Tunisie-Justice : L’Etat de droit ou l’Etat du dévoiement du droit

Par : Autres

justice-22032013.jpgIl peut paraître que le parquet qui ordonne les poursuites pour des faits qui remontent à plus de dix ans n’ignore pas les dispositions de l’article 5 du code de procédure pénale et que le juge d’instruction qui instruit un dossier et se soumet à l’injonction du parquet n’ignore pas à son tour les dispositions de cet article.

S’il en est ainsi, quelle serait alors la cause de cette violation manifeste de la loi surtout si le juge d’instruction émet un ou plusieurs mandats de dépôt pour des faits commis depuis plus de vingt ans?

Peut-être que la cause consiste à ne pas permettre au prévenu de bénéficier de la libération après avoir été emprisonné pendant une période supérieure à la période légale au titre de la détention préventive s’il est détenu sur la base d’un mandat de dépôt émis dans une autre affaire. Ce qui permet d’ouvrir une nouvelle instruction pour des faits commis au cours des années de vaches maigres (pendant la Deuxième Guerre mondiale) et d’émettre de nouveaux mandats de dépôt le maintenant en situation de détention jusqu’au jour du jugement dernier par le bon Dieu. Et peut-être qu’il passera de vie à trépas en prison pour qu’ensuite on réalise que toutes les actions susceptibles d’être ouvertes contre lui sont prescrites.

Une justice revancharde pour des adeptes de la vindicte

A supposer même qu’il n’existe pas de mandat de dépôt n’ayant plus d’effet, on peut envisager une autre raison pour violer l’article 5 du code de procédure pénale relatif à la prescription de l’action publique. Il peut traverser l’esprit que la cause réelle de ces nouvelles pratiques, c’est que la personne qui subit la violation de la loi n’est pas une personne ordinaire digne du respect de la loi. Elle fait partie des «symboles de la corruption» que la rue et les adeptes de la justice revancharde appellent à écraser, à piétiner, à lyncher et à engouffrer dans les ténèbres des prisons sans leur permettre de bénéficier des dispositions d’une loi qu’ils ne «respectaient» pas pour leurs victimes.

Qu’à cela ne tienne alors, si nous n’appliquons pas la loi, ni les dispositions de l’article 5 ou aucun autre texte de la loi, il faut laisser la loi de côté, la piétiner et l’oublier afin que le peuple soit satisfait. Ainsi, il pourra déguster le bonheur de se venger de ceux qui profitaient du pouvoir. Ceux qui auraient commis des injustices à son encontre, qui le méprisaient, le paupérisaient et l’affamaient, ceci dans le cas où ils ne le jetaient pas dans les geôles et ne le tuaient pas.

Nous ne croyons pas qu’il soit possible que les attendus de la décision de clôture de l’instruction ou du jugement s’appuient sur des motivations de ce gendre: «Attendu que le prévenu faisait partie des symboles de la corruption», «Attendu que la date de commission des faits qui lui sont imputés importe peu, «Attendu qu’il est plus juste et plus équitable, pour satisfaire le peuple, que lui soit appliqué une sanction sévère, dissuasive qui corresponde à la gravité des faits qu’il a commis», «Attendu que ces faits se sont avérés à son encontre en raison de … et de … et de …».

Pour ces motifs «décidons de lui infliger une peine de … ans de prison».

Evidemment, nous considérons qu’aucun jugement ne peut être rendu pour de telles motivations même si les raisons qui poussent à le rendre sont celles retenues dans de telles motivations. Est-il permis de violer l’article 5 du code de procédure pénale pour juger une personne sur la base de faits remontant à plus de dix ans?

Il semble que les tribunaux n’hésitent pas dans certains cas à répondre par l’affirmative, mais disons franchement que l’Etat qui permet une telle violation ne peut s’enorgueillir d’être un Etat de droit. Il n’est que l’Etat du dévoiement de la loi.

Cet avis sera peut-être confirmé par ce que nous allons voir.

