aucun pouvoir politique ou financier. Nous voulons compter sur nos propres moyens et nous préserver. Nous voulons décider de nos orientations, celles qui répondent aux attentes de nos différents publics et avoir la latitude de garder notre indépendance en tant qu’électeurs et en tant que citoyens.

Dans notre nouvelle Tunisie, il ne doit plus y avoir de «Abdelwaheb Abdallah», d’une ATCE ou d’un monopole imposé par un establishment capitaliste sur les télévisions. Personnellement, je n’ai jamais pris mon téléphone pour interpeller un journaliste sur Nessma, le prier de rectifier le tir, orienter la rédaction, ou intervenir dans les programmes.

Etes-vous sûr de respecter cette orientation soucieuse de l’indépendance de la télé jusqu’au bout?

Absolument. Le jour où j’aurais des velléités interventionnistes, je tomberais dans le même piège dans lequel sont déchus tous les capitalistes ou les hommes politiques. Mon projet à moi est plus ambitieux, il consiste à mettre en place un bouquet de chaînes de télévisions de l’Egypte à la Mauritanie. C’est un marché de 180 millions de personnes, auxquels nous ajoutons les 10 millions de Maghrébins vivant en France, en Espagne et en Italie. Cela fait un total de 190 millions de consommateurs.

“J’ai eu le courage de contrer Ben Ali lors de l’émission diffusée le 30 décembre 2013. Il m’avait aussitôt appelé pour proférer des menaces à mon encontre et je lui ai rappelé que nous nous étions entendus sur le principe de la liberté de presse…“

Ces populations unies par la culture et séparées par la géographie ont besoin de télévisions pour leur parler. Il n’y a qu’un groupe privé pour réussir pareille œuvre. Une telle entreprise a bien réussi au Moyen-Orient, qu’il s’agisse des MBC, Rotana, ou Al Jazeera. Ces chaînes sont toutefois liées aux familles royales ou princières du Golfe arabe. Elles ne pourront donc jamais être totalement indépendantes. C’est cette indépendance que nous convoitons pour Nessma.

Quand Ben Ali nous avait accordé la licence, nous nous sommes entendus pour qu’il n’y ait aucune forme d’interventionnisme dans le contenu de la télévision. C’était un pacte. Mais évidemment, il est plus facile de parler de liberté de presse que de l’appliquer. Les événements qui ont eu lieu après l’émission diffusée le 30 décembre 2013 me l’ont prouvé lorsque des membres du gouvernement, offusqués, ont voulu nous rappeler à l’ordre. Nous avons réagi en rappelant l’engagement tenu antérieurement au plus haut de la pyramide de l’Etat : soit le principe de la liberté de presse. J’ai tenu personnellement à préciser que je n’avais pas de leçons de patriotisme à recevoir.

Cela faisait 30 ans que je défendais ma Tunisie sans jamais avoir été nommé ambassadeur. J’ai valorisé mon pays par le cinéma, aujourd’hui, je veux raconter le Maghreb, l’Egypte par la télévision. Imaginez 190 millions de personnes, qui portent en elles les mêmes aspirations au lendemain du printemps arabe, les mêmes rêves. Après la Tunisie, j’ai acquis la chaîne ONTV en Egypte.

Dans quelles circonstances avez-vous acquis cette chaîne?

sawiris500-pos3.jpgNéjib Sawiris est un ami égyptien de confession copte, c’est un milliardaire que je connais depuis des années. Nous avons discuté très souvent de monter des projets ensemble et de produire des films. Un jour, il arrive et me dit : «Moi je fais de la politique et ce n’est pas facile d’en faire en ayant une télé, reprends ma télévision car je ne peux plus la garder. Je te fais confiance, l’expérience du petit écran, tu l’as déjà avec Nessma en Tunisie. Le jour où tu as fait “la Passion du Christ“, j’ai respecté en toi le musulman qui défendait Jésus. Entre tes mains, ma télévision sera préservée, je te la cède pour le coût de l’investissement. Je ne l’abandonnerais à personne d’autre et surtout pas aux gens du Moyen-Orient. Du temps de Moubarak, ONTV était libre, elle osait critiquer le «Rais», aujourd’hui, elle ose critiquer Morsi, avec toi, elle gardera ce souffle de liberté».

