En apparence, c’est une bonne nouvelle, c’est même une très bonne nouvelle pour les artisans tunisiens qui vont avoir la possibilité de vendre leur production aux établissements publics. C’est du moins ce que nous apprend une circulaire publiée par le ministère du Tourisme et de l’Artisanat à la veille de la célébration, le 16 mars 2024, de la journée nationale de l’Habit traditionnel Tunisien.

Dans cette missive administrative, le chef du gouvernement, Ahmed Hachani exhorte ministres, secrétaires d’Etat, gouverneurs, directeurs généraux des différentes instances, entreprises et établissements publics à privilégier, pour leurs besoins d’aménagement intérieur, l’achat d’articles artisanaux tunisiens. Il leur a même fixé un seuil d’intervention budgétaire. Ils sont habilités à allouer, à cette fin, au moins 20 % du budget consacré à la décoration, à l’achat de meubles et autres produits artisanaux locaux.

La décoration intérieure des établissements publics serait une préoccupation du gouvernement

Pourtant à y regarder de près, cette circulaire incitant l’administration publique à acheter des articles artisanaux tunisiens étonne par son timing. Et pour cause.

Logiquement,  on ne peut pas imaginer un gouvernement responsable en cette période de récession économique avancée se préoccuper, à ce point, de la décoration intérieure des établissements publics, alors qu’au même moment d’importants pans de la société vivent dans la précarité totale.

Plus grave encore, la circulaire appelle à allouer, à cette fin des budgets conséquents, pour l’achat au prix fort d’articles artisanaux, le prix des produits artisanaux étant généralement dix fois supérieurs aux autres produits, ce qui va aggraver le déficit des établissements publics.

L’objectif affiché officiellement se défend certes bien, même trop bien. Il vise à booster, un tant soit peu, un secteur encore sinistré par la pandémie du Covid 19.

L’enjeu est important lorsqu’on sait que ce secteur contribue à hauteur de 5% du PIB, compte 2.000 entreprises dont 650 exportatrices, emploie 300 mille artisans, génère 6.000 emplois par an et exporte annuellement pour 350 MDT (chiffre de 2022), ce qui est loin d’être négligeable.

Et pourtant, en dépit de son noble objectif, celui de tonifier le secteur de l’artisanat, cette circulaire semble, quelque part, sonner faux. Elle a tendance à déranger en donnant un alibi légal (signature du chef du gouvernement) aux décideurs du secteur public pour augmenter, artificiellement, le budget d’aménagement intérieur alors que ce poste, avec la grave crise des finances publiques qui prévaut dans le pays, est loin d’être prioritaire.

Connaissant bien le penchant de nos responsables pour ce type de marchés, il y a des risques d’assister à des dérapages.

Des zones d’ombre à éclaircir

Morale de l’histoire : nous estimons que cette circulaire pave,  quelque part, le terrain à une nouvelle niche de corruption dans les établissements publics. Car, abstraction faite de la justesse de la cause (soutien d’un secteur en crise), cette circulaire comporte beaucoup de zones d’ombre.

A titre indicatif, elle ne nous informe pas sur les vis-à-vis avec lesquels ces établissements vont traiter. Est-ce qu’ils vont traiter directement avec les artisans, avec une centrale d’achat ou directement avec l’Office national de l’artisanat (ONAT) ?

Dans tous les cas, il y aura des transactions commerciales avec des risques probables de gonflements de facture, de copinage, de dilapidation de deniers publics et de non transparence.

Au final nous voulons penser qu’à défaut d’annoncer de nouvelles mesures en faveur du secteur de l’artisanat, à la veille de la célébration journée nationale de l’Habit traditionnel Tunisien, le ministère de tutelle a peut être jugé qu’une telle information serait bien accueillie par les artisans.

Ce même ministère a néanmoins oublié qu’au regard de la mauvaise réputation que traînent les établissements publics en tant que mauvais payeurs, il est difficile d’imaginer les artisans se bousculer pour avoir des marchés publics.

A bon entendeur.