Le non respect des arrêts de la Cour de cassation

La Cour de cassation vient de rendre un arrêt qui conduit juridiquement à la libération de la personne qui s’est pourvue en cassation et il semble que ce sujet ait soulevé une difficulté ayant nécessité la saisine de la Cour de cassation de nouveau et qu’elle ait rendu un arrêt nécessitant la libération du prévenu. Il était prévu que cet arrêt soit appliqué et que le prévenu soit libéré, mais il est resté en prison. Par ordre de qui?

Il convient d’avoir à l’esprit le ministère public ou celui qui le préside dans notre pays, c’est-à-dire le ministre supposé représenter le ministère de la Justice. Comment a-t-il dispensé l’ordre? Par écrit? Oralement? Par téléphone? Ou par association d’idées? Quoi qu’il en soit, l’ordre a été donné d’une manière ou d’une autre ou n’a pas été donné par le ministre. Et dans ce cas, le parquet aurait agi sans avoir reçu l’ordre et pris la décision de son propre chef faisant comme si l’arrêt de la Cour de cassation n’avait pas été rendu, avait été jeté à la poubelle et la personne concernée est restée en prison.

Pourquoi ?

Seuls Dieu, le Prophète et le ministère public le savent.

Est-ce que la libération du prévenu s’explique par l’appréhension et la crainte de la réaction de la rue? La personne détenue a-t-elle suscité la haine de celui qui détient le pouvoir et qui a veillé à ce qu’elle ne bénéficie pas de la liberté jusqu’à ce qu’elle soit jugée, reconnue coupable ou emprisonnée?

Quoi qu’il en soit, l’arrêt de la Cour de cassation aurait dû être respecté, son non respect constitue une atteinte à la dignité de la Cour de cassation et un piétinement de la loi qui n’augure d’aucun bien.

Le fait de confier certaines affaires à des tribunaux précis

Ce n’est pas un secret que lorsque l’ancien régime voulait juger l’un de ses opposants, il le soumettait à une sanction conforme à sa volonté et confiait l’affaire le concernant à un tribunal composé de juges connus pour leur désir d’appliquer la volonté du régime.

La question ne se limitait pas au tribunal de première instance, mais le circuit judiciaire touchait tous les degrés des juridictions, la première instance, l’appel et la cassation. On peut se dire que cela existait pendant l’ancien régime et qu’on ne peut l’imaginer avec la «révolution bénie». C’est ce qui, de prime abord, traverse l’esprit.

Toutefois, les rumeurs se sont propagées jusqu’à être divulguées par certains avocats non dans le secret mais publiquement à l’occasion de certaines émissions télévisées suivies par les initiés et par le grand public. Selon ces déclarations, la justice n’a pas changé et les juridictions mobilisées pour l’application des desiderata du pouvoir existent comme si de rien n’était et rien n’avait changé; il n’y a que l’identité des magistrats qui a changé.

Nous parlions de rumeurs; les prouver est impossible ou à tout le moins difficile. Quels sont les arguments invoqués par ceux qui prétendent que certains magistrats ne sont pas indépendants et statuent pour plaire au régime? Personne ne peut assurément en produire la preuve, mais les doutes et les convictions des connaisseurs du fonctionnement de la justice sont persistants. La question n’est malheureusement pas imaginaire et le statu quo se perpétue avec la «révolution bénie» comme sous l’ancien régime.

Il paraît qu’une nouvelle juridiction (un nouveau pool) va être spécialement créée pour statuer sur les affaires de ceux que l’on prétend des «corrompus». On assure que les magistrats qui la composent recevront une formation spéciale à cet effet. Des juges d’instruction, une chambre de mise en accusation, des représentants du parquet vont entrer en fonction auxquels s’ajoutent des magistrats assis qui rendront des jugements dans ces affaires. L’objectif recherché est peut-être que de telles affaires exigent une connaissance spécifique et une maîtrise parfaite de tous les détails pour rendre des jugements compatibles avec le genre de crimes commis par «les corrompus».

