Le nomade enchaîné

Par : Autres
 
 

wi-fi90.jpgGrâce
au système wi-fi, les nouveaux objets techniques portables deviennent de
véritables couteaux suisses. Matérialisation d’un rêve d’autonomie totale,
la connexion sans fil nous rend paradoxalement plus que jamais dépendants.

La dernière photo qui illustre l’essai de Jacques Attali, «L’Homme nomade», montre un bédouin assis seul dans un désert infini, tapotant le clavier
d’un ordinateur portable. Ultime étape d’un nomadisme qui a traversé
l’humanité, des Mongols d’hier aux technocrates de la mondialisation
d’aujourd’hui, toujours entre deux avions, mais toujours branchés à leurs
prothèses électroniques. Cette image veut annoncer le passage à une nouvelle
ère de la communication, celle d’un monde global dans lequel nous serions
tous interconnectés, mais en gardant une totale liberté de déplacement.

L’anthropologue André Leroi-Gourhan a montré que l’inscription de l’homme
dans un milieu, et en relation avec ses semblables, est fortement tributaire
de son usage des outils et des techniques. Il faut donc interroger cet «
ensemble technique » que constituent les outils numériques qualifiés de
nomades pour comprendre leur rôle éventuel de transformation de la société.
Mais en se gardant de lectures naïves, souvent portées —et construites—
par le discours publicitaire des fabricants de machines numériques et des
industries culturelles.

Jusqu’à la fin des années 1970, le slogan phare était «Mon auto, c’est
ma liberté», avant le premier choc pétrolier, avant que tous les réseaux
routiers ne soient congestionnés et les villes engorgées par un trop-plein
de voitures.

Aujourd’hui, un fabricant de technologie sans fil propose dans sa
publicité de rejoindre le « Mouvement de la liberté », pour gagner la «liberté de mouvement». Le choix est simple: «Libre ou pas libre, telle est
la question. Fais le test et vois si tu bénéficies d’une liberté optimale.»
Le conseil final étant bien sûr : «Achetez des produits sans fil».

Pour se garder de tels slogans, si forts qu’ils s’imposent comme des
discours collective ment partagés par un public vite acquis aux aspects les
plus séducteurs de ces nouvelles technologies, il importe de rappeler
quelques principes de base. Tout d’abord que les évolutions techniques, dans
leurs usages, s’inscrivent plus souvent dans des séries culturelles de
longue durée, même s’il y a parfois des accélérations liées à des avancées
technologiques spectaculaires. Le cinéma, par exemple, ne surgit pas du
néant à la fin du XIXe siècle, il s’inscrit dans une pratique
culturelle ancienne, le visionnement d’images projetées par des lanternes
magiques par des forains circulant de village en village. Ce sont eux qui
commenceront à montrer les premiers courts-métrages muets dans les mêmes
circuits culturels, agrémentés de musique ou d’un boniment.

En outre, la rupture culturelle ne vient pas tant du produit nouveau qui
apparaît que de nouvelles formes d’usage. Et ces pratiques sociales et
culturelles, telles qu’on les analyse, ne correspondent jamais qu’à un temps
et un lieu donnés. Ce qui se dit aujourd’hui des technologies sans fil ne
vaut que pour les sociétés occidentales, et encore, puisque ces usages sont
loin d’être partagés par l’ensemble des populations de ces continents. La
fracture numérique, pour reprendre une métaphore répandue, ne traverse pas
que les pays du Nord et du Sud, elle existe aussi entre les classes
sociales, les générations, voire les sexes.

Il faut cependant constater que le développement d’Internet, au milieu
des années 1990, a marqué une étape dans notre rapport au numérique. Chacun,
pour autant qu’il ait accès à un ordinateur assez puissant — donc lourd et
coûteux — peut entrer en contact avec toute autre personne ou service
utilisant le même langage. La première révolution est celle de cet accès de
plus en plus généralisé (avec les réserves déjà évoquées). Aujourd’hui, les
langages informa tiques sont de plus en plus simples, les coûts ont diminué,
les connexions permanentes sont possibles. Deux traits essentiels en
ressortent : la polyphonie énonciative et l’interactivité, avec tous les
avantages de ces échanges multipolaires, mais aussi leurs risques.

