Tunisie – Maya Jribi, Secrétaire générale du PDP : «Le leadership politique a plus développé le verbe parler que le verbe agir»

maya-jribi-pdp-1.jpgCe qui frappe de prime abord, lorsqu’on discute avec Maya Jribi, la secrétaire générale du Parti progressiste démocrate (PDP), c’est la sincérité du ton et un sens inné des valeurs à un moment où le pays tout entier souffre d’une crise de confiance sans pareille en tout et par rapport à tout. A un moment où le Tunisien a un besoin presque maladif de croire au leadership politique, ses promesses et ses engagements.

Que l’on soit pour ou contre le PDP, on ne peut s’empêcher d’admirer cette femme, menue et toute simple, biologiste de son état, journaliste et consultante à l’UNICEF avant de se consacrer à son parti. Une femme qui, bien avant le 14 janvier, tenait courageusement tête au régime Ben Ali et qui aujourd’hui défend passionnément et avec autant de vigueur son parti.

Entretien

Comment le PDP pourrait-il, dans cette conjoncture délicate, rassurer la communauté d’affaires et l’inciter à investir, indépendamment parlant, des échéances électorales?

Maya Jribi: Vous comprenez maintenant pourquoi le PDP était contre le report de l’échéance électorale du 24 juillet. Nous tenions à ce que les opérateurs privés puissent voir plus clair. Nous avions remarqué le fléchissement des investissements et le malaise de la communauté d’affaires qui souffrait du manque de visibilité. Investisseurs tunisiens et étrangers sont plus hésitants et doutent de tout, la situation sécuritaire leur paraît incertaine. La situation économique du pays est inquiétante, nous le disons à tout le monde et en premier lieu à nous-mêmes.

Les protestations pour des raisons sociales doivent changer de modes d’expression. Elles doivent être plus pacifistes et ne pas menacer la marche du travail et les biens publics et privés. Les sit-in ainsi que les actes de vandalisme ont eu des conséquences désastreuses sur notre économie. J’aurais souhaité qu’il y ait des messages politiques rassurants aux communautés d’affaires nationales et internationales, même si les opérateurs privés ont plus besoin de concret que de soutien moral.

Pour ma part, je me suis efforcée de lancer des signes réconfortants que ce soit ici en Tunisie ou lors de mes déplacements à l’étranger pour rassurer les investisseurs et les hommes et femmes d’affaires. Je leur dis que pour soutenir la révolution et la démocratie en Tunisie, il faut s’y implanter et investir. Il y en a qui viennent pour tâter le terrain, étudier les possibilités, établir les contacts, mais cela finit inévitablement par un seul constat, celui d’attendre les élections.

Il faut être lucide, réaliste et se faire à cette idée. Par contre, nous devons tous nous employer à la réussite des élections et de la transition démocratique, c’est le seul message fort et rassurant en direction de la communauté d’affaires.

Comment comptez-vous vous y prendre pour les en convaincre?

Ceux qui seront aux commandes doivent immédiatement se lancer dans des mesures concrètes d’encouragement des investisseurs et de la communauté d’affaires. Le monde de l’entrepreneuriat est suspicieux et inquiet, nous devons leur redonner confiance dans le système.

J’ai foi dans le bon sens des Tunisiens et de nos hommes d’affaires, nous sommes très solidaires. Les temps sont aujourd’hui meilleurs que ceux que nous avons vécus tout de suite après le 14 janvier avec ces gouvernements successifs et ces changements de portefeuilles assez précipités.

Nous avons avancé sur la feuille de route, nous étions sur des élections présidentielle et législatives, et nous nous préparons maintenant aux élections de la constituante. Les choses se clarifient progressivement.

Sur fond de revendications sociales, nous voyions des sit-in devant chaque ministère, devant des entreprises et des banques. Le gouvernement et la société civile ont œuvré ensemble pour stabiliser une situation explosive; aujourd’hui, c’est plus calme.