Mais il peut également venir à l’esprit que la création d’un tribunal ou d’un organisme judiciaire pour prouver ou non des faits commis, peut constituer une violation du principe de la non-rétroactivité du droit pénal parce que ce principe ne s’applique pas uniquement au fond des affaires pénales mais également à la procédure pénale les régissant.

Ceci nous rappelle un article célèbre écrit par l’un des grands maîtres du droit pénal, le professeur Georges Levasseur, intitulé «Réflexions sur la compétence d’un aspect négligé du principe de la légalité» (Mélanges Huguenay 1964 p11), et un second article du même auteur intitulé «Opinions hétérodoxes sur le domaine d’application des lois pénales dans le temps» (Mélanges Constant 1971 p189).

Est-ce à la rue de s’ériger en juge et partie ?

Le droit français a connu une catégorie de tribunaux de triste mémoire dans l’histoire de la justice française. Il s’agit des chambres criminelles spéciales créées au cours de la Deuxième Guerre mondiale sur ordre du gouvernement de Vichy pour prononcer des peines de mort contre certaines personnes n’ayant pas commis des faits nécessitant de telles sanctions.

Peut-être dira-t-on que le «pool» que l’Etat tunisien s’apprête à créer ne fait pas partie de ce genre de tribunaux et qu’il ne vise pas à sanctionner sévèrement certains «corrompus» mais tend à asseoir une justice qui soit au fait de la nature des crimes qu’elle va juger compte tenu de l’expertise et de la connaissance qu’elle requière des aspects financiers et de la tenue des comptes ainsi que du fonctionnement des sociétés.

S’il en est ainsi, on admettra que la création d’un tel pool est un acte positif et ne relève pas du dévoiement du droit mais que l’évaluation reste tributaire de ce qui ressortira de l’œuvre du pool. Peut-être peut-on déduire de cette étude que la satisfaction de la volonté de la rue explique le dévoiement du droit puisque c’est elle qui désormais dicte ses jugements et exécute ses souhaits par le biais de la justice. Si le pouvoir est donné à la rue, il se peut bien qu’elle se soulève contre les gouvernants notamment si le peuple a faim et qu’il est devenu nécessiteux. Ni le chef de l’Etat n’est respecté ni le président de l’Assemblée constituante n’est respecté. On jette sur eux des pierres (comme cela s’est produit il n’y a pas très longtemps). Peut-être n’est-ce que la première étape. Peut-être que l’on ne s’arrêtera pas à ce stade et que les choses reviendront à ce qu’elles étaient autrefois avec des cocktails Molotov, des armes blanches, des épées reluisantes et des couteaux aiguisés.

Comment la loi pourra-t-elle alors dominer? Ou sera-t-elle appliquée ou reconnue?

La loi sera alors piétinée par le peuple qui la détruit et prévaudra par la même le dicton du philosophe américain Roscoe Pound «la loi est faite pour être violée».

Est-ce ce que nous voulons pour notre pays ?

Si telle est la volonté, que l’on continue à violer la loi, que la rue s’érige en juge et partie, que les conflits politiques soient résolus en piétinant la loi, que l’on instaure l’Etat de dévoiement de la loi, l’assassin d’aujourd’hui verra sa tête décapitée demain et les têtes tomberont les unes après les autres. Une révolution rappelant celle qui a eu lieu en France après 1789, où la gauche a assassiné la droite et la droite a assassiné la gauche. Ne vivra ni Danton ni Mirabeau ni Saint Juste jusqu’à ce que vienne Napoléon Bonaparte qui fut comme le bâton de Moise et ramassa l’envoûtement de la révolution et des révolutionnaires, se proclamant Empereur, dominant le pays et mettant fin à toute démocratie.

Connaîtrions-nous un troisième Empereur?

N’est-il pas temps pour que notre Etat devienne un Etat de droit et que l’on évite les dérapages du dévoiement de la loi?

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