Il n’est pas dans l’habitude de Ali Slama, patron du groupe
Slama, député, de nature affable et
courtoise, de sortir de ses gongs. Pourtant, c’est ce qu’il a fait le 21 juillet
dernier lors du débat concernant l’amendement de la loi sur le commerce de
distribution. Le patron de l’important groupe agroalimentaire n’est pas allé par
quatre chemins pour critiquer les hypermarchés, leur reprochant de jouer le rôle de
grossistes à l’encontre de la loi qui l’interdit expressément (
voir l’interview avec Mohamed Kolsi, président du Conseil de la concurrence).
Il
	ne serait pas le seul industriel ou fournisseur à se révolter contre la
	toute puissante
	grande distribution qui dicterait ses lois et imposerait ses
	conditions. Le président du patronat, Hédi Djilani, a même menacé de se
	plaindre devant les tribunaux si les hypermarchés continuaient à abuser de
	leurs pouvoirs sur les PME.
	«Au début, nous étions contents de voir les hypermarchés s’implanter dans
	notre pays ; ils ont introduit des traditions qui n’existaient pas chez le
	grossiste telles l’amélioration du packaging et celle de la qualité des
	produits ainsi que le respect des délais ; nous voulions, en tant que
	fournisseurs, un rapport gagnant/gagnant avec la grande distribution», a
	affirmé Ali Slama. Malheureusement, le désenchantement a été assez rapide.
	La force de négociation de la grande distribution vient en premier lieu de
	la place qu’elle représente sur le marché et de la clientèle cible,
	provenant des grands centres urbains et réputée pour sa grande affluence sur
	les grandes surfaces, son pouvoir d’achat et sa capacité à consommer.
	Il faut reconnaître qu’avec le groupe Chaïbi, son hypermarché Carrefour et
	ses 47 points de vente, Champion, Géant et les 50 Monoprix du groupe Mabrouk
	et enfin les 44 points de vente Magasin Général acquis dernièrement par
	Poulina et les Bayahi, le circuit de la grande de distribution est devenu
	incontournable.
«C’est un calvaire d’être retenu et un autre de continuer à l’être !»
Le chemin de la grande distribution n’est pas aisé, il faut du temps, de la
	ténacité, de la patience et de l’endurance pour enfin voir son produit
	trôner -sous certaines conditions- sur les présentoirs des grandes surfaces.
	Les produits qui y sont distribués proviennent de deux sources, l’industriel
	producteur et l’importateur distributeur. Dans les deux cas de figure,
	soutient un fournisseur, la peine de l’action est lourde pour faire parvenir
	son produit aux portes du ‘’paradis’’: «La première étape est fastidieuse,
	elle commence par la queue qu’il doit faire pour être auditionné par le
	responsable produits, généralement jeune diplômé d’une école de commerce.
	Vous pouvez attendre des heures, et on peut vous renvoyer à un autre
	rendez-vous. Arrive le jour où vous êtes reçu, vous présentez vos
	échantillons, on vous écoute, on vous fait débiter toute votre littérature,
	vous laisse exposer tout ce que vous avez comme incitations sur la table,
	les prix, les remises. Une fois votre premier ticket coupé, on vous assène
	le deuxième coup qui s’appelle ’’marges complémentaires” à l’offre de service
	faite par l’acquéreur. C’est la dot, elle peut varier de 15 à 25% en
	différents types de ristourne».
Si l’industriel vend ses produits à perte, pour quelle raison y tient-il ?
	C’est la volonté de figurer coûte que coûte sur la liste des produits
	commercialisés par la grande surface. «C’est un calvaire d’être retenu et un
	autre de continuer à l’être», assure le même fournisseur.
	La grande distribution joue la division, il n’y a pas une démarche humaine
	dans l’approche des grandes surfaces, d’où l’expression d’un autre
	industriel : «Elle est en train de cannibaliser les industriels et les
	fournisseurs et de tuer à petit feu les industriels. Le volume d’achats est
	tellement intéressant que l’on ne peut pas résister à l’envie de leur vendre
	nos produits, au risque d’y perdre des plumes, et la grande distribution en
	profite, elle divise pour mieux régner et monte les industriels les uns
	contre les autres».
Ainsi, l’industriel producteur accorde des remises, participe aux mailings,
	aux campagnes publicitaires et à la promotion cyclique de la chaîne des
	grandes surfaces, une dizaine de promotions pour elle-même, dans lesquelles
	elle intègre les produits qu’elle fait supporter par le fournisseur. Il est
	menacé d’être retiré, exclu et même banni des rayons des grandes surfaces,
	s’il ne se soumet pas aux règles de paiement. Sans oublier une grande
	nouveauté, explique Ali Slama : «Aujourd’hui, on peut vous proposer de
	produire pour le compte de la grande surface et sous son nom un produit que
	vous fabriquez vous-même, ce qui revient à dire que vous devenez votre
	propre concurrent. Et si on s’amuse à vendre le même produit moins cher que
	vous, vous risquez de devenir le sous-traitant de la grande surface».
Les hypermarchés ont acquis une telle force de négociation qu’on ne peut
	plus leur opposer un refus au risque de sortir de la course. «Nous voulons
	tellement être vendus dans une grande surface, que nous en venions presque à
	nous prostituer», affirme un industriel.
	Nombreux sont ceux qui approuvent la fin du monopole des industriels
	fournisseurs et distributeurs en Tunisie à l’avantage des consommateurs. Eux
	qui, pendant longtemps, ont dicté leurs lois au marché, se trouvent en
	situation de ceux auxquels on dicte les lois. Désormais, la régulation des
	prix se fait par
	Carrefour, 
	Monoprixet
	Magasin Général.
