Amel Chahed, journaliste et productrice à la télévision nationale : «Je ne suis pas neutre, je porte les couleurs rouge et blanche du drapeau de la Tunisie»

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Les médias mis au pilori après la révolution? Rien d’étonnant. Ils l’étaient déjà bien avant le 14 janvier. A l’époque, ils étaient traités de collabos, aujourd’hui on les accuse d’être de menteurs, des fauteurs de troubles, trop agressifs, trop francs, trop tenaces et des fois trop partisans, ce qui nous renvoie au dicton populaire “kima el krouma, mettakla w madhmouma“… (comme le cou de l’agneau, dégusté et détesté).

Les femmes journalises, elles, représentent non seulement un enjeu en tant que porteuses de la «bonne parole» et des fois qui osent la “mauvaise“ … mais elles représentent aussi un enjeu culturel dans une société profondément conservatrice malgré un modernisme et une émancipation apparents. On les juge beaucoup plus durement, et bien que leur nombre soit supérieur à celui des hommes, elles n’atteignent pas aisément les centres de décisions et elles ne sont pas aussi bien perçues dans la société que leurs confrères hommes.

Entretien avec Amel Chahed, une productrice et journaliste à la télévision nationale appréciée par beaucoup, contestée par certains.

WMC : Pensez-vous que les femmes tunisiennes occupent les postes qu’elles méritent au vu de leurs qualifications et compétences?

Amel Chahed : Je crois qu’il faut étudier cette question sous de nombreux angles. D’abord, ce n’est ni la compétence ou le courage qui manquent aux femmes, à les voir évoluer au quotidien au sein de leurs familles et dans leur lieu de travail, nous ne pouvons pas dire qu’elles n’assurent pas! A l’école et dans les universités, ce sont des femmes qui réalisent les plus hauts taux de réussite, dans l’administration et les entreprises et c’est grâce à elles qu’une partie importante du travail et des services devient réalisable…

Si nous regardons un peu la qualité des postes occupés par des femmes, nous ne pouvons manquer de remarquer que la gent féminine est partout. Les femmes assurent avec beaucoup de confiance et d’habileté, de l’enseignement à la médecine, la mécanique, le pilotage, les sciences humaines, la communication, etc.

Ce qui est étonnant, c’est que sur la scène publique et particulièrement politique, la femme n’est pas assez présente, ou du moins elle n’est pas assez visible. Autant elle l’est dans l’espace public, en participant aux marches et aux manifestations dans les rues pour défendre la liberté, la tolérance, le droit à la différence et dénoncer la violence. Les femmes ont répondu présentes et sans aucune hésitation à chaque fois qu’elles ont senti des menaces sur les libertés. Elles ont été aux premières lignes et se sont révoltées. Leur présence est pourtant très timide au sein des structures dirigeantes et des partis politiques.

Rares, très rares même sont les leaders politiques femmes tout comme les fois où elles prennent la parole dans les tribunes politiques surtout s’agissant des partis ou des coalitions politiques fortes et actives du pays … Ce sont dans la plupart des cas des hommes qui occupent le haut du pavé.

Je ne prétends pas connaître la réponse, mais les femmes ont encore un peu peur de prendre les devants de la scène politique (je ne le dis pas pour évincer les politiciens hommes, mais juste pour inciter les femmes à occuper l’espace public et contribuer au même titre à décider du sort politique de la Tunisie).

Je crois que cette peur s’explique par une désertification presque totale de la vie politique en Tunisie avant le 14 janvier 2011 et aussi par un conservatisme qui caractérise encore la mentalité tunisienne et qui fait que le Tunisien n’arrive pas encore à accepter totalement l’idée que son futur président de la République puisse être une dame.

Etre journaliste n’est pas la profession la plus appréciée dans la Tunisie d’aujourd’hui, comment vis-tu ton statut de journaliste et que fais-tu pour résister à autant de pression dans ton milieu de travail ainsi qu’à l’hostilité de certaines personnes qui t’accusent d’être peu professionnelle ou subjective dans tes programmes?

