REPORTAGE Tunisie : Sousse, la sinistrose?

sousse_ribat-240312.jpgLe moral n’est pas au rendez-vous des Soussiens. WMC est allé à la rencontre de certains d’entre eux. Même s’il y a un léger mieux, ils estiment que ce n’est pas encore ça, note un commerçant d’artisanat. Qui soutient que «maintenant, celui qui veut survivre doit cibler également la clientèle locale qui achète certains produits comme l’argent, le cuivre et des services de thé ou de café». Tranches de vie.

Blouson épais en acrylique, casquette, lunettes de soleil, cheveux courts et barbe de quelques jours, Jaber S. est catégorique: le tourisme va mal à Sousse. «Certes, tous les hôtels n’ont pas fermé. Mais, ils végètent». Et toutes les activités liées à ce secteur. On a beau lui expliquer que des professionnels s’attendent à une amélioration de la situation pour les prochains mois, que déjà les résultats enregistrés au cours des trois premiers mois de 2012 montrent une nette amélioration par rapport à 2011… Il ne change pas d’avis.

Chauffeur de taxi, il estime être un parfait poste d’observation pour ce qui concerne le quotidien de la ville. «D’ailleurs, je n’ai pas pris de touristes depuis une semaine. Pourtant, j’ai parcouru plus d’une fois par jour la route touristique qui va de la ville au port El Kantaoui». «Regardez bien cet hôtel à l’entrée de la ville! Aux dernières nouvelles, il se transformera en une suite d’appartements. Pourtant son propriétaire est riche comme Crésus», soutient-il, comme preuve de ce qu’il avance.

Ils achètent même des séjours «all inclusive»

Et le tourisme intérieur qui a gagné plus d’un hôtel en cette période de vacances scolaires du printemps 2012? Rien n’y fait. «C’est une hirondelle qui ne fait pas le printemps. Les touristes locaux viennent dans le cadre d’accords avec des mutuelles. Pas de quoi vraiment pavoiser. Et puis, ils viennent pour les week-ends “et puis s’en vont“», fait-t-il observer. Notre homme précise que «la plupart d’entre eux ne sortent pas de l’hôtel, viennent en voiture et achètent même des séjours en «all-inclusive» (nourriture, logement, boissons et activités sportives). Et cette conclusion, on ne peu plus regrettable: «On gagne rien de leur arrivée!»

Jaber S. soutient que les vacances scolaires et universitaires lui font perdre de l’argent. «Les enseignants universitaires et les étudiants, notamment ceux que l’on vient chercher à la Gare des chemins de fer ou à la Gare routière, ne sont plus là pour nous donner quelques sous», insiste-t-il.

«Maintenant, la situation est tellement triste que je n’attends que la retraite», regrette-t-il. Elle interviendra dans cinq ans. «Et, il faut encore patienter», s’empresse-t-il de faire remarquer. D’ailleurs, la retraite, pour Jaber S., c’est le mieux que l’on puisse faire aujourd’hui. Outre la baisse d’activité, ce qui légitime ce choix, «c’est l’anarchie qui règne dans toutes les administrations et les entreprises du pays». Notre chauffeur de taxi est prêt, à ce juste propos, à vous raconter des centaines d’histoires glanées dans des discussions avec des clients. Comme celle de ce chef de service qu’une secrétaire est venue insulter dans ce bureau et le «dégager» parce qu’il … lui a refusé, il y a deux ans, un crédit … auquel elle n’avait même pas droit.

Ils ne sont plus en mesure de payer le loyer

Mohamed M., qui tient un salon de coiffure à la rue Souk El Gaeïd, à Bab El Gharbi, en haut de la médina, est gagné, à son tour, par le doute. «Vous voyez bien que je suis resté ici avec un vendeur de glibettes, un épicier, un restaurateur et un gérant de café», dit-il, amusé, en montrant du doigt les nombreux magasins d’artisanat qui ont fermé boutique, tout le long de cette rue qui mène au Souk d’El Rebaâ, spécialisée dans les tissus.

