Le gouvernement tunisien, qui a misé sur le Fonds monétaire international (FMI) pour le cofinancement des budgets 2022 et 2023, a décidé de s’en passer pour le budget 2024. La ministre des Finances Sihem Boughdiri Nemsia a été très claire, à ce propos. Interpellée au parlement sur ce sujet, elle a déclaré que « les dispositions du PLF 2024 ont été conçues pour mobiliser des fonds sans avoir besoin de recourir à des prêts extérieurs et aussi pour parvenir à honorer les engagements financiers du pays, durant cette conjoncture délicate ».

Néanmoins, le scénario de 2024 ne sera pas similaire à celui de 2023. Il sera plus contraignant et plus difficile. Ainsi, si la Tunisie est parvenue, en 2023, à tirer son épingle du jeu en dépit du blocage des négociations avec le FMI depuis 2019, les choses seront plus compliquées en 2024 et même en 2025. Et pour cause :  la Tunisie aura à rembourser au cours des deux prochaines années deux prêts contractés sur le marché financier international privé de 1,850 milliard d’euros. C’est un gros montant que la Tunisie ne peut pas rembourser sans un concours financier du FMI et les apports financiers qui l’accompagneront.

La visite qu’effectuera en décembre prochain, en Tunisie une délégation du Fonds permettra, peut- être, de renouer le dialogue entre les deux parties et de débloquer la situation d’autant plus que la Tunisie a franchi d’importants pas sur la voie de la mise en oeuvre du plan d’ajustement structurel (PAS) adopté, le 15 octobre 2022, au plan technique.

“bien que la Tunisie n’ait pas de nouveau programme à présenter au Fonds, elle œuvre à la mise en place des réformes, à travers le projet de loi de finances 2024, qui prévoit des mécanismes alternatifs pour le financement du système de subvention”

Ce même PAS auquel le Président Kaïes Saied avait opposé son veto parce qu’il comportait, d’après lui, des risques de déstabilisation sociale, notamment, en ce qui concerne le volet de la compensation.

Pour mémoire, comme tout PAS du FMI, l’accord de principe conclu, le 15 octobre 2022,  avec la Tunisie pour l’octroi de facilités de paiement d’un montant d’1,9 milliard de dollars, comporte un ensemble de mesures d’austérité dont le but est de réduire les déficits publics (augmentation des taxes, réduction de la masse salariale, élimination des subventions, privatisation des entreprises publiques déficitaires) et de freiner la demande privée, essentiellement à travers une augmentation des taux d’intérêt.

L’accord de principe conclu avec le Fmi serait irréalisable

Certains observateurs crédibles de la chose tunisienne ont insinué dans leur analyse que le Chef de l’Etat était bien inspiré en refusant les conditionnalités de l’accord technique conclu avec le FMI pour une raison simple.

Cet accord, même s’il était validé par le FMI, n’avait aucune chance d’atteindre ses objectifs en raison du chaos qui règne dans le pays et de la fragilité du système politique de l’époque.

Dans un article publié au moment de la conclusion de cet accord de principe, Rakia Moalla-Fetini, ancienne chef de mission au FMI écrivait déjà : « je pense que dans les conditions actuelles (NDLR : entendre de l’époque), un programme avec le FMI, plutôt que d’apporter le salut que beaucoup de personnes espèrent, ne serait qu’une fuite en avant. Il aggraverait la spirale d’endettement abusif et excessif dans lequel la Tunisie a été engagée depuis le changement politique survenu en 2011, et rendrait toute opération de redressement future plus difficile et plus coûteuse ».

Et l’experte d’ajouter : «il est clair qu’aujourd’hui la priorité absolue pour la Tunisie est la réforme du système politique ».

Pour compléter sa pensée, le gouverneur de la banque centrale de Tunisie (BCT) a fait remarquer que « La priorité absolue pour la Tunisie est la stabilisation macro-économique ».

En clair sans stabilité politique et sans stabilité macro-économique, toute réforme engagée dans ces conditions était vouée à l’échec. C’était l’avis des experts.