J’avoue qu’aujourd’hui être journaliste en Tunisie est une chance, une source de fierté… Avant le 14 janvier, les choses étaient différentes… J’étais plutôt embarrassée de me présenter comme telle, compte tenu de plusieurs facteurs et principalement que la plupart des médias étaient propagandistes. Je précise bien la plupart, car nous n’avons pas le droit de tomber dans une généralisation aveugle. Il faut reconnaître le militantisme des journalistes et des gens des médias qui ont résisté et ont su dire non. Il y avait des indépendants, dont il ne fait pas ignorer le rôle dans la résistance et le refus de la soumission au régime ou au parti au pouvoir, le RCD.

Ceux qui ont refusé de signer la «mounechda» … sont toujours là, ils ont respecté leur métier et ont exercé leur métier en professionnels.

Etre journaliste en Tunisie est une fierté mais ceci ne signifie en aucun cas que notre secteur est en parfait état, nullement! Tous les jours, nous vivons des aberrations dans l’exercice du métier et des manquements aux normes professionnelles. Les règles éthiques sont très souvent bafouées, il y a un vide notable au niveau des structures professionnelles compétentes qui pourraient jouer un rôle important dans la garantie du respect de la profession journalistique et surtout dans la préservation de son indépendance totale et sa protection contre toutes les tentatives d’hégémonie ou d’intimidation.

Le chemin des réformes est long, et à mon humble avis, les indépendants sont le fer de lance de ce projet de réforme, ô combien vital pour la réussite du processus démocratique que nous défendons.

En ce qui me concerne, je résister en étant plus indépendante et en me gardant de toute appartenance politique partisane. Je fais tout pour être impartiale et être aussi objective que possible.

Quant à cette fameuse «neutralité» qu’on ne cesse de nous sortir à tout bout de champ, j’estime qu’il n’existe pas de neutralité lorsqu’il s’agit de patrie, du drapeau du pays et des valeurs humaines. Oui, je ne suis pas neutre, je porte une, des couleurs, celle de l’humanité, et celles rouge et blanche du drapeau de la Tunisie.

Que répondez-vous à ceux qui parlent d’assainir les médias?

Assainir? Je ne sais pas … Qui n’aime pas la netteté, l’intégrité? La droiture? La correction? Nous adhérons tous à ces valeurs. Sauf que ces campagnes haineuses et opiniâtres menées régulièrement à l’encontre des journalistes qu’on estime «politiquement incorrects» et les taxant de «médias de la honte» ne me paraissent pas très «catholiques» et ne sont certainement pas aussi désintéressées qu’on veuille bien le faire croire…

Ces campagnes s’attaquent à tous ceux et celles qui refusent d’être sur la même lignée que celle d’avant le 14 janvier. C’est-à-dire pas de critique du gouvernement, interdiction de relever des erreurs ou des carences dans la mise en place des stratégies, politiques et programmes nationaux.

Pour ces meneurs des croisades anti-médias, les ministres et hauts responsables gouvernementaux doivent être intouchables. Ce qui veut dire que non seulement ces campagnes ne sont pas innocentes, mais qu’en plus, elles sont orientées et orchestrées … Elles sont dans la continuité de cette entité dénommée «Ligue de protection de la révolution» à laquelle je n’adhère pas du tout et qui suscite plutôt doute et scepticisme en moi.

De toutes les manières, il y a bien ce proverbe qui dit «les habitants de la Mecque sont ceux qui maîtrisent le plus ses reliefs» ou (ahlou Maccata adra bichi3abiha), n’est-ce pas?

Il revient aux journalistes eux-mêmes de réformer leur secteur, proposer les meilleures solutions, corriger les erreurs du passé et installer les structures solides aptes à construire un meilleur avenir.

Pensez-vous que les acquis des femmes sont menacés en cette phase délicate par laquelle passe la Tunisie?

J’ai toujours tendance à ne pas raisonner uniquement «femme». Je n’ai pas de pensée restrictive, ce qui m’interpelle est plutôt l’humain, le citoyen, le projet de société, une vision que nous partageons et portons tous, hommes et femmes, pour une Tunisie qui nous appartient au même degré. Et de toute façon, «la femme est l’avenir de l’homme»? J’y crois profondément, je dirais qu’elle est aussi son passé et son présent …

Si les acquis des femmes se trouvent menacés, c’est le statut de l’homme qui sera touché, menacé, son bien-être, son équilibre intérieur, sa stabilité, sa capacité à avancer, à s’épanouir et à évoluer économiquement, financièrement et culturellement …

Une femme affaiblie ou privée d’éducation et de culture pourrait-elle assurer la gestion d’un foyer, l’éducation des enfants et une participation efficiente à la vie socioéconomique et politique du pays?