Pour Mohamed M. les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. «Ce que je gagne aujourd’hui, c’est le montant de ce que je me faisais comme pourboire il y a quelques années», souligne-t-il. «Lorsque j’arrive, aujourd’hui, à manger à ma faim, à me payer quelques vêtements et un café et un paquet de cigarettes, c’est déjà pas mal», poursuit-il. «Avant l’avènement de la Révolution, il m’arrivait de ne pas rentrer à midi. Les commerçants d’artisanats et leurs employés venaient presque chaque jour, qui pour se faire raser la barbe, qui pour se faire enlever les poils qui se hissent derrière les oreilles ou dans une partie du cou. Les chaises derrière moi étaient toujours occupées par des clients», regrette-t-il.

Certains des commerçants d’artisanat de la rue du souk El Gaeïd auraient cédé leurs boutiques parce qu’ils ne sont plus en mesure de payer le loyer. Inutile de préciser que tous, sans exception, aux dires de Mohamed M., ont quitté leur échoppe sans pouvoir vendre leur fonds de commerce. Bouraoui G., qui est venu passer un peu de temps dans le salon de coiffure de son ami Mohamed M., le regrette amèrement. Il y a deux ans, un voisin, qui a fermé également boutique, lui a proposé de lui céder sa boutique pour 35.000 dinars. «A ce moment-là, il y avait de l’argent à gagner», se souvient Bouraoui G.

Ils ne sortent pas le soir, préférant dormir

Ne pouvait-il pas patienter? «Impossible de le faire. Il m’arrivait de rester pendant toute une semaine sans gagner un millime. J’ai décidé d’arrêter lorsqu’il fallait continuer à «supporter» les deux vendeurs qui travaillaient avec moi. Il me coûtait dix dinars par jour sans qu’un millime rentre dans la caisse. Il fallait bien leur donner un peu d’argent pour qu’ils restent encore avec moi. J’ai de leurs nouvelles. L’un a trouvé du travail dans un café. L’autre est rentré au pays et travaille dans les champs avec son père», répond-il.

Bouraoui G. n’est pas tranquillisé pour l’avenir. Il vous racontera que le tourisme doit avoir peur des salafistes. Il a entendu dire que des salafistes de la ville menacent de ne pas laisser rentrer les touristes dans la Grande mosquée et le Ribat, deux monuments religieux qui sont des édifices largement visités par les hôtes de la ville. «Mais où va-t-on», lance-t-il, écœuré.

Un peu plus bas, dans la rue d’Angleterre, et dans une boutique de produits d’artisanat, à proximité du café Khemaies, un monument de la médina, Hafedh F. assure que nous sommes loin du chaos du début de l’année 2011. «Mais ce n’est pas encore ça. Les gains ne suivent pas les coûts». Que faire? La solution consisterait, selon lui, à changer son fusil d’épaule. «Aujourd’hui, celui qui veut survivre doit cibler également la clientèle locale qui achète certains produits comme l’argent, le cuivre et des services de thé ou de café. D’ailleurs, j’en vends pas mal. Pas plus loin qu’hier, une cliente de Sfax m’a acheté pour 285 dinars un beau miroir en argent», note-t-il.

Il est 19 heures 25’, en ce jeudi 22 mars 2012, et notre chauffeur Jaber S. s’apprête à rentrer chez lui dans un quartier périphérique de Sousse, la cité Erriadh où il a acheté une petite maison, il y a une vingtaine d’années, quittant une chambre qu’il occupait dans une vieille maison de la médina, propriété de son défunt père. La journée est terminée. Il a fermé son compteur et rangé la plaque qui porte le numéro de son taxi placé sur le toit de sa voiture. D’autant plus que «les Soussiens sortent de moins en moins, par les temps qui courent, perte de pouvoir d’achat oblige». Et ne lui parlez pas encore une fois des touristes: «Constitués pour l’essentiel de clients du troisième âge, ils ne sortent pas le soir, préférant dormir ou au mieux écouter un pianiste dans le hall de l’hôtel».