Les gouvernements utilisent les lois de finances pour faire passer les réformes

Au regard de ce qui s’est passé depuis octobre 2022, il semble que ces experts ont été écoutés à temps et par le chef de l’Etat et par les gouvernements Nejla Bouden et Ahmed Hachani.

Le premier s’est attelé à réformer le politique en imposant son propre agenda dont la dernière composante, les élections locales qui doivent avoir lieu le 24 décembre 2023.

De leur côté, les gouvernements nommés après le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021, se sont employés à mettre en œuvre, dans la discrétion, les engagement pris dans l’accord de principe conclu avec le FMI, s’agissant notamment des réformes de la compensation, de la masse salariale et des entreprises publiques.

Conformément à cet accord concocté de A à Z par les Tunisiens selon la Directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, les deux gouvernements ont recouru à plusieurs astuces et mécanismes pour réduire la compensation. Ils ont, particulièrement utilisé les lois de finances pour faire passer les réformes.

Indices, preuves, astuces

A titre indicatif, l’Etat a confirmé dans le rapport sur le budget de l’Etat pour l’année 2023, sous le titre “subvention des carburants” que “l’ajustement automatique des prix des produits concernés se poursuivra jusqu’à ce que les prix réels soient atteints.”

Conséquence : le prix du carburant compensé auparavant a été augmenté depuis octobre 2022, au moins à cinq reprises.

La réduction de la compensation dédiée aux carburants satisfait totalement le FMI. Le directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale du Fonds monétaire international, Jihad Azour (Liban) ne rate aucun point de presse sans rappeler que « les subventions aux carburants, par exemple, profitent principalement aux riches Tunisiens et constituent un « fardeau financier » dans un contexte de hausse des prix du pétrole.

“les subventions aux carburants, par exemple, profitent principalement aux riches Tunisiens et constituent un « fardeau financier » dans un contexte de hausse des prix du pétrole”

Autre astuce utilisée par ces gouvernements pour réduire la compensation, ils ont mis à profit des crises exogènes (pandémie Covid 19 et guerre russo-ukrainienne…) pour réviser à la baisse les importations de produits de base (céréales, sucre, café, huile végétale …). Une telle pratique a créé, par moments, des pénuries catastrophiques et généré, indirectement une augmentation des prix de ces produits.

Mieux, dans le but de récupérer une partie des dépenses de compensation, le projet de loi de finances (PLF) 2024 comporte des mesures visant à augmenter le taux de redevance sur certaines activités commerciales et économiques qui utilisent des produits et matériaux subventionnés (pain, sucre…), s’agissant, entre autres, des activités à caractère touristique. La règle étant :  ne doivent bénéficier de la compensation que ceux qui en ont réellement besoin.

Concernant la masse salariale dont la part dans le PIB est des plus élevées dans le monde d’après le FMI, les gouvernements qui se sont succédé depuis 2017 ont suspendu dans les lois de finances le recrutement dans la fonction publique, encouragé les départs à la retraite et interdit le remplacement des retraités, soit une réduction de 20 mille par an.

La situation des entreprises publiques examinée au cas par cas

Vient ensuite la problématique des entreprises et établissements publics et leur lot de déficits et de pertes (10 milliards de dinars environ). Pour contourner le niet déclaré par le chef de l’Etat quant à leur cession prévue par l’accord de principe avec le FMI, leur situation est examinée au cas par cas à la faveur d’audits approfondis.  L’ultime objectif étant de les préserver.  Dans cette perspective, des business plans ont été mis au point pour redresser des entreprises publiques comme le transporteur public, Tunisair, la compagnie des phosphates de Gafsa, l’Office du commerce, la Société générale d’entreprise de matériel et de travaux (Somatra-Get)…

A la lumière de ces faits et éclairages, nous sommes tentés d’avancer que le gouvernement tunisien est en train de mettre en œuvre, dans la discrétion, l’accord de principe conclu le 15 octobre 2022 avec le Fmi.

C’est dans ce contexte qu’il importe de comprendre la déclaration faite par la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia. Elle avait déclaré que “bien que la Tunisie n’ait pas de nouveau programme à présenter au Fonds, elle œuvre à la mise en place des réformes, à travers le projet de loi de finances 2024, qui prévoit des mécanismes alternatifs pour le financement du système de subvention ».