Tunisie : Les «oubliés» de la gouvernance d’entreprise (1)?

Par : Autres

emir-ben-saleh-02052011-art.jpgChaque
fois qu’il y a crise, on retrouve la gouvernance d’entreprise. L’effervescence
remonte d’un cran et les connaisseurs et autres ‘spécialistes’ se bousculent
pour donner leurs avis et proposer leurs approches ‘infaillibles’ et
‘indiscutables’ pour présenter une sortie de crise digne des productions
hollywoodiennes. Cependant, une fois la vague de l’enthousiasme et de
l’opportunisme dépassée, les ardeurs se calment et le sujet est enterré.

Le travail des chercheurs et des académiciens de la gouvernance d’entreprise
s’est toujours axé sur le volet global, les secteurs de recherche,
d’investigation et d’analyse sont toujours les mêmes. Certains secteurs sont
systématiquement occultés, ignorés ou même oubliés, en dépit de leur apport
indéniable pour l’économie nationale. On peut citer le tourisme et le sport.
Pourquoi les regards sont toujours tournés vers l’industrie et les banques?

En cette fin d’année 2011, la première tranche du méga-projet, Tunis Sport City,
du groupe émirati Boukhatir aurait dû voir le jour, et la fin du projet était
prévue pour 2014. L’apport de ce projet économico-sportif en termes
d’employabilité et de création de richesse est des plus significatifs.
Néanmoins, ce projet pourrait ne jamais avoir le jour, en raison d’une
conjoncture économique des plus fragiles, et peut être aussi suite à certains
différends avec l’ancien régime! La naissance de ce projet aurait mis à nu les
carences managériales et de gouvernance dans le domaine sportif en Tunisie. Elle
aurait démontré sans équivoque que la Tunisie ne disposait pas de moyens humains
adéquats pour relever le défi de l’employabilité, et au lieu d’employer les
diplômés tunisiens, ils auraient eu recours à des étrangers.

En effet, ce projet devait voir naître des entreprises spécialisées dans le
domaine du sport, des académies de football, et des hôtels de très haut
standing. Aurions-nous disposé du personnel adéquat et de cadres spécialistes en
management des organisations sportives? Aux dernières nouvelles, ce projet
pourrait reprendre prochainement.

Le marché mondial de tous les biens et services sportifs se chiffre à environ
600 milliards d’euros, estime Wladimir Andreff de l’université de Paris I, dont
250 milliards pour le football, 150 milliards pour les articles de sport et 60
milliards pour les droits de retransmission télévisée d’événements sportifs. En
France, le poids de l’économie du sport en 2005 est évalué à 30,4 milliards
d’euros, soit 1,77% du PIB, et dans la plupart des pays développés il s’établit
entre 1,5% et 2% du PIB.

Des clubs comme le Real Madrid ou Manchester United sont de véritables
multinationales, dotées d’actionnaires puissants, veillant sur leurs produits
dérivés et organisant leurs supporters. Le sport devient aussi un enjeu
diplomatique et géopolitique, comme nous le rappellent les Jeux Olympiques de
Pékin.

Le coût d’investissement des Jeux Olympiques de Pékin est d’environ 36 milliards
d’euros, celui de la Coupe du Monde de football 2006 est de 6 milliards d’euros.
Le rayonnement international d’un peuple passe ainsi, de plus en plus, par les
résultats sportifs de ses athlètes et de ses équipes nationales. Organiser des
manifestations sportives n’est plus du seul ressort des sportifs. Les
transformations qu’a connues le sport font qu’il ne s’agit plus d’une simple
activité physique ou de loisir, mais d’un véritable moteur d’insertion sociale
et de développement pour certains pays. Miser sur le sport, c’est miser sur
l’amélioration de la notoriété d’une nation, c’est aussi contribuer à son essor
économique. On parle aujourd’hui de tourisme sportif (le golf, la chasse, la
plongé, etc.), ou de manifestation sportive à caractère touristique (formule 1,
Tournoi de Tennis, etc.).

Rolland Garros ou le tour de France de cyclisme ne sont plus considérés comme de
simples évènements sportifs, ce sont de véritables machines à sous.

En Tunisie, il n’y a point de statistiques officielles. Certains diront «quels
rapports avec la gouvernance d’entreprise?». La gouvernance d’entreprise n’est
elle pas celle qui désigne l’ensemble des mesures, des règles, des organes de
décision, d’information et de surveillance qui permettent d’assurer le bon
fonctionnement et le contrôle d’un Etat, d’une institution ou d’une
organisation, qu’elle soit publique ou privée, régionale, nationale ou
internationale. N’a-t-elle pas pour but de fournir l’orientation stratégique, de
s’assurer que les objectifs sont atteints, que les risques sont gérés comme il
faut et que les ressources sont utilisées dans un esprit responsable? Ne
veille-t-elle pas en priorité au respect des intérêts des “ayants droits”
(citoyens, pouvoirs publics, partenaires, actionnaires, etc.) et à faire en
sorte que leurs voix soient entendues dans la conduite des affaires?

Dans un rapport sur la compétitivité du football français, publié fin 2008, Eric
Besson pointait les lacunes des clubs en matière de gouvernance. «Les clubs
français sont peu enclins à la transparence et communiquent peu sur leur
stratégie, leur positionnement ou la définition des responsabilités au sein de
leur management», écrit-il. Des progrès sérieux ont pourtant été menés depuis
quelques années. Ainsi, quand le rapport Besson prône l’adoption d’un «code de
bonne gouvernance», Philippe Piola, ancien directeur général de l’OM, qui se
penche chaque année sur l’économie du football dans l’étude ‘Finance et
Perspectives’, estime quant à lui qu’on retrouve dans les clubs professionnels
«les mêmes problèmes que partout ailleurs» mais amplifiés par les médias.

