Tunisie : «La défense est un droit inaliénable pour tout individu», déclare Béchir Mahfoudhi, avocat désigné de Ben Ali

bechir-mahfoudhi-avocat.jpgConnu depuis deux décennies dans les milieux associatifs progressistes et les cercles de la société civile liés aux combats démocratiques et à la promotion des droits de l’homme dans le pays, Béchir Mahfoudhi, inscrit au barreau de Tunis à partir de 1992 après des études de droit en Algérie et en Tunisie (3ème cycle), vient d’être désigné de facto par l’Ordre National des Avocats de Tunisie afin de prendre en charge la défense du président déchu Zine El Abidine Ben Ali dans l’affaire n°23005 dont l’acte d’accusation mentionne la détention des stupéfiants à usage de consommation, l’acquisition d’armes à feu et la possession de pièces archéologiques.

Dans la vie publique, insiste notre interlocuteur, les gens vont et viennent et puis viennent et vont. Car nul n’échappe aux pièges du pouvoir. Et la barque de Ben Ali est pleine.

Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une mission impopulaire, très délicate même, en raison de la nature du client à défendre, de l’atmosphère passionnelle qui entoure le procès, de la société médiatique en pleine expansion, des médisances des uns et des autres et des surenchères politiques inhérents à une situation révolutionnaire où la raison peine à retrouver ses marques.

Cependant, en charge déjà, depuis le 14 janvier 2011, d’autres affaires aussi épineuses, liées à des membres du gouvernement de l’ancien régime, Béchir Mahfoudhi, qui jouit apparemment de la confiance et de l’estime des instances dirigeantes de l’Ordre National des Avocats, est apparu très serein lors de l’audience du 20 juin 2011, a obtenu du juge le report de l’affaire de son illustre client au 30 juin 2011 et a bien voulu, à la fin des délibérations, répondre à quelques unes de nos questions.

WMC: Comment avez-vous réagi en apprenant votre désignation de facto afin de défendre le président déchu?

Béchir Mahfoudhi: Au départ, c’était la surprise. L’étonnement. L’effarement. Passés ces premiers moments de stupéfaction, j’ai ressenti immédiatement une lourde responsabilité envers l’histoire, la profession d’avocat et la justice de mon pays en général. Car j’estime que même Ben Ali a le droit à un procès équitable et à une défense sereine selon les normes internationales. En dépit de la charge émotionnelle liée aux actes d’accusation, à la longue série de ses exactions envers le peuple tunisien et à la colère des familles des martyrs touchées dans leur chair durant les évènements sanglants de Kasserine, Thalaâ, Menzel Bouzayane, Rgueb, Tunis…

Parlez-nous de cette fameuse journée du 20 juin 2011 au tribunal de Tunis.

C’était bien entendu une journée exceptionnelle pour moi sur le plan professionnel. Car le client à défendre était l’ennemi public numéro 1 du peuple tunisien. Mais j’étais déterminé à garder le cap au milieu des bourrasques, à réempoigner par les cheveux l’histoire qui va passer, à m’acquitter convenablement de ma tâche, à éviter les bras de fer verbaux, à faire honneur à la profession et au serment, qui m’a engagé à faire fi de toutes les contingences personnelles ou politiques. Afin de paraître patient, méthodique et tenace.

Au fait, au début, l’atmosphère était tendue dans l’enceinte du tribunal. Une fois l’audience ouverte, les choses ont pris un cours normal et le juge a insisté sur la normalité du dossier à traiter, invitant l’assistance à la retenue, à la réserve et au calme. Plaidant l’affaire n°23005 liée à la détention de stupéfiants, à l’acquisition d’armes à feu et à la possession de pièces archéologiques, j’ai obtenu le report au 30 juin 2011, ce qui va me permettre de mieux saisir les tenants et les aboutissants du dossier.

Vous êtes donc satisfait de la décision du juge?

Bien sûr. Désigné comme avocat d’office la veille du procès, je n’ai eu le temps ni d’avoir une copie du dossier ni de prendre connaissance des détails de l’affaire. Finalement, pour ne pas jouer le décor ou léser les intérêts de mon client, qui a droit à une défense solide et rigoureuse, j’ai demandé et obtenu le temps nécessaire à l’étude et à la réflexion. Et puis d’ici le 30 juin 2011, j’essaierai aussi d’entrer en contact avec mon confrère libanais pour prendre connaissance de sa stratégie en guise de défense et d’éventuelles recommandations de notre client.

Comptez-vous entrer en contact avec le président déchu?

Au fait, je n’ai pas ses coordonnées en Arabie Saoudite. Mais je ferai tout pour le défendre comme il se doit. Les mots, pour moi, seront dans cette affaire tantôt armes tantôt boucliers.

Avez-vous subi des désagréments de vos collègues ou de la rue après votre désignation d’office pour défendre l’ex-président?

Mes collègues sont conscients du rôle de l’avocat dans la société et à part quelques illuminés, la majorité est convaincue des droits inaliénables de tout individu à une défense sereine, y compris Zine Al Abidine Ben Ali. En dépit de la haine qu’il suscite actuellement.

Et je trouve la rue tunisienne de plus en plus apaisée et compréhensive. Car la justice, après le 14 janvier 2011, ne ressent plus la pression des pouvoirs publics. Maintenant, il s’agit ni de haïr. Ni de railler. Mais de comprendre.

On parle de plus en plus de la «dictature des avocats» dans le pays. Qu’en pensez-vous?

Les hommes sont les hommes, disait le Général De Gaulle. Mais je pense que le terme est exagéré. Même si l’attitude passionnelle de certains collègues sur les plateaux de télévision et pendant le déroulement de plusieurs procès liés à des membres de la famille de l’ex-président, a peut-être renforcé ce cliché. Cela dit, il ne faut pas oublier que l’histoire du mouvement national tunisien et le couronnement de la révolution du Jasmin se confondent avec la profession des avocats.

Finalement, le plus difficile est de rester réaliste quand on a un idéal, et de garder son idéal quand on voit les réalités.

Faites-vous confiance au corps de la magistrature après le 14 janvier 2011?

>Tout le monde a observé un grand changement dans le fonctionnement et la mentalité du corps de la magistrature dans le traitement des affaires civiles ou pénales. Car l’exécutif n’a plus de prise. Ce qui a favorisé l’avènement d’une atmosphère détendue entre les juges et les avocats. Désormais, c’est le règne du respect au sein des tribunaux après deux décennies de tension, de suspicion et de raideur. Et puis rien ne rehausse l’autorité mieux que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles. La justice existe à condition d’être cohérente, efficace, impartiale, respectable et donc respectée, obéie parce que probe et droite.