Il y a eu aussi du pragmatisme dans la façon de traiter les symboles de l’ancien régime et un système plus que controversé, ce qui n’est pas plus mal. Dans ce système, la responsabilité des politiques est indiscutable et heureusement pour notre pays, il y a des personnes assez clairvoyantes pour refuser le principe de la vendetta ou de la chasse aux sorcières. Elles ont tout au contraire appelé à des poursuites judiciaires fondées et à des procès équitables dignes de la Tunisie que nous ambitionnons.

Je pense que nous avançons même si la situation reste fragile parce que nous sommes aux devants d’échéances électorales. Je ne crois pas qu’il peut y avoir une démarche très claire quant à la gestion de la conjoncture à quelques semaines de l’élection de la constituante.

Il ne faut pas non plus dramatiser, les Tunisiens sont non-violents et solidaires, ils l’ont prouvé après le 14 janvier. Il n’y a pas eu de guerres civiles ou de chasse aux sorcières, plutôt des interrogations tout à fait légitimes, le peuple n’a pas vu ses revendications se concrétiser, ce qui explique certaines réactions; quant aux mouvements de rue, cela reste gérable.

Croyez-vous que le leadership politique a été à la hauteur de ce grand fait historique vécu par la Tunisie, un renversement de régime fait par le peuple et pour le peuple? Nous avons l’impression que les problèmes fondamentaux du pays n’ont pas été sérieusement abordés par les leaders politiques qui se sont limités à des querelles interpartis plus d’ordre idéologique et électoral qui n’apportent pas de réponses aux inquiétudes et aux interrogations du peuple. Les revendications du Tunisien se rapportent aussi à l’amélioration de sa qualité et son niveau de vie et l’assurance d’une vie meilleure pour ses enfants, on n’en parle pratiquement pas?

C’est ce que je voulais dire en déclarant que le Tunisien n’a pas vu se concrétiser ses revendications. Nous sommes effectivement passés par une période où il y a eu des tiraillements politiques et parfois même politiciennes.

D’abord, il y a beaucoup de confusion autour de la chose politique, et puis ce Tunisien ne voit pas la sortie du tunnel. Il y a quelques jours, j’ai été dans une toute petite localité d’une délégation sise à Sidi Bouzid, à Mazzouna. L’état de la pauvreté y était révoltant et les infrastructures délabrées. Au dispensaire, il n’y avait même pas d’infirmier, pas de transports publics disponibles. Lorsqu’un bébé est gravement malade, on doit attendre le bus qui passe à 3 heures du matin pour accéder à un centre médical respectable. J’ai vu ces femmes, ces jeunes et moins jeunes dont la situation n’a pas changé depuis le 14 janvier. Le vent de la révolution est passé par-là sans leur avoir apporté grand-chose. Que pouvais-je leur dire de plus que le fait que je “les comprenais“. Leur quotidien n’a pas beaucoup évolué.

Le Tunisien, en se révoltant, voulait améliorer son quotidien mais il a également contesté un ordre bâti sur la corruption et les abus, il y a des tiraillements politiques qui ne facilitent pas la tâche des uns et des autres. Le leadership politique n’a pas vraiment assuré et il faut reconnaître que la révolution tunisienne a en cela de particulier qu’elle n’a pas révélé un leadership avéré. Mais toute révolution a ses particularités, et je pense que nous pourrons, aussi bien leadership que peuple, avancer petit à petit ensemble.

En ce qui me concerne, je capitalise beaucoup sur les élections. Je pense qu’elles apaiseront la rue et permettront au leadership de montrer de quoi il est capable car il sera doté d’une légitimité censée lui faciliter la tâche, l’entrepreneuriat rassuré pourra ainsi aller de l’avant.