Nous étions habitués à consommer des informations rédigées par une seule
personne ; quand l’usager cherche son information sur des sites Web, il
passe désormais d’un lieu à l’autre, il n’y a plus d’unité ni de clôture.
L’usager se trouve devant un récit infini, dans lequel il circule sans
hiérarchisation ni progression construite. A l’éclatement de la mise en
récit correspond simultanément une déflagration de l’appropriation. il y a
en même temps ressassement (la même information saisie sur plusieurs sites),
hétérogénéité (des bribes d’informations diverses non coordonnées), ruptures
(passage d’un thème à un autre), télescopages…

Se met ainsi en place un nouveau dispositif de communication qui doit
être relié à l’évolution de la gestion du temps et à la logique
d’interactivité, laquelle donne l’illusion d’avoir prise, en temps réel, sur
une image modifiable par le contrôle direct—c’est-à-dire immédiat et
personnel — de celui qui tient les commandes. L’interactivité a donc à voir
avec de nouvelles logiques temporelles. Toutes les données du monde sont
aujourd’hui accessibles en ligne directe et en temps réel, semblant abolir
l’espace et le temps.

Cette participation est pour partie illusoire, mais elle donne le
sentiment au récepteur d’information d’en être en même temps le
co-producteur. L’énonciation de vient partagée, en même temps qu’elle se
dilue au sein d’échanges multipolaires. La place respective des acteurs de
la communication, leurs pouvoirs symboliques et effectifs se voient
modifiés. L’émetteur se construit en relation avec ses récepteurs ; les
lieux d’émissions se démultiplient au point de perdre leur identité propre
et identifiable. Cela pourrait augurer d’une recomposition positive des
échanges, puisque cela signifierait la fin du schéma classique
émetteur/récepteur au profit d’une discursivité circulaire, véritablement
polyphonique, et d’une récursivité permanente des transmissions
d’information. C’est ce que certains défendent dans le concept
d’intelligence collective. Une polyphonie co-construite se met en place, à
travers des entrecroisements de récits partagés, tels qu’ils circulent dans
les chats et les blogs.

Mais ce gain relationnel est aussitôt annulé par une perte identitaire.
Les renvois permanents d’une source à l’autre rendent rapide ment impossible
l’identification de l’instance émettrice et diluent les identités
énonciatives. Les échanges peuvent se généraliser, mais à quoi servent-ils
si le «tu» ne sait plus à quel «je» il s’adresse, ou s’il est confronté à une telle diversité de « je
» qu’il ne peut plus les distinguer l’un de l’autre. Il faut
prioritairement apprendre à gérer ces échanges sans émetteur identifiable.
Le risque d’Internet n’est pas celui de la mort du sujet, mais de sa
dissolution dans trop de sujets, sans reconnaissance possible.

La dernière révolution est celle du sans-fil, le wi-fi ou les
technologies ultérieures comme le WiMax, qui le rendent déjà obsolète avant
qu’il ne soit partout implanté. La disparition des câblages représente la
fin de l’attachement à un poste de travail (ce terme connoté négative ment
va d’ailleurs disparaître du discours promotionnel et technique). Je peux
être connecté, comme avec un ordinateur de bureau, mais sans devoir être
assis devant ce bureau, en me déplaçant où et quand je veux. En outre, le
développement de l’accès à une bande passante très rapide, et la convergence
réalisée entre téléphonie, captation et transmission d’images fixes et
animées, téléchargement de sons et d’images, accès à des bases de données ou
des systèmes CPS font des nouveaux objets techniques portables de véritables
« couteaux suisses », pour reprendre la comparaison popularisée par les
articles de presse.