	«La régulation des prix n’est pas mauvaise en elle-même à condition que l’on
	puisse préserver le tissu industriel, car ce sont ces mêmes consommateurs
	qui se trouveront en chômage si l’on ne protège pas la petite et moyenne
	entreprise qui risque de disparaître. Il ne faut pas oublier que ces PME
	évoluent dans un environnement très concurrentiel suite au démantèlement
	tarifaire et à l’ouverture sur l’Europe ; elles sont soumises à d’autres
	contraintes comme les prêts bancaires et les charges sociales. Il ne faut
	donc pas s’acharner sur elles», observe Ali Slama. La preuve : il n’y a qu’à
	compter le nombre de grossistes qui ont fait faillite et celui des
	entreprises agroalimentaires dont l’exemple le plus édifiant est celui du
	groupe de Abdallah
	Affès.
C’est donc pour préserver les PME et les petits commerces que l’Etat a
	amendé la loi sur la grande distribution. «Il était temps pour l’Etat
	d’intervenir pour moraliser, concilier et arbitrer les relations producteurs
	et fournisseurs et la grande distribution. Un arbitrage conjugué à des
	intérêts maximalisés», approuve Kamel Ben Yaghlène, président de la Chambre
	de Parfumerie cosmétique à l’UTICA.
Sans oublier le fait que la Tunisie ne pouvait échapper à son environnement
	géoéconomique, à savoir la zone Euromed dans laquelle on avait déjà procédé à
	l’organisation des relations entre la grande distribution et les
	industriels. 
Une nouvelle loi pour réguler le marché
Pour Mohamed Ben Fraj, directeur au ministère du Commerce, la loi est le
	produit de l’effort de l’Etat pour réaliser un équilibre entre les
	différentes forces commerciales composées de la grande distribution, des
	grossistes et des petits commerces. Elle a suivi la consultation nationale
	sur le commerce organisée en 2004. Le but est de préserver les petits
	commerces de proximité qui jouent un rôle économique et social très
	important. La nouvelle loi a, d’autre part, mis en place un dispositif de
	concurrence, pour éliminer toute concurrence déloyale et interdire la
	revente à perte. Le premier axe a été l’équilibre entre les différentes
	catégories de commerçants, alors que le deuxième concerne les rapports entre
	les producteurs et les distributeurs. Il fallait, par conséquent,
	réorganiser le secteur du commerce de distribution avec pour finalités de
	développer l’investissement et l’emploi tout en le préservant, de moderniser
	le commerce et d’améliorer la qualité des services destinés au consommateur.
	Le tissu commercial, jusqu’au début des années 2000, était composé de
	grossistes et de petits commerces et dans lequel les rapports de force
	étaient en faveur des producteurs. L’arrivée de la grande distribution a
	imposé une redistribution des cartes. Pour garantir l’équilibre des forces,
	les pouvoirs publics ont, à travers la loi sur la concurrence, interdit
	l’abus de la situation de dépendance économique. Ils ont aussi fixé les
	délais du paiement : 30 jours pour les produits agroalimentaires, 90 jours
	pour l’électroménager et 60 jours pour le reste.
Le plafonnement des délais de paiement a pour objectif de réduire les
	risques pour ne pas fragiliser les producteurs. Des dispositifs de contrôle
	ont été mis en place pour garantir le respect de la loi. «A condition que
	l’application de ces nouvelles procédures soit soumise à des contraintes
	légales, observe Ali Slama, car en France, par exemple, et suite à une
	directive communautaire, le dépassement du délai de paiement peut faire
	l’objet d’une facturation de délais de retard fixée par le gouvernement à
	12%». 
La réglementation de la coopération commerciale entre le producteur et le
	distributeur a été également régie par la nouvelle loi. Il s’agit de séparer
	les contrats régissant la vente des produits de ceux relatifs à leur
	promotion, les contrats publicitaires devant désormais faire l’objet
	d’accords et de facturations distinctes dans le but de séparer la
	coopération commerciale de celle des ventes. La nouvelle loi vise ainsi à
	lutter contre l’abus de la position dominante.
	D’autre part, en encourageant la création de centrales d’achat, auxquelles
	peuvent adhérer les commerçants de détails et de gros, le législateur a
	voulu renforcer les capacités de négociation des petits commerçants avec les
	fournisseurs et créer l’équilibre avec les grandes surfaces.
L’amendement de la loi sur la grande distribution, et en attendant la
	promulgation des décrets d’application dans peu de temps, représente un
	premier pas dans la régulation des relations grande distribution,
	fournisseurs, industriels et petits commerces. Elle répond aussi aux
	sollicitations des PME, moteur de l’économie, menacées dans leur existence
	même. 
Sans aller jusqu’à insulter l’avenir, on ne pourra pas savoir jusqu’à quelle
	mesure la nouvelle législation pourrait être efficace avant qu’elle ne soit
	appliquée. Il faut donc laisser du temps au temps.
Lire aussi :
– Tunisie – Grande distribution : Epicerie-Hypermarché, Poids lourd contre poids plume
– Tunisie : Radhi Meddeb, la grande distribution tire la qualité vers le haut
– Tunisie – Grande distribution – petits commerces:
Fiscalité et pratiques peu catholiques!  
– Interview imaginaire avec un hypermarché :
«Si mes clients veulent du lablabi, je leur en servirais»  
 
		