Il ne tient par conséquent qu’à nous, hommes et femmes, de nous serrer les coudes pour résister et défendre notre culture, notre identité, nos traditions et nos acquis …

Quel est le rôle des journalistes dans la diffusion d’une information juste et crédible et la sensibilisation des citoyens aux faits qui les entourent et aux graves évènements qui se passent en Tunisie en toute objectivité?

A mon avis, dans cette phase bien délicate de l’histoire de notre pays, deux catégories de citoyens doivent assumer leurs responsabilités et ne pas choisir la position d’observateurs. Ce sont les intellectuels (créateurs, artistes, penseurs, écrivains, poètes …) et les médias.

Les journalistes ont bien sûr un rôle principal dans le relai de l’information et sa diffusion. Ils assument la lourde responsabilité d’informer l’opinion publique, de la sensibiliser, et de pousser la réflexion et l’analyse chez les différents publics pour qu’ils ne consomment pas «l’actualité» de manière passive.

Notre responsabilité est de ne pas traiter l’information de manière superficielle, simpliste ou tomber dans le sensationnel et le populisme qui peuvent facilement tirer le pays vers la dérive, et pousser au nivellement par le bas. Un simple plateau de débat ou un simple article peuvent avoir des conséquences énormes et désastreuses, s’ils ravivent les querelles, l’esprit de bagarre et l’échange de propos haineux ou incitation à la division et la violence … Des «combats de coqs» télévisés, j’en ai vu, et je regrette beaucoup que certains de mes collègues préfèrent créer «le buzz» plutôt que défendre une cause ou diriger un débat constructif et respectueux dans le respect de la différence et des rivalités.

Penses-tu que la révolution à revalorisé le rôle et la profession de journaliste ou qu’elle lui a porté atteinte?

Le soulèvement populaire du 17 décembre/14 janvier a donné du souffle à la profession de journaliste et aux médias. Il est vrai que les menaces, la violence et les campagnes à l’encontre de notre secteur sont fréquentes, mais ne nous alarmons pas, c’est un passage obligé je crois …

Les journalistes ont passé presque vingt années dans une presque incapacité d’exercer leur métier comme il se doit. On leur fait assumer la responsabilité car ils sont sous les feux de la rampe, ils en assument une part, mais la responsabilité est aussi partagée par une majorité silencieuse, attentiste et à la limite indifférente. Et puis nous avons tous tendance à oublier, à tort, que le journaliste est avant et après tout un citoyen comme les autres. Nous espérons que les médias se sont aujourd’hui réconciliés avec le public.

Quelles sont les garanties pour des médias indépendants et quelles actions devraient, d’après toi, être entreprises, pour préserver leur indépendance?

Je répondrai par une phrase toute simple mais qui résume tout: la seule garantie est le respect des normes professionnelles reconnues internationalement et de la déontologie. Que chacun d’entre nous travaille sur lui-même, à améliorer ses capacités, connaissances et sa maîtrise du métier et à montrer plus d’engagement et d’abnégation dans la diffusion d’une information objective et utile. C’est ainsi que nous gagnerons la confiance des Tunisiens.

Quelles sont les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’indépendance des médias?

Je pense que la vraie menace pourrait venir de nous-mêmes. Les «querelles» avec les responsables non satisfaits et mécontents de cette liberté nouvellement acquise des médias ne représentent pas un grand danger, je dirais même qu’elles sont attendues. La profession de journaliste est une lutte perpétuelle pour défendre la liberté de pensée et d’expression.

Ce qui peut être extrêmement dangereux, c’est quand nous baissons les bras, c’est le jour où nous cesserons de lutter pour la liberté, où nous chercherons «un compromis» avec les politiques. C’est là, la véritable menace pour cette indépendance des médias et liberté de ton gagnées en ces deux années de révolution. Les objectifs de la révolution n’ont pas encore été réalisés, notre seul acquis est la liberté des médias et d’expression. Ce qui mérite que nous résistions et luttions chaque jour ensemble, pour les garder et les préserver.