Il m’avait convaincu. Aujourd’hui, j’ai une télé en Egypte et je suis dans une autre dans mon pays natal. Ce n’était pas suffisant, les Algériens aussi ont droit à une télé à laquelle ils puissent s’identifier et qui leur renvoie leur propre image. Il fallait comprendre qu’ils en avaient marre des histoires tuniso-tunisiennes. Pareil pour les musulmans de France. Et là, je sais de quoi je parle. Je vais dans les banlieues, je discute avec une population qui a la rage. Les jeunes se sentent abandonnés, orphelins. Ils sont Français sans être Français, ils sont Algériens sans être Algériens, et Tunisiens sans l’être vraiment. J’ai décidé qu’il fallait créer une chaîne pour eux, Nessma France.

Estimez-vous le marché français porteur pour une télévision adressée aux musulmans?

La réponse est simple. Une étude de marché nous a montré que les dépenses investies dans les produits halals en France dépassent celles consacrées aux produits Bio. Tenez-vous bien, le marché halal vaut 5,8 milliards d’euros. Une télévision vit de publicité, pas de subventions. Il a été donc décidé de lancer la Nessma France avant le mois de ramadan. La grille de programmes que nous proposerons à nos téléspectateurs comprendra 60% de programmes maghrébins, des séries, des films et des émissions fédératrices dans lesquelles tous nos compatriotes se reconnaîtront. 40% de nos productions seront diffusés en langue française pour établir des liens avec les beurs, avec lesquels nous devons communiquer dans une langue qu’ils comprennent.

La création d’un bouquet de télévisions sert aussi à développer ce qu’on appelle l’industrie culturelle. Nos acteurs sont en chômage, les acteurs égyptiens et algériens aussi, les scénaristes, les metteurs en scène, personne ne les fait travailler. Nous passons notre temps en tant que producteurs à vendre nos films. Aujourd’hui, grâce au bouquet Nessma, nous pourrions disposer des moyens qui nous permettront d’amortir films et feuilletons.

“Je prépare un très grand projet que j’annoncerai bientôt. Vous verrez, il est extraordinaire“.

La force de la Turquie, c’est qu’elle arrive à rentabiliser ses productions sur le marché domestique, ensuite, elle les exporte. La Turquie, c’est 90 millions d’habitants. Nous, comme je l’ai cité plus haut, nous sommes 180 millions d’habitant entre Maghreb, Europe et Egypte, en rappelant que l’Egypte à elle seule représente un grand marché avec 80 millions d’habitants. Nous n’allons pas réinventer la roue, il suffit de nous inspirer d’expériences réussies ailleurs. Des expériences qui ont été des succès aux Etats-Unis, en Amérique Latine et en Amérique du Sud. Les Espagnols ont produit les télé-nouvelles et des séries américaines, les Turcs les ont copiés.

L’astuce pour que ces projets réussissent chez nous réside dans le choix du dialecte, il faut que nos productions soient aisément comprises par les téléspectateurs de toute la région. Les autres l’ont fait, les feuilletons turcs font des ravages dans nos pays, pourquoi pas les nôtres? Et d’ailleurs, en guise d’initiation, je prépare un très grand projet pour un film qui sera tourné entre la Tunisie et l’Egypte. Je l’annoncerai lors du Festival de Cannes.

Vous conjuguez l’optimisme aux ambitions, vous êtes sûr que pareil modèle sera adopté dans nos pays?

Evidemment. Nous produirons des télé-nouvelles maghrébines. Nous y raconterons nos vies, nos histoires, nous y dévoilerons nos secrets, nous y décrypterons nos us et coutumes et les exprimerons dans une langue que nous tous comprendront. Nous ferons appel à de nouveaux visages. Nous avons des réalisateurs talentueux au Maroc, en Tunisie, en Algérie et en Egypte. Nous essayerons de leur en donner les moyens.

“Le jour où Nessma France parlera aux Maghrébins de France et saura leur parler de leurs origines,… ils se positionneront sur le paysage politique français“.