Lorsque nous regardons les débats politiques sur les différentes télévisions, nous entendons très souvent des déclarations qui font très «langue de bois» surtout lorsqu’on insiste lourdement sur la nécessité de répondre à la «volonté du peuple». Or, ce qu’on demande à un leadership est d’avoir de la vision et du courage politique, quitte à ce que quelquefois il dise au peuple «ce que tu veux est illogique ou irréalisable ou surréaliste». Pareil leadership selon vous pourrait-il réformer un système corrompu et renforcer des institutions maltraitées et marginalisées à tel point qu’elles ont perdu poids et autorité?

Je prétends qu’au PDP, nous avons fait preuve de courage politique car à la veille de la révolution, certains partis défendaient la thèse populiste: «le peuple veut» sans en peser les conséquences sur le peuple lui-même et sur ceux qui avaient déclaré qu’il était important d’assurer la continuité de l’Etat, pour qu’il n’y ait pas désintégration des institutions. C’est ce qui explique le fait que le PDP a accepté de rejoindre le gouvernement Ghannouchi et a tendu la main à tous les Tunisiens de tous bords, y compris les RCDistes qui ne se sont pas salis les mains. Je crois que c’est un acte de courage à un moment où on versait dans les thèses extrémistes. Nous avons défendu une feuille de route beaucoup plus rassurante, à savoir des législatives et de la présidentielle avant la Constituante, et nous estimions que c’était une démarche beaucoup plus rassurante aussi bien pour les citoyens que pour les investisseurs.

La politique n’est pas vouloir et aspirer, c’est surtout agir, et j’ai la nette impression que la classe politique tunisienne a beaucoup plus développé les verbes parler et débattre que le verbe agir. Il est grand temps d’y remédier tout d’abord en ayant une feuille de route claire. En avouant que les Tunisiens ne savent pas quelle direction prendre et qu’il faut avoir le courage de le reconnaître et agir en conséquence. On dit très souvent «Al Chaab yourid» (le peuple veut), il est grand temps de proposer au peuple des programmes et d’éclairer son chemin, de l’orienter. Il faut tracer les grandes lignes sur les plans politiques et économiques. Fini les sit-in, le blocage des rues et les actes de vandalisme.

Après le 14 janvier, nous avons assisté à un état de liberté à l’état brut. Les revendications ne sont pas adressées aux institutions massacrées par Ben Ali, le citoyen a découvert une force qu’il ne soupçonnait pas, le mur de la peur est tombé et nous avons assisté à une radicalisation de la révolution. La rue est devenue le lieu privilégiée des doléances et récriminations. C’est aux politiques aujourd’hui de faire revenir les revendications aux institutions en disant aux Tunisiens “vous n’allez pas passer tout votre temps à exprimer vos revendications dans la rue, il faut que vous déléguiez ce pouvoir à ceux que vous choisirez par le biais d’élections démocratiques et transparentes“.

Nous sommes aujourd’hui en situation transitoire mais dès les élections, toutes les demandes exprimées par le peuple doivent être relayées par ses représentants.

Nous avons assisté à des campagnes de récoltes de fonds auprès des opérateurs privés pour financer les campagnes de notoriété et électorales. Avez-vous provoqué des rencontres avec la classe économique pour débattre avec elle de la place qu’elle compte occuper et de l’avenir autant économique que politique de la Tunisie?

Il n’y a pas de stabilité politique sans développement économique, c’est l’évidence même. Si les équilibres sociaux ne sont pas préservés, rien ne sera possible. Nous en discutons avec les hommes et femmes d’affaires régulièrement lors de nos rencontres.

Il faut, d’autre part, reconnaître en toute honnêteté que sans moyens matériels, nous ne pouvons pas avoir une vie politique. Toute la question est dans la transparence pour ce qui est de la provenance des fonds servant au financement des partis . Les campagnes de notoriété et les campagnes électorales coûtent cher et nécessitent des moyens financiers conséquents.

Par ailleurs, je pense que les opérateurs privés sont très patriotes et impliqués dans les affaires du pays. A l’époque Ben Ali, ils ont été asservis et souffraient de la mainmise des mafias, aujourd’hui, ils sont libres. La liberté a touché toutes les classes et toutes les catégories socioprofessionnelles, et la classe d’affaires veut participer à ce nouvel élan que vit le pays. Nous le voyons et nous le sentons.