La métaphore est donc bouclée : je suis un être mobile, qui va où il
veut, avec pour seul outil m’aidant à survivre seul dans un monde sauvage,
mon canif appareil photo et caméscope (pour montrer aux autres où je suis),
téléphone (pour appeler mes amis), ordinateur (pour relever mon courrier,
lire les informations et gérer mes affaires en cours), GPS (pour savoir à
tout moment la place exacte que j’occupe dans le monde et savoir où je
vais), MP3 (pour écouter mes chanteurs préférés, le silence est trop
effrayant). Mais cette possibilité de se déplacer avec ses outils de
communication ne peut se confondre avec le nomadisme, sinon par métaphore.
Et c’est là que se niche le dévoiement de sens, si chargé idéologiquement.
N’oublions pas que «wifi» est la contraction de deux termes quelque peu
contradictoires : wireless (sans fil) et fidelity (fidèle). La femme fidèle,
l’ami fidèle, le chien fidèle sont bien dans un lien privilégié et unique
avec celui auquel ils sont attachés, et près duquel ils résident. Peut-on
être à la fois libre de tout lien et relié dans une relation privilégiée ?
On va donc dissimuler cette liaison sans fil mais cependant nécessaire à un
opérateur technique derrière des termes plus poétiques les uns que les
autres, se référant à une nature paradisiaque : le premier réseau wi-fi de
France Télécom à Paris s’appelait le «Web Gazon»,
celui de Montréal «L’île sans fil». Le premier sac mobile doté de
l’appareillage pour se balader sans fil est le «Wifi Bédouin».

Mobile et nomade donc, mais sans risque, puisque je peux toujours me
renseigner, voire appeler au secours, et qu’on peut me suivre en permanence.
Pourtant, les aventuriers qui traversaient les déserts ou les océans, à la
manière de Théodore Monod ou d’Henri de Monfreid, choisissaient le parti de
la solitude et en assumaient les risques. Aujourd’hui, le nouveau nomade n’a
pas de fil à la patte, mais il est tenu par une laisse électronique
invisible à l’intérieur du réseau, de la Toile. Les parents peuvent suivre
leurs enfants grâce à la puce de leur téléphone portable, les entreprises, —elles-mêmes qualifiées de nomades !—, savent où se trouvent leurs employés
en mission sur le terrain, parce que leur GPS affiche leur position en temps
réel. Le nomade est toujours relié et ose moins qu’avant vivre en toute
autonomie. En outre, puisqu’il reste toujours connecté à tout, il ne peut
plus jamais ivre dans la séparation, la distance. Quand je suis en vacances
sur une plage lointaine, je suis en même temps au travail avec mes collègues
de bureau. Plus de rupture, plus de distinction entre travail et loisir, ici
et ailleurs. En cela, le wi-fi crée peut-être plus de dépendance que de
liberté. Avant de partir en voyage, je dois vérifier que mon téléphone
portable franchit les océans, recharger la batterie de mon ordinateur,
savoir quelles prises électriques sont utilisées dans le pays où je vais,
trouver un réseau compatible avec celui qu’un ami bricoleur a placé pour moi
(car je n’y comprends rien dans les procédures d’installation, et je n’ai
par réussi à updater le logiciel requis). Il faut aussi veiller à se
protéger par des systèmes de sécurité WEP ou WPA, n’envoyer que des messages
cryptés, installer des pare-feux (autre métaphore), des antivirus, ne pas
sortir sans VPN. Libre, mais couvert!

Sans parler du coût de ces technologies, et des «grandes oreilles» qui captent les messages circulant dans l’éther (ne jamais employer
le mot «Ben Laden» dans ses mails ou SMS pour
éviter d’être arrêté au contrôle douanier de l’aéroport). Bref, ma connexion
wi-fi, c’est sûrement un progrès (et ce l’est certainement dans des régions
en développement où l’absence de lignes fixes peut être compensée par des
connexions via le satellite ; ce l’est aussi quand je découvre le wi-fi dans
une chantre d’hôtel à 10 000 kilomètres de chez moi, qui me permet de skyper
avec ma famille). C’est peut-être une liberté, mais c’est aussi la mise en
place de nouvelles logiques d’interaction entre autonomie et dépendance,
entre espace privatif et échanges interpersonnels, entre liberté humaine et
assuétude technologique. En n’oubliant pas que c’est parce que la technique
permet de matérialiser nos rêves qu’elle nourrit de nouvelles utopies qui
s’inscriront dans nos imaginaires collectifs.

 

Marc Lits est directeur de l’Observatoire du récit médiatique à l’Université
catholique de Louvain, Belgique. Derniers ouvrages parus : avec Pascal
Durand «Peuple, populaire, populisme» («Hermès» 
CNRS, n° 42, 2005) ;«Du 11 septembre à la riposte. les débuts d’une
nouvelle guerre médiatique» (De Boeck/INA, 2004) ; avec Jan Baetens «la
Novellisation. Du film au livre» (Leuven
University Press, 2004).

(Source : Le Nouvel Observateur hors-série
JUIN/JUILLET)