Personnellement, je ne peux plus tolérer que nos acteurs, nos réalisateurs et nos auteurs soient dans l’incapacité de trouver des financements dans leurs propres pays. Ils perdent du temps à chercher des subventions par-ci et par-là. Nous devons refuser cette condition de mendicité qui nous met dans une situation de misérabilisme permanent à cause de l’exiguïté du marché. Il faut conquérir de nouveaux horizons et c’est possible.

Je ne le répéterai jamais assez, nous avons en face de nous un marché de 190 millions d’individus, nous devons le conquérir et c’est ce que nous sommes en train de faire en abolissant les frontières virtuellement. C’est l’unité dans la différence. Nous sommes plus nombreux que les Arabes du Golfe, la Libye et l’Algérie ont autant d’argent que les pays du Golfe. Trouvez-vous normal qu’il y ait autant de misère dans nos pays avec le potentiel existant dans ces deux pays, en richesses naturelles?

Le rapprochement entre les peuples se fait aussi et surtout grâce à des composantes culturelles fédératrices. Entre nos peuples, il y a tant de choses à partager et d’autres à découvrir, notre rôle à nous est de donner la possibilité aux uns et aux autres de le faire à travers le petit écran.

Avec le bouquet Nessma, vous annoncez un virage dans le paysage audiovisuel maghrébin, c’est un acte courageux. Quelles sont vos garanties pour que cela marche?

Nessma est un nouveau née, sa date de naissance remonte au 13 janvier 2011. Vous savez qu’à la fin de l’année 2011, nous avions commencé à réfléchir sérieusement à fermer boutique. La conjoncture était difficile, crise économique, absence de recettes, et tout d’un coup, c’est l’Algérie qui sauve la mise. C’est grâce, entre autres, aux recettes algériennes que nous avons pu sauver Nessma. Je m’attendais à ce que 2012 soit pire et voilà que les recettes tunisiennes et algériennes augmentent de 10%. C’est un bon signe, mais il reste insuffisant. Le marché publicitaire des deux pays a des limites, il fallait traverser la Méditerranée pour chercher de nouvelles niches. Ce qui nous permettait de faire d’une pierre deux coups, offrir aux musulmans de France les moyens d’avoir un ancrage identitaire autre que celui du pays où ils ont choisi de vivre et de s’établir et conquérir le marché publicitaire.

La richesse des contenus de Nessma proviendra de l’argent des musulmans de France. Une chaîne en France qui leur parle, qui les adopte, qu’ils adopteront au fil du temps, une chaîne de France avec des films produits par des Maghrébins et qui s’adressent aux maghrébins, cela ne peut qu’être porteur.

La révolution tunisienne a été un baume pour les cœurs des beurs des banlieues et surtout les jeunes tunisiens considérés auparavant comme trop pacifistes et soumis, en référence à leur pays d’origine. D’un seul coup, ils ont réalisé que leur peuple est pacifiste mais pas lâche, le mur de la peur était tombé et ils en ont été très fiers.

Les jeunesses maghrébine et égyptienne ont redressé les épaules et relevé la tête. Cette association et assimilation à leurs patries d’origine, je veux m’en inspirer pour créer des contenus et donner aux créateurs les moyens de l’illustrer à travers leurs œuvres. Cela donne de la publicité, et la publicité avec un gros marché, c’est la France.

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Vous envisagez donc de développer une télévision commerciale, mais intelligente, et aussi de créer des programmes en phase avec vos différents publics. L’équation ne vous paraît pas trop difficile?

Notre ambition est d’être le seul groupe privé maghrébin, ou franco-maghrébin, totalement indépendant des groupes américains, de l’argent moyen-oriental, des banques ou des groupes audiovisuels. Je veux avoir la liberté de défendre notre culture, notre religion et notre jeunesse quand il faudrait le faire. En France, je serais un acteur politique majeur.

S’agissant de la communauté musulmane, je ne compte pas me complaire dans la passivité. Pour vous éclairer, je vous donne quelques chiffres très révélateurs : la communauté juive en France, c’est 600.000 personnes, nous, Maghrébins, sommes au nombre 6 millions de musulmans. Nous avons zéro pouvoir et zéro positionnement politique. Nous voulons avoir une voix qui porte dans un pays où nous représentons 10% de la population.