Toute définition de la gouvernance d’entreprise se ramène au dirigeant, qui se
trouve au centre de toute décision, au centre de toute stratégie, de toute
réussite et de toute dérive. Ce sont les dirigeants qui font la pluie et le beau
temps. Or évoquer les dirigeants ne peut se faire sans évoquer leurs
compétences, leurs connaissances et leurs aptitudes. Disposons-nous de
dirigeants qualifiés et spécialistes en management du sport? Il y a quelques
années, une maîtrise en Administration et Gestion de Sport est délivrée à l’ISSEP
de Ksar Saïd.

En dépit de toutes les lacunes de cette formation, 5 promotions de
‘spécialistes’ en gestion de sport ont vu le jour. Mais au lieu de renforcer
cette formation, de palier ses lacunes et d’améliorer le contenu des matières
dispensées, et de profiter de cette bonne graine de nouveaux cadres pour
instaurer une véritable révolution dans les différentes organisations sportives,
les ministères de l’Enseignement supérieur et du Sport y ont mis fin. Et ses
lauréats bataillent durs pour avoir les postes qui leur sont dus. Après le 14
janvier, les choses semblent s’améliorer, en attendant la confirmation !

En dépit du poids économique du sport, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle
internationale, il reste –en Tunisie- marginalisé, ignoré, rabaissé et assimilé
simplement à une source de détente et de divertissement. La professionnalisation
du sport en Tunisie ne s’est pas accompagnée par une professionnalisation des
structures dirigeantes, elle est restée tributaire de sportifs sans dispositions
managériales aucunes. En dépit de l’absence de statistiques officielles, il est
certain qu’il y a énormément d’argent engagé dans le sport en Tunisie.

Ces sommes faramineuses engagées dans le sport n’exigent-elles pas des
mécanismes de contrôle et d’évaluations? N’exigent-elles pas une certaine
transparence et beaucoup de clarté? Et c’est exactement le rôle de la
gouvernance d’entreprise.

Laisser le management du sport aux seuls sportifs ne peut que lui nuire. On ne
peut confier la finance, la comptabilité, la stratégie, la gestion des
ressources et des emplois, à des gens qui n’en ont jamais entendu parler.

C’est ainsi qu’il est primordial de voir les spécialistes de la gouvernance
d’entreprise, les académiciens et autres hommes d’affaires, mettre les ‘mains
dans la pâte’ et s’occuper de ce secteur si rentable.

L’engagement des différentes parties prenantes dans le sport passerait par une
révision globale des différents mécanismes régissant ce domaine, les différents
intervenants et une délimitation stricte des fonctions et des rôles y afférant à
chaque partie.

La cacophonie qui régit le monde du sport exige une refonte des structures et
des mentalités. Pour cela, il est important que les sportifs s’occupent de
sport, les juristes s’occupent de législation, les administrateurs
d’administrations, les financiers de finance, etc.

Pourquoi ne pas ‘benchmarker’ des expériences réussies en France, en Belgique ou
encore en Espagne. S’inspirer des études menées en Europe comme celles de
Thierry Zinzt qui a travaillé sur la gouvernance des fédérations sportives
belges et a proposé un cadre d’analyse et d’action, ou encore Emmanuel Bayle qui
a travaillé sur la gouvernance des organisations sportives, notamment les
fédérations, et y a déterminé les différents modes de gouvernance… Tout ceci ne
peut que jeter les bases d’un travail sérieux et de fond; et aux conséquences
prometteuses.

Le domaine du sport constitue un terrain fertile pour explorer les différentes
visions de la gouvernance: expliquer l’enracinement et l’opportunisme des
dirigeants des clubs, donner une autre lecture et approche du fonctionnement des
bureaux fédéraux, analyser la rémunération des dirigeants des instances
sportives… sont autant de sujets jamais traités dans le contexte de la
gouvernance des organisations sportives.

Le monde du sport en Tunisie est un monde recroquevillé sur lui-même. Les
professionnels du management sont peu nombreux, les bénévoles bien que nombreux
et faisant partie pour leur majorité du monde des affaires et de la gestion,
oublient vite la rigueur managériale et les règles de base d’une gestion
cohérente et efficace et plongent dans une sorte d’euphorie propre aux sportifs.
Ils sombrent alors dans les sphères de l’endettement et de la gestion
approximative. Les conflits s’en suivent et les problèmes s’accentuent, et le
climat de sérénité laisse la place à un climat malsain où doute et accusations
réciproques de mauvaises performances s’installent dans l’organisation sportive.

Deux faits marquants et contradictoires caractérisent le monde du sport: une
longévité hors du commun pour certains membres fédéraux et autres responsables
sportifs et un turnover important pour certaines responsabilités. Le monde
académique apporterait une incontestable rigueur scientifique pour identifier
les lacunes d’un univers en perpétuelle évolution et proposer les solutions
adéquates pour y remédier, en concertation approfondie avec les différentes
parties prenantes du monde du sport. À défaut de changements venant de
l’intérieur des organisations sportives, le changement devrait venir de
l’extérieur.

L’Espérance Sportive de Tunis a déjà commencé ce travail, bien avant le 14
janvier, en faisant appel à des académiciens, pour mettre en place les jalons
d’un club professionnel, structuré et organisé à l’horizon de 2019. Les efforts
de ce club resteront vains si une révolution générale ne frappe pas le monde du
sport. L’Espérance Sportive de Tunis dépend du milieu dans lequel elle évolue.

Les efforts des uns et des autres, avec la dépolitisation du sport, ne peuvent
qu’être bénéfiques pour ce secteur, ô combien important.