L’équation est simple: préserver le modèle libéral en accordant l’importance qui lui est due à la dimension sociale, ce qui implique que l’homme sera au centre de tout développement économique. Ceci rejoint également la tendance à l’international qui consiste à tirer les leçons de la crise financière et économique en promouvant un libéralisme à visage humain.

La Tunisie, malgré les tiraillements, a toujours préservé les équilibres sociaux grâce à une économie ouverte et humaine. Toutefois, à cause de la dépendance de la justice et des médias, on ne pouvait pas dénoncer comme il se doit la corruption et les abus, aujourd’hui, c’est possible et il est temps de parler éthique et respect de la morale. Le monde de la politique doit être soumis à une éthique et j’estime qu’un parallèle doit être établi avec le monde des affaires. Sans un minimum de valeurs, nous ne pouvons pas avancer dans ces deux mondes, le sens même de la politique est éthique. Lutter pour un monde meilleur, pour plus d’égalité et de justice, l’équivalent est un monde économique qui y croit et qui œuvre également pour plus d’équité.

Nous devons tous y travailler après les élections, nous réussirons, je suis très confiante.

Dans l’attente, la communauté d’affaires est inquiète et ne croit plus ni dans le système ni dans l’Etat ou les partis politiques, elle attend le dénouement avec beaucoup d’anxiété. Comment pouvez-vous la rassurer?

Nous sommes dans une phase transitoire qui a duré plus qu’il ne le faut, j’aurais vraiment voulu que les élections aient lieu le 24 juillet. La rue en impose à tout le monde, le peuple se sent dépossédé de sa révolution et les faits que nous vivons au quotidien ne sont pas des plus rassurants. Mais il faut relativiser et voir ce qui se passe tout près de nos frontières et dans d’autres pays comme la Libye, la Syrie et le Yémen. Notre révolution est douce par rapport à d’autres. Continuons à être solidaires, ayons confiance en l’avenir et n’oublions pas que les opérateurs privés et le monde politique peuvent aujourd’hui avancer de manière autonome aussi bien l’un que l’autre. Il n’y a plus de mainmise d’une force sur l’autre, il faut nous accorder mutuellement confiance. Et le 23 octobre, mon message sera ‘’Au Travail, maintenant, il faut que le pays se remette à la tâche et sur pied’’. Nous fêterons la démocratie, et pour ma part, que je sois dans la majorité ou l’opposition, je m’évertuerai à lutter pour réinstaurer les valeurs du travail et de la compétence, qu’il s’agisse de l’entrepreneuriat ou des salariés.

Il faut réhabiliter les institutions pour qu’elles assurent au mieux leur rôle, surtout la justice et les médias. Tout est à reconstruire.

Pensez-vous que votre rôle en tant que politique est de donner de l’espoir?

Nous avons beaucoup d’atouts dans notre pays, tous les espoirs sont permis à condition d’y croire et de s’y engager. Quand je parle aux Tunisiens, je refuse d’utiliser le terme promettre, je préfère le terme “ s’engager’’. Nous ne sommes pas, Dieu merci, dans un pays totalement détruit, les bases sont là et nous pouvons avancer dans le bon sens grâce à une volonté politique indéfectible, une vision, des mécanismes forts de lutte contre la corruption et un programme clair. Ce sont les ingrédients de l’espoir, grâce à de l’abnégation et de la ténacité, nous pouvons passer à la rive du salut, sains et saufs; le Tunisien est compétent, plein de ressources et possède une grande faculté d’adaptation, soyons sincères avec lui, accordons-lui notre confiance, pas de faux espoirs, ne lui promettons pas ce que nous ne pouvons lui offrir et il répondra présent à l’appel de la Tunisie, car c’est un grand patriote..