Le jour où Nessma France parlera aux musulmans de France et saura leur raconter leurs origines, leur identité, leur expliquer l’essence de l’islam et les renvoyer à leur culture, ils auront une antenne, une voix qu’ils feront parvenir aux décideurs français, ils se positionneront dans le paysage politique français.

Je donnerais à ce propos un exemple édifiant, celui d’Obama. Je sais de quoi je parle puisque j’ai participé à la campagne présidentielle américaine lors des dernières élections. Obama a gagné les élections grâce aux chaînes hispaniques et latino. Ses lobbyistes ont dit aux électeurs d’origine hispanique une phrase magique : «Nous sommes fiers de vous en tant que citoyens américains et vous devriez être fiers d’Obama en tant que candidat à l’investiture suprême». C’est un message qui a porté.

Les Maghrébins sont-ils fiers de leurs origines? Sont-ils fiers d’être français, sont-ils fiers de leur métissage culturel? Il y a un constat affligeant. On a demandé à des jeunes maghrébins: «Quel est votre rêve? Deux sur trois ont répondu qu’ils veulent quitter leur pays. Quelle déception! C’est un constat d’échec car on y voit l’absence d’un sentiment d’appartenance à un pays, une entité culturelle et civilisationnelle. Généralement, les enfants ne veulent pas quitter leurs maisons, leurs papas et mamans parce que, dans une situation normale, ils devraient se sentir heureux avec eux… Mais ce n’est pas le cas de ces jeunes.

Vous pensez que vous pourriez influencer le cours des choses par la télévision?

J’en fais le pari. Cette jeunesse que nous avons vue dans la rue, ces avocats, ces journalistes, c’est la preuve que tout d’un coup, il y a eu une sorte de conscience collective. C’est aussi une forme de conscience culturelle, ils se sont réveillés ensemble. On ne choisit pas le cours des choses, la révolution s’est faite par le rejet du système. Aujourd’hui, c’est un autre système que nous cherchons à construire.

Le rôle d’une télévision est de propager notre culture dans notre région. Et puisque l’Egypte fait aujourd’hui partie de notre univers audiovisuel, maintenant que j’y possède une télévision, il faut créer un espace commercial pour y exposer nos talents et nous en avons beaucoup.

“Avoir du pétrole donne des moyens financiers mais ne crée pas des génies“.

Nous voulons former les talents d’aujourd’hui et les génies de demain. C’est à nous, investisseurs privés, d’y veiller. Dans notre région, fort heureusement notre principale richesse est notre potentiel humain. Avoir du pétrole, des ressources naturelles, n’est pas la garantie d’un développement durable pour les nations. Dans certains pays du Golfe, vous voyez de grands buildings, des réalisations impressionnantes mais la plupart du temps, ceux qui les ont conçus et réalisés ne sont pas les enfants du pays, j’en ai parlé dans un discours que j’ai prononcé à Abou Dhabi.

J’y pense très fréquemment et je me dis, fort heureusement dans notre pays, nous n’avons pas de pétrole mais des Hommes. Ce sont tous ces hommes et femmes qui ont édifié la Tunisie d’hier et qui construiront celle de demain. Les bâtisseurs du Maghreb seront les natifs de la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc, de la Libye et de la Mauritanie. Créer de la richesse ne relève pas seulement des prérogatives de l’Etat. L’Etat est pauvre, et ses priorités doivent être la sécurité, l’emploi, l’éducation et la santé. L’audiovisuel est le dernier de ses soucis. Nous, investisseurs et promoteurs privés, avons la responsabilité d’y veiller. En produisant les grands metteurs en scène comme Rossellini, Ziferelli, Spielberg, Lucas, Jean-Jacques Annaud, Polanski, De Palma, et leurs histoires, j’ai réussi à m’affirmer dans l’univers du cinéma à l’international. C’est ce qui me donne les moyens aujourd’hui d’imposer ma propre culture partout dans le monde. Je veux passer par les cœurs pour accéder aux têtes et je